Rabevel ou le mal des ardents/01/01

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Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome ip. 9-52).

TOME I


CHAPITRE PREMIER

Le premier Octobre 1875 qui était un mardi, vers les trois heures de relevée, un homme sortit subitement de la maison qui porte encore le numéro vingt-six dans la rue des Rosiers. Il tombait une grosse pluie froide. L’homme maugréa un instant sur la porte en ouvrant son parapluie. Puis il se retourna brusquement, assujettit sur la tête d’un gamin qui se tenait dans l’ombre du couloir, un capuchon de laine bleue et partit à grandes enjambées, au milieu de la boue et d’un ruissellement de torrent, tandis que l’enfant dont un cartable battait le dos, trottinait sur ses pas en geignant et toussant.

Ayant suivi la rue jusqu’au bout dans la direction de l’Hôtel de Ville, ils traversèrent le passage des Singes, remontèrent la rue des Guillemites et prirent enfin la rue Sainte Croix de la Bretonnerie. Le gamin à bout de souffle tirait la jambe si bien que l’homme ne l’entendant plus piétiner tout contre lui se retourna et, distinguant sous le capuchon le petit visage rougi, s’arrêta en souriant :

— Je cours donc si vite, petit Bernard ? lui dit-il.

— Oh ! oui, oncle Noë, répondit l’enfant avec assurance. Mais je te ferai trotter moi aussi quand je serai plus grand que toi.

— Eh ! qui te dit que tu deviendras plus grand que moi, moucheron ?

— Je le sais bien, moi.

Noë Rabevel regarda son neveu. L’enfant assez grand pour ses dix ans semblait robuste. Ses cheveux bouclés qu’il portait longs adoucissaient un peu une mine têtue et sournoise qui gâtait l’intelligence des yeux vifs. L’homme poussa un soupir et marmonna quelques mots. Mais l’enfant tendit l’oreille et l’observait de côté d’un regard fixe qu’il surprit et qui lui pesa. Il sentit après un peu de réflexion son étonnement et sa gêne.

— Damné gosse, se dit-il, qui ne sera pas commode.

Il avait ralenti l’allure et ils firent encore quelques pas en silence. Noë poursuivait le cours de ses réflexions.

— Bon Dieu, oui, songeait-il, qu’il grandisse et tant mieux s’il est capable de faire autre chose qu’un menuisier ou un tailleur. On en sera enfin débarrassé.

Une calèche lancée au grand trot de ses deux chevaux les dépassa et projeta sur sa cotte de velours une flaque de boue luisante.

— Les cochons ! fit-il.

— Je les connais, dit l’enfant. C’est Monsieur Bansperger, tu sais, le fils du rabbin ? Il est avec une dame. Il va voir son père sans doute.

— Oui, il a eu vite fait fortune celui-là avec les fournitures de la guerre, grommela Noë.

Un camarade d’école, de quelques années à peine plus âgé que lui ; oui, il devait être de 1844, ce qui représentait une différence de cinq ans ; il s’était enrichi tandis que d’autres, dont lui-même, faisaient le coup de feu dans la mobile et allaient pourrir dans les casemates glacées de la Prusse.

— Pourquoi tu n’es pas riche comme ce Bansperger ? demanda l’enfant comme si les pensées de son oncle ne lui avaient pas échappé.

— Parce que, mon petit, il faisait du commerce tandis que je me battais.

— Et l’oncle Rodolphe se battait aussi ?

— Oui, mon frère se battait aussi.

— Mais pourquoi Bansperger ne se battait-il pas ?

— Bansperger était Polonais, mon petit Bernard.

— Alors, pour devenir riche, il valait mieux être Polonais ?

— Oui, pendant la guerre. Mais à présent cela n’a plus d’importance…

— Alors je pourrai rester Français ? demanda l’enfant.

Noë eût un serrement de cœur qu’il reconnut bien. Souvent les réflexions de son neveu le transperçaient.

— Je pourrai rester Français ? répéta l’enfant d’une voix insistante.

