Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/08

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Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 141-157).

CHAPITRE VIII


I


La Maslova ne fut ramenée dans la prison que vers six heures. Elle se sentait complètement épuisée. La sévérité imprévue de l’arrêt porté contre elle l’avait comme assommée ; et le long trajet qu’elle avait dû faire ensuite à travers les rues mal pavées de la ville avait achevé de l’anéantir.

Et puis elle mourait de faim. Pendant une des suspensions d’audience, ses gardiens avaient dîné, sous ses yeux, avec du pain et des œufs durs : sa bouche s’était aussitôt remplie de salive, et elle s’était aperçue qu’elle avait faim ; mais elle n’avait rien voulu demander aux gardiens, par dignité. Et l’audience avait recommencé, avait duré plus de trois heures encore : de sorte que la Maslova avait fini par ne plus sentir sa faim, à force de fatigue et d’abrutissement. C’est dans cette disposition qu’elle avait entendu la lecture de l’arrêt.

En l’entendant, elle avait d’abord cru qu’elle rêvait. Elle n’avait pu se faire tout de suite à l’idée des travaux forcés. Cela lui semblait un cauchemar, et dont elle allait se réveiller d’un instant à l’autre. Mais à la façon toute naturelle dont magistrats, avocats, témoins, dont la salle entière avait accueilli la lecture de sa condamnation, elle s’était bientôt rendu compte que celle-ci était bien réelle. Un élan de passion, alors, l’avait saisie, et elle avait crié, de toutes ses forces, qu’elle était innocente. Puis elle avait vu que son cri, lui aussi, était accueilli comme une chose naturelle, attendue, incapable de rien changer à sa situation. Et elle avait fondu en larmes, pleinement résignée dès lors à subir jusqu’au bout l’étrange et cruelle injustice que sa mauvaise chance faisait peser sur elle.

Une chose l’étonnait surtout : c’était qu’une sentence aussi dure eût pu être portée contre elle par des hommes, — et des hommes dans la force de l’âge, non des vieillards ; des hommes qui, tout le temps du procès, l’avaient dévisagée avec des yeux complaisants. Car, à l’exception du substitut du procureur, dont les regards lui avaient tout le temps paru pleins de malveillance, il n’y avait personne qui n’eût pris plaisir à la voir. Et voilà que ces mêmes hommes qui lui avaient jeté des coups d’œil aimables, voilà qu’ils avaient imaginé de la condamner aux travaux forcés, bien qu’elle fût innocente du crime qu’on lui reprochait ! Et elle avait pleuré toutes les larmes de son corps. Mais à la fin ses larmes avaient cessé de couler ; et, quand, après le procès, on l’avait enfermée dans une cellule du Palais de Justice, en attendant de la faire reconduire dans la prison, elle n’avait plus pensé qu’à deux choses : à fumer et à boire.

Elle était seule depuis quelque temps déjà dans la cellule, lorsque le gendarme chargé de la surveiller, entr’ouvrant la porte, lui avait remis trois roubles.

— Tiens, prends ça ! c’est une dame qui te l’envoie !

— Quelle dame ?

— Allons ! prends, je n’ai pas à faire la conversation avec toi.

L’argent était envoyé à la Maslova par Mme Kitaïev, la directrice de la maison de tolérance.

En sortant de l’audience, cette dame avait demandé à l’huissier si elle pouvait donner un peu d’argent à la condamnée. Sur la réponse affirmative de l’huissier, ôtant avec précaution le gant à trois boutons qui recouvrait sa main gauche, elle avait pris, dans la poche de derrière de sa jupe de soie, une bourse remplie de billets et de menue monnaie, et elle avait remis à l’huissier un billet de deux roubles cinquante, en y joignant cinquante kopecks de cuivre, somme que l’huissier, sous ses yeux, avait aussitôt transmise au gendarme.

— Mais, vous savez, il ne faudra pas manquer de tout lui donner, et tout de suite ! — avait ajouté Mme Kitaïev.

Le gendarme s’était offensé d’une telle recommandation : d’où sa mauvaise humeur contre la Maslova.

Mais celle-ci n’en avait pas moins été ravie à la vue de cet argent, qui allait lui permettre de réaliser son double désir.

— Pourvu seulement que je puisse me procurer vite de l’eau-de-vie et des cigarettes ! — se disait-elle ; et toutes ses pensées étaient concentrées dans cet unique souhait. Elle avait tellement envie de boire de l’eau-de-vie que l’idée même d’en boire lui en faisait venir le goût à la bouche. Et elle aspirait avec joie l’odeur de tabac qui, par bouffées, entrait dans sa cellule.

Elle dut, cependant, attendre longtemps encore la réalisation de son désir. Le greffier, qui devait s’occuper de la faire reconduire à la prison, l’avait en effet oubliée, et s’était attardé à parler politique avec le gros juge et un avocat. Mais enfin, vers cinq heures, après qu’on eut fait partir Kartymkine et la Botchkova, on était venu la chercher pour la remettre entre les mains des deux soldats qui l’avaient amenée le matin. Et tout de suite, en sortant du Palais de Justice, elle avait donné à l’un des soldats les cinquante kopecks, en le priant d’aller lui acheter des cigarettes, deux petits pains, et une demi-bouteille d’eau-de-vie.

Le soldat s’était mis à rire.

— Allons ! tu vas t’en payer ! — avait-il dit.

Et effectivement il était allé acheter les cigarettes et les petits pains ; mais, pour l’eau-de-vie il avait refusé d’en acheter. La Maslova avait, du moins, mangé l’un des pains, tout en marchant ; mais c’était comme s’il n’eût servi qu’à la creuser davantage.

Elle n’était arrivée à la prison qu’après le coucher du soleil. Et elle avait dû attendre longtemps encore dans le vestibule, parce que, au même moment, des gardiens venaient d’amener un convoi de cent prisonniers expédiés d’une ville voisine.

Il y avait là des hommes barbus et d’autres rasés, des vieux et des jeunes, des Russes et des étrangers. Quelques-uns avaient la moitié de la tête rasée et portaient des fers aux pieds. Et tous, en passant près de la Maslova, l’avaient considérée avec convoitise ; et plusieurs, le visage tout allumé de désir, lui avaient souri, s’étaient approchés d’elle, lui avaient pincé la taille.

— Hé ! hé ! la jolie fille ! Une garce de Moscou, bien sûr ! — avait dit l’un.

— Mademoiselle, tous mes hommages ! — avait dit un autre en clignant des yeux.

Et l’un d’eux, un brun, avec le dessus de la tête rasé et d’énormes moustaches, avait poussé la familiarité jusqu’à l’embrasser.

— Allons ! allons ! pas tant de manières ! — lui avait-il dit quand elle l’avait repoussé.

— Eh bien, cochon, qu’est-ce que tu fais là ? — s’était écrié un gardien, sortant tout à coup du bureau de la prison.

Le forçat aussitôt s’était retiré, tremblant de tous ses membres. Alors le gardien s’était tourné du côté de la Maslova :

— Et toi, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

La Maslova avait voulu répondre qu’elle revenait de la cour d’assises ; mais elle était si fatiguée que la force de parler lui avait manqué.

— Elle arrive du tribunal, Monsieur le surveillant, — avait répondu l’un des deux soldats, en portant la main à son bonnet.

— Il faut la conduire au gardien-chef ! allons et plus vite que ça !

Le gardien-chef avait pris livraison de la prisonnière, l’avait secouée par le bras pour la réveiller, et avait daigné la conduire lui-même, à travers les longs corridors, jusqu’à la salle d’où elle était partie le matin.


II


La salle où l’on ramenait la Maslova était une grande pièce de neuf archines de long sur sept de large, avec deux fenêtres ; elle n’était meublée que d’un vieux poêle tout déblanchi et d’une vingtaine de lits de planches mal jointes, qui occupaient les deux tiers de son étendue. Sur le mur, en face de la porte, était fixée une icône noire de crasse, devant laquelle brûlait une bougie, et sous laquelle pendait un vieux bouquet d’immortelles. Derrière la porte, à gauche, se dressait le cuveau à ordures.

On venait de faire l’appel du soir, dans cette salle, et d’enfermer les prisonnières pour la nuit.

La salle était habitée par quinze personnes : douze femmes et trois enfants.