— Oui, répondit Noë, avec une émotion qu’il tentait vainement de surmonter. Sais-tu que c’est un grand honneur d’être Français ?

— Pourquoi ? demanda Bernard.

— Ah ! le maître te l’expliquera ! D’ailleurs, nous arrivons.

Ils s’arrêtèrent devant une vieille bâtisse en pans de bois, toute vermoulue, où déjà stationnaient des groupes d’enfants et de grandes personnes. Le menuisier reconnut quelques amis et bavarda un instant avec eux sous le déluge qui ne cessait point.

— Alors, vous menez ce gosse au régent ? lui demandait-on.

— Ma foi, oui, c’est de son âge ; il faut bien qu’il apprenne son alphabet. Et puis, quelques coups de rabot au caractère ça ne fait point de mal, pas vrai ? Surtout que le petit gars ne l’a pas toujours verni ; hein, Bernard ?

Mais l’enfant se taisait ; il avait un pli au front et semblait méditer.

— Il est toujours comme ça, ce petit, c’est une souche, dit Noë à ses interlocuteurs ; on ne sait pas d’où ça sort,

Bernard leva les yeux.

— Tu ferais mieux de te taire, fit-il d’un ton froid qui remua les auditeurs.

— Voilà, s’écria l’oncle en prenant ceux-ci à témoin ; voilà comment me parle ce gosse. Et c’est mon neveu ; et j’ai seize ans de plus que lui !

« Et encore moi, ça m’est égal, je ne le vois guère que quand il descend à l’atelier, et aux repas. Mais avec mon frère Rodolphe, le tailleur, qui est marié, lui, et chez qui nous sommes en pension, c’est pareil. On ne peut pas dire qu’il soit grossier ; mais il vous a des raisonnements et tout le temps des raisonnements. Tout le jour, je l’entends à travers le plancher qui fait damner les compagnons tailleurs à l’étage et qui leur mange tout leur temps. Ça veut tout savoir, et ça a un mauvais esprit du diable. C’est un badinguet de mes bottes, quoi !

— Une bonne claque, dit un gros monsieur décoré, une bonne claque je vous lui donnerais, moi, quand il veut faire le zouave. Pourquoi vous ne le corrigez pas ?

Noë eut un petit mouvement de stupéfaction.

— Eh ! bien, répondit-il, c’est vrai, vous me croirez si vous voulez, on n’y a jamais songé. Ce gosse-là, c’est pas tout le monde. Rien ne nous empêcherait, pas ? Mais c’est comme le mauvais bois. Comment qu’on veuille le prendre, au guillaume ou au bouvet, on l’a toujours à contrefil ; il répond comme un homme. Alors… Et, ajouta-t-il après un instant en baissant la voix et après avoir constaté que Bernard regardait ailleurs, que voulez-vous ? le gronder, ça passe, mais le battre, je crois bien que j’oserais pas !

À ce moment la porte de l’école s’ouvrit et le maître parut sur le seuil. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux longues moustaches fatiguées, qui traînait les pieds dans des savates. Il ôta sa calotte défraîchie à pompon noir pour saluer son monde ; puis, d’un tic qui l’agitait tout entier, il secoua ses vêtements verdis par l’usage et d’où s’envolaient de la poussière et du tabac à priser. Noë le regardait avec admiration.

— Tu sais, dit-il au petit, c’est un savant et un républicain de la première heure. Il était près de Lamartine en 48 et il possède encore des lettres qu’il a reçues de Béranger et de Victor Hugo. C’est un Père du peuple, ça. Tu as de la chance d’avoir un pareil maître.