On voyait clair encore : et deux femmes seulement étaient couchées. L’une, qui dormait, la tête couverte de son manteau, était une idiote, incarcérée pour cause de vagabondage : celle-là dormait toute la journée. L’autre, condamnée pour vol, était phtisique. Elle ne dormait pas, mais restait étendue, les yeux grands ouverts, la tête soulevée sur son manteau, qu’elle avait plié en forme d’oreiller. Pour ne pas tousser, elle retenait avec peine, dans sa gorge, un jet de salive qui suintait sur ses lèvres.

Quant aux autres femmes, dont la plupart étaient vêtues seulement de chemises de grosse toile, sept d’entre elles se tenaient debout devant les fenêtres, partagées en deux groupes, et regardaient passer dans la cour le convoi des prisonniers. Devant l’une des fenêtres, dans un groupe de trois femmes, était la vieille qui, le matin, avait parlé à la Maslova par le judas de la porte. On l’appelait la Korableva. C’était une créature de mine renfrognée, avec d’épais sourcils froncés, des replis de peau qui lui pendaient sous le menton, de rares cheveux roux grisonnant sur les tempes, et une verrue, toute couverte de poils, au milieu de la joue ; d’ailleurs, grande, robuste, et solidement bâtie. Cette vieille avait été condamnée à la prison pour avoir tué son mari, qu’elle avait un jour trouvé débauchant sa fille. Elle était la doyenne de la salle, et c’était elle qui avait le privilège de vendre de l’eau-de-vie. En ce moment, elle cousait, près de la fenêtre, tenant l’aiguille à la façon paysanne, avec trois doigts de sa forte main noire.

À côté d’elle se trouvait, également occupée à coudre, une petite femme noire, au nez camus, avec de bons petits yeux noirs toujours en mouvement. Celle-ci était une garde-barrière du chemin de fer. On l’avait condamnée à trois mois de prison parce qu’elle avait, une nuit, négligé d’agiter son drapeau au passage d’un train, et avait été ainsi cause d’un accident.

Enfin la troisième femme était Fédosia, — ou Fénitchka, comme l’appelaient ses compagnes, — toute jeune, toute blanche, toute rose, avec de clairs yeux d’enfant et deux longues nattes de cheveux blonds enroulées autour de sa petite tête. Elle était en prison pour avoir essayé d’empoisonner son mari. Et, en effet, elle avait essayé de l’empoisonner, le soir même de ses noces, sans trop savoir pourquoi. Elle avait alors à peine seize ans ; et l’homme avec qui on l’avait mariée lui était odieux. Mais, pendant les huit mois qui avaient précédé sa condamnation, non seulement elle s’était réconciliée avec son mari, elle avait même fini par en devenir amoureuse, de sorte que, au moment où on l’avait jugée, elle lui appartenait de toute son âme et de tout son corps, ce qui n’avait pas empêché le tribunal de la condamner, malgré les supplications de son mari et de ses beaux-parents, qui, durant ces huit mois, s’étaient pris pour elle d’une vraie tendresse. Bonne, gaie, toujours prête à sourire, cette Fédosia s’était trouvée la voisine de lit de la Maslova ; elle n’avait pas tardé à s’attacher à elle, et il n’y avait pas de soins ni d’égards dont elle ne la comblât.

Deux autres femmes étaient assises non loin de là, sur un lit. L’une, âgée d’une quarantaine d’années, était maigre et pâle, gardant toutefois encore quelques traces d’une ancienne beauté. Elle tenait dans ses bras un petit enfant à qui elle donnait le sein. C’était une paysanne qui avait été mise en prison pour crime de rébellion contre l’autorité. Un jour que la police était venue dans son village pour prendre et conduire au régiment un de ses neveux, les paysans, considérant la mesure comme illégale, s’étaient emparés du stanovoï et avaient délivré le jeune homme, et c’était cette femme qui, la première, s’était jetée à la tête du cheval sur lequel on avait fait monter son neveu. L’autre femme, assise près d’elle, était une petite vieille, bossue, aux cheveux déjà gris. Elle faisait semblant de vouloir attraper un gros garçon de quatre ans, rose et joufflu, qui courait autour d’elle en éclatant de rire. Et l’enfant, en chemise, courait, courait autour d’elle, ne s’interrompant de rire que pour répéter : « Kiss, kiss, m’attrapera pas ! »

Cette vieille femme avait été déclarée complice de son fils, condamné pour tentative d’incendie. Elle supportait son emprisonnement avec une résignation parfaite. Elle ne s’inquiétait que de son fils, et surtout de son mari, qui, en son absence, ne devait avoir personne pour le nettoyer et lui ôter ses poux.

Quatre autres femmes se tenaient debout devant la seconde fenêtre, la tête appuyée contre les barreaux de fer ; elles parlaient avec des prisonniers qui passaient dans la cour, ces mêmes prisonniers que la Maslova avait rencontrés, un instant auparavant, dans le couloir d’entrée de la prison. Une de ces femmes, — condamnée pour vol, — était une grande rousse au corps flasque, avec un visage jaune tout couvert de taches de rousseur. D’une voix enrouée, elle criait, par la fenêtre, toute sorte de mots orduriers. Près d’elle se tenait une petite femme brune, qui avait l’air d’une fillette de dix ans, avec sa longue taille et ses jambes courtes. Son visage était rouge et plein de taches, avec de grands yeux noirs et de grosses lèvres retroussées, qui découvraient une rangée de dents blanches saillantes. Elle riait, par accès, en écoutant le dialogue engagé entre sa voisine et les prisonniers de la cour. On l’appelait la Beauté, à cause de sa laideur. Derrière elle, une autre femme, maigre et osseuse et de mine pitoyable, une malheureuse condamnée pour recel d’objets volés, restait debout, sans rien dire, se bornant parfois à sourire d’un air approbateur aux grossièretés qu’elle entendait. Et il y avait là encore une quatrième détenue, condamnée pour vente frauduleuse d’eau-de-vie. C’était elle qui était la mère du petit garçon qui jouait avec la bossue, et aussi d’une petite fille de sept ans, qu’on avait autorisée également à vivre dans la prison avec sa mère, faute de savoir à qui la confier. La petite fille se tenait près de sa mère, et prêtait une attention recueillie aux propos obscènes qui s’échangeaient par la fenêtre. Elle était délicate et fine, avec des yeux bleus charmants, et deux nattes de cheveux presque blancs tombant sur son dos.

Enfin, la douzième des prisonnières était une fille de diacre, coupable d’avoir noyé dans un puits son enfant nouveau-né. C’était une grande et forte fille, blonde, avec des cheveux en désordre et des yeux ronds au regard immobile. Celle-là ne cessait pas de marcher de long en large, dans l’espace libre entre les lits, ne voyant personne, ne parlant à personne, et se bornant à pousser une sorte de grognement inarticulé chaque fois qu’elle arrivait auprès du mur et se retournait.


III


Quand la porte s’ouvrit pour donner passage à la Maslova, la fille du diacre interrompit, pour une minute, sa promenade à travers la salle, et, relevant les sourcils, considéra la nouvelle venue ; après quoi, sans rien dire, elle se remit à marcher de son pas décidé. La Korableva piqua son aiguille dans le sac qu’elle cousait, et, regardant la Maslova par-dessus ses lunettes, d’un air interrogateur :

— La voilà ! — s’écria-t-elle de sa voix de basse. — Elle est revenue ! Et moi qui croyais toujours qu’on allait l’acquitter !

Elle ôta ses lunettes, les déposa sur son lit avec son ouvrage.

— Et nous qui, avec la petite tante, étions justement en train de dire qu’on l’avait peut-être tout de suite mise en liberté ! Cela arrive, à ce qu’il paraît ! On vous donne même de l’argent, des fois ! — reprit la garde-barrière d’une voix chantante.

— Et alors, ils t’ont condamnée ? — demanda Fenitchka, en levant timidement sur la Maslova ses clairs yeux enfantins.

Et son jeune et gai visage s’obscurcit, tout prêt à pleurer.

Mais la Maslova ne répondit rien. Elle s’approcha de son lit, voisin de celui de la Korableva, et s’assit.

— Jamais je ne me serais attendue à cela ! — dit Fenitchka en s’asseyant près d’elle.

La Maslova, après être restée quelques instants immobile, se releva, posa sur le rebord du mur le pain qui lui restait, ôta son sarrau, blanc de poussière, défit le fichu qui couvrait ses cheveux noirs bouclés, et se laissa de nouveau retomber sur le lit.

La vieille bossue, qui jouait avec le petit garçon à l’autre extrémité de la salle, s’approcha à son tour :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — fit-elle d’un ton plaintif en secouant la tête.

Le petit garçon accourut derrière elle. La bouche ouverte, les yeux tout grands, il resta en arrêt devant le pain que la Maslova avait apporté.

Celle-ci, en voyant tous ces visages pleins de sollicitude, avait eu tout de suite envie de pleurer. Elle était parvenue, pourtant, à se contenir jusqu’au moment où la vieille et le petit garçon étaient venus près d’elle. Mais quand elle entendit le cri désolé de la vieille, et surtout quand ses yeux rencontrèrent ceux de l’enfant, dont le regard sérieux s’était reporté sur elle, elle ne put se contenir davantage. Tous ses traits frémirent, et elle fondit en larmes.

— Je te l’avais toujours dit : choisis-toi un avocat habile ! — reprit la Korableva.

— Et alors, quoi ? La Sibérie ? — ajouta-t-elle.

La Maslova voulut répondre, mais ses larmes l’en empêchèrent. Elle prit sous sa chemise et tendit à la Korableva un petit paquet de cigarettes, sur l’enveloppe duquel était représentée une dame toute rose, avec un haut chignon et les seins découverts. La Korableva regarda l’image, hocha la tête d’un air de désapprobation, comme pour reprocher à la Maslova d’avoir si sottement dépensé son argent ; puis, tirant une cigarette du paquet, elle l’alluma à la bougie de l’icône, en aspira une bouffée, et la rendit à la Maslova, qui, sans s’interrompre de pleurer, se mit à fumer avec avidité.

— Les travaux forcés ! — dit-elle enfin entre deux sanglots.

— Ils ne craignent donc pas Dieu, ces bourreaux maudits ! — s’écria la Korableva. — Elle n’avait rien fait ! Pourquoi la condamner ?

Au même instant, les quatre femmes qui se trouvaient devant l’autre fenêtre partirent d’un gros rire. La fillette riait aussi : on entendait son petit rire frais mêlé aux rudes éclats de ses compagnes. Un des prisonniers, sans doute, venait de faire un geste qui avait provoqué ce redoublement de gaieté ordurière.

— Hein ! Le chien rasé ! Avez-vous vu ce qu’il a fait ? — dit la femme rousse avec un frémissement de tout son gros corps flasque.

— En voilà une peau de tambour ! Il y a bien de quoi rire ! — fit la Korableva en désignant la femme rousse. Puis, se retournant vers la Maslova :

— Et pour combien d’années ?

— Pour quatre ans ! — répondit la Maslova, avec un surcroît de larmes si abondant que la garde-barrière crut devoir de nouveau intervenir pour la consoler.

— Aussi vrai que je le dis, ce sont des brigands ! Et nous qui étions sûres qu’on allait te mettre en liberté ! La petite tante disait : « On va la mettre en liberté ! » Et moi, je répondais : « Mais, ma petite tante, croyez-moi, ils l’attraperont ! » Et voilà que j’avais raison ! — reprit-elle de sa voix chantante, s’écoutant parler avec complaisance.

Pendant qu’elle poursuivait ses lamentations, les prisonniers avaient fini de traverser la cour. Aussitôt qu’ils furent partis, les quatre femmes qui avaient échangé des gros mots avec eux s’écartèrent de la fenêtre, et s’approchèrent, elles aussi, de la Maslova.

— Eh bien ! ils t’ont condamnée ? — demanda la cabaretière en tenant sa fille par le bras.

— Ils l’ont condamnée parce qu’elle n’avait pas d’argent ! — répondit la Korableva. — Si elle avait eu de l’argent, elle aurait loué un avocat habile, un malin, qui l’aurait fait acquitter. Il y en a un, — je ne sais plus comment on l’appelle, — un renard qui n’a pas son pareil : celui-là, aussi vrai que je le dis, il vous retirerait du fond de l’eau, et sans vous mouiller ! C’était celui-là qu’il fallait prendre !

— Sans doute que c’est la destinée qui a voulu que cela fût ainsi ! — interrompit la bonne vieille, condamnée pour complicité d’incendie. — Croyez-vous, par exemple, que ce ne soit pas terrible de séparer un vieillard de sa femme et de son fils, de le laisser sans personne pour le nettoyer ; et moi, qu’on m’a mise ici, dans la vieillesse de mes ans !

Et, pour la centième fois, elle reprit le récit de ce qui lui était arrivé.

— Personne n’échappe à sa destinée ! — répétait-elle en hochant la tête.

La cabaretière s’était assise sur son lit, en face de la Maslova ; elle avait pris son petit garçon sur ses genoux, et tout en s’occupant de faire la chasse à ses poux :

— C’est toujours comme ça que ça se passe avec ces maudits juges ! — disait-elle. — « Pourquoi as-tu fait commerce d’eau-de-vie ? » — Et avec quoi aurais-je nourri mon enfant ?

Ces mots rappelèrent la Maslova au sentiment de la réalité.

— Je voudrais bien boire un verre ! — dit-elle à la Korableva, en essuyant ses larmes avec la manche de sa chemise.

Sa grande émotion s’était apaisée : et ce n’est plus que de temps à autre qu’on l’entendait sangloter.

— Tu veux de l’eau-de-vie ? — répondit la Korableva. — Allons ! donne ton argent, tu vas te régaler !


IV


La Maslova prit, dans la poche de son sarrau, le billet que lui avait fait remettre Mme Kitaïev et le tendit à la Korableva. Celle-ci, bien qu’elle ne sût pas lire, reconnut cependant, à l’image, que c’était un billet de deux roubles cinquante ; mais, pour plus de sûreté, elle le montra à la Beauté, qui avait la réputation de tout savoir ; après quoi elle se traîna jusqu’au poêle, ouvrit la bouche de chaleur, et en tira une bouteille qui y était cachée, La Maslova, en attendant l’eau-de-vie, se releva, secoua la poussière de son sarrau et de son fichu, et se mit à manger son pain.

— Je t’avais préparé du thé, mais à présent il est froid, — lui dit Fenitchka.

Et la jeune femme alla prendre, sur une planche clouée au-dessus de son lit, une théière et un gobelet de fer blanc, enroulés dans une paire de bas.

Le thé était entièrement froid, en effet, et avait un goût de fer-blanc plutôt que de thé. Mais la Maslova n’en continua pas moins à le boire, en y trempant son pain.

— Fédia, tiens, c’est pour toi ! — cria-t-elle au petit garçon ; et, cassant le pain en deux, elle lui en donna la moitié.

Pendant ce temps, les femmes dont les lits étaient de l’autre côté de la salle s’étaient éloignées. La Maslova, dès qu’elle eut en main la bouteille, se versa une rasade, la but, puis offrit à boire à la Korableva et à la Beauté, qui constituaient, avec elle, l’aristocratie de l’endroit, étant les seules qui eussent parfois de l’argent.

Quelques minutes après, la Maslova se sentait déjà toute agaillardie, et c’est avec beaucoup d’entrain qu’elle raconta à ses deux compagnes tout ce qui lui était arrivé depuis le matin, imitant tour à tour la voix et les gestes du président, du substitut, et des avocats. Elle dit combien elle avait été frappée de l’empressement qu’avaient mis les hommes, toute la journée, à « lui courir après ». Au tribunal, tout le monde l’avait lorgnée, et on était encore venu la regarder, après le jugement, dans la cellule où elle était enfermée.

Elle racontait cela en souriant, avec un mélange d’étonnement et de vanité.

— C’est que c’est comme ça ! — déclara la garde-barrière qui s’était approchée de nouveau ; et elle recommença à discourir, de sa voix chantante. Les hommes, suivant elle, se pressaient autour des femmes « comme les mouches autour du sucre ».

— Ici encore, — l’interrompit en souriant la Maslova, — ici encore la même chose m’est arrivée. Au moment où je rentrais dans la prison, voilà qu’une troupe de prisonniers, arrivant de la gare, me barrent le passage. Et les voilà qui se mettent à me poursuivre avec tant d’insistance que je ne sais que devenir. Heureusement qu’un gardien est venu me délivrer ! Il y en avait un surtout qui était enragé : j’ai dû le frapper pour m’en délivrer !

— Et comment était-il ? — demanda la Beauté.

— Tout noir, la tête rasée, avec de grandes moustaches.

— Bien sûr que ce sera lui !

— Qui ça ?

— Eh bien, Cheglov ! Il vient de passer dans la cour.

— Quel Cheglov ?

— Comment ! tu ne connais pas Cheglov ? Il s’est enfui deux fois déjà des travaux forcés. Et maintenant on l’a rattrapé, mais il se sauvera encore. Les gardiens eux-mêmes ont peur de lui ! — ajouta la Beauté, qui, ayant souvent à faire des écritures pour le bureau, était au courant des moindres bruits de la prison. — Pour sûr, il se sauvera de nouveau !

— Il se sauvera peut-être ! mais, pour sûr, il ne nous prendra pas avec lui ! — dit la Korableva. — Écoute, poursuivit-elle en se retournant vers la Maslova, raconte-nous plutôt ce que t’a dit ton avocat au sujet de ton pourvoi. C’est maintenant qu’il faut que tu le signes !

La Maslova répondit qu’elle n’en avait point entendu parler au Palais de Justice. À ce moment la femme rousse, plongeant dans son épaisse toison ses bras tout couverts de taches de rousseur, et se grattant la tête de toute la force de ses ongles, s’approcha des trois femmes qui continuaient à siroter leur eau-de-vie.

— Je vais te dire ce qu’il faut faire, moi, Catherine ! — dit-elle à la Maslova. — Il faut que tu adresses d’abord une supplique aux juges, et puis ensuite au procureur.

— Qu’est-ce que tu viens nous raconter là ? — lui demanda la Korableva d’une voix irritée. — Voyez-vous cette espèce ! Elle a flairé l’eau-de-vie, et la voilà qui vient nous apprendre des choses qu’elle ne sait pas elle-même ! On sait mieux que toi ce qu’il y a à faire ; va-t’en d’ici, on n’a pas besoin de toi !

— On ne te parle pas, à toi ! De quoi te mêles-tu ?

— C’est l’eau-de-vie qui t’a tentée, hein ? Mais elle n’est pas pour ta belle bouche !

— Allons ! verse-lui un verre, — dit la Maslova, toujours prête à distribuer tout ce qu’elle avait.

— Attends un peu ! Tu vas voir ce que je vais lui verser, si elle ne veut pas nous laisser tranquilles !

— Quoi ! quoi ! je n’ai pas peur de toi ! — répondit la femme rousse en s’avançant encore vers la Korableva.

— Voyez-vous ça, cette tripe molle !

— Moi, une tripe molle ! Tu as le front de m’injurier, toi, sale gibier de bagne ! — s’écria la femme rousse

— Allons ! va-t’en, je te dis ! — répondit la Korableva ; et, comme la femme rousse, au contraire, faisait un nouveau pas en avant, elle la frappa du poing sur sa poitrine nue.

La femme rousse, comme si elle n’avait attendu que cette provocation, abattit brusquement un de ses poings sur les côtes de son adversaire, tandis que, de l’autre main, elle essayait de l’atteindre au visage. La Maslova et la Beauté s’efforcèrent de la retenir, mais elle avait si fortement empoigné les cheveux de la vieille qu’il n’y eut pas moyen de les lui faire lâcher. La Korableva, la tête penchée, tapait au hasard sur le corps de son ennemie, et essayait de la mordre au bras. Toutes les autres femmes de la salle, amassées autour d’elles, s’agitaient et criaient. La phtisique elle-même s’était levée pour voir la bataille, mêlant aux cris de ses compagnes l’aboiement de sa toux. Les enfants pleuraient, en se serrant l’un contre l’autre. Et tel était le vacarme, que la surveillante de la section des femmes ne tarda pas à accourir.

On sépara les deux femmes. La Korableva dénoua sa natte grise pour secouer les poignées de cheveux que son adversaire lui avait arrachées. Celle-ci, de son côté, ramena sur sa poitrine jaune les morceaux de sa chemise déchirée. Et toutes deux se mirent à crier, hurlant des plaintes et des explications.

— Oui, oui, je sais, — dit la surveillante ; — tout cela, c’est l’effet de l’eau-de-vie. Demain matin, je le dirai au directeur : vous verrez comme il vous fera votre affaire. Allons ! qu’on se couche tout de suite ! ou, sans cela, gare à vous ! Tout le monde à sa place, et silence !

Mais le silence n’était pas si facile à obtenir. Longtemps encore les femmes se querellèrent entre elles, chacune racontant à sa façon comment les choses avaient commencé. Enfin la surveillante sortit, et les femmes s’apprêtèrent à se coucher pour la nuit. La vieille bossue vint se placer devant l’icône et se mit à réciter des prières.

— Hein ! croyez-vous ! ces deux gibiers du bagne qui voudraient nous faire la leçon ! — dit tout à coup, de son lit la femme rousse, en élevant la voix pour être entendue de la Maslova et de la Korableva, dont les lits étaient à l’autre extrémité de la salle.

— Toi, prends garde que je ne t’éborgne dès ce soir ! — répondit la Korableva.

Et de nouveau toutes deux se turent. Mais d’instant en instant un court échange de menaces et d’injures revenait entrecouper le silence de la salle endormie.

Toutes les prisonnières étaient couchées, quelques-unes ronflaient déjà. Seules la vieille bossue et la fille du diacre restaient sur leurs pieds. La vieille, qui priait toujours très longtemps, continuait à faire des salutations devant l’icône ; la fille du diacre, aussitôt après le départ de la surveillante, s’était relevée de son lit et avait repris sa marche de long en large, à travers la pièce.

La Maslova ne pouvait pas s’endormir. Elle pensait sans cesse à ce fait, qu’elle était maintenant un « gibier de bagne ». Deux fois déjà, depuis quelques heures, on l’avait appelée de ce nom : la Botchkova, au Palais de Justice, et, tantôt, la femme rousse ! Elle ne parvenait pas à se faire à cette pensée.

Le Korableva, qui d’abord lui avait tourné le dos pour dormir, se retourna brusquement.

— Et moi qui n’ai rien fait ! — dit tout bas la Maslova. — Les autres font le mal et on ne leur dit rien ; et moi, il faut que je sois perdue sans avoir rien fait !

— Ne te tourmente pas, ma fille ! En Sibérie aussi on vit ! Tu n’y périras pas ! — lui répondit la Korableva pour la consoler.

— Je sais bien que je n’y périrai pas ; mais c’est la honte qu’il y a ! Ce n’est pas à cette destinée-là que je m’étais attendue ! Et moi qui étais habituée à vivre dans le luxe !

— Contre Dieu, personne ne peut aller, — reprit la Korableva avec un soupir. — Contre lui, personne ne peut aller.

— Je le sais, petite tante, mais tout de même c’est dur !

Elles se turent.

La femme rousse, non plus, ne dormait pas.

— Écoute ! C’est cette ordure ! — reprit après un instant la Korableva, en signalant à sa voisine un bruit étrange, qui venait jusqu’à elles de l’autre extrémité de la salle.

C’était, en effet, la femme rousse qui pleurait dans son lit. Elle pleurait parce qu’on l’avait injuriée, frappée, parce qu’on lui avait refusé cette eau-de-vie qu’elle désirait tant ! Elle pleurait aussi à la pensée que, toute sa vie, elle n’avait trouvé autour d’elle qu’injures, railleries, humiliations et coups. Pour se consoler, elle avait voulu se rappeler son premier amour, les relations qu’elle avait eues jadis avec un jeune ouvrier ; mais, en même temps que les débuts de cet amour, elle s’était rappelée la manière dont il avait fini. Elle avait revu la terrible nuit où son amant, après boire, lui avait lancé du vitriol par plaisanterie, et s’était ensuite amusé avec des camarades à la regarder se tordre de souffrance. Et une grande tristesse l’avait envahie ; et, croyant que personne ne l’entendrait, elle s’était mise à pleurer. Elle pleurait comme les enfants, en reniflant et en avalant ses larmes salées.

— Elle souffre ! — dit la Maslova.

— À chacun sa peine ! — répliqua la vieille femme.

Et, de nouveau, elle se retourna pour dormir.