Mais Bernard contemplait les vêtements avachis du pauvre homme et sa contenance misérable ; un grand air d’ennui, de tristesse et de solitude émanait du pédagogue. L’enfant y cherchait vainement l’éclat des rêves, la féerie de la science, toute la lumière de ces paradis dont ses oncles, petits patrons intelligents et cultivés, lui parlaient si souvent. Cette minute qu’il avait attendue longuement, et longtemps souhaitée, lui parut tellement morne qu’il sentit monter les larmes. Il se retint par orgueil et fit du coin de la bouche une mauvaise grimace ; son démon coutumier lui souffla le mot le plus propre à blesser Noë :

— Il n’est pas reluisant ton bonhomme, lui dit-il ; et il souffla avec dérision.

À peine achevait-il qu’il sentait à la joue une brûlure cuisante : pour la première fois de sa vie on l’avait giflé. L’oncle et le neveu se regardaient aussi interdits l’un que l’autre. Le maître d’école les aborda :

— Que viens-tu de faire, Noë ? dit-il d’un ton de reproche.

Mais l’enfant, les yeux humides, le prévint :

— Il m’a battu parce que je ne vous trouve pas reluisant.

Le père Lazare hocha la tête.

— Il est pourtant vrai, dit-il, que je ne me soigne guère. L’observation de cet enfant m’est une leçon, Noë, et elle me profitera plus que ne t’ont profité celles que je t’ai données. Où irons-nous, mon pauvre ami, si tu ne sais pas respecter le citoyen qui dort dans cette petite âme d’enfant ? Que nous donneront les institutions dont nous rêvons et qu’ont préparées les barricades et la défaite des tyrans, si nous ne conservons intacte la bonté naturelle, si nous ne l’éduquons, si nous ne révérons la raison dans cette source si pure où elle nous apparaît à l’état naissant ?

Il s’exprimait à voix presque basse, si bien que nul ne les avait remarqués. Il les avait conduits en parlant dans un coin obscur de l’école où les enfants déjà prenaient leur place au milieu d’un murmure joyeux tandis que les parents se rassemblaient au fond de la salle pour échanger des nouvelles ou des témoignages d’amitié.

— Je vous jure, dit Noë tout rouge, je vous jure…

— Eh ! sur quoi veux-tu jurer, mon ami ? L’Être suprême est bien loin et nul ne sait ce qu’est devenu Jésus, le plus grand des hommes. Les formes de la superstition demeurent-elles à ce point vivantes dans les cœurs de vingt ans ?

La tâche d’éduquer l’humanité est la plus lourde et la plus ingrate. Faut-il donc douter du progrès ? Autrefois, ton père, comme toi, poussait le riflard en chantant Lisette. Mais il avait à peine désserré le valet et rangé les outils qu’il prenait, pour les dévorer, tous les ouvrages des émancipateurs.

— Il le fait encore, remarqua le jeune homme comme pour lui-même. Mais nous le faisons aussi, Maître Lazare. Moi, évidemment, je suis encore un peu jeune vous comprenez ; j’en suis toujours à revenir aux livres moins secs.

— Oui, dit le maître en lui prenant affectueusement le bras, je sais bien que le sang des faubourgs ne ment pas. Va, tu peux lire les poëtes, ils ne sont pas les ennemis de la République, nous ne l’ignorons pas, quoi qu’en dise Platon.

Il ferma à demi les yeux et sourit à sa vision. C’était là, tout à côté, que, près de lui, Lamartine… Depuis, il y avait eu l’Usurpateur, puis, la défaite, la Commune… Cette belle Commune qui avait pourtant, de l’Hôtel de Ville, laissé les ruines fumantes… Bah ! songeait Lazare, crise de croissance. Et Noë qui rêvait aussi disait, tout doucement, avec amour :

Ainsi, toujours poussé vers de nouveaux rivages…

— Le progrès, Noë, le progrès, murmura le maître. Il se pencha vers l’enfant qui avait ôté son capuchon et son béret. Sa main dégagea des boucles un beau front lumineux mais serré aux tempes, froncé près des sourcils sur une arête coupante et dure.

— Il est fait pour tout comprendre, ce petit, dit-il au jeune homme à voix basse.

— Pour ça, c’est sûr ; reste le caractère ; et là, dame, je vous assure qu’il n’est pas de droit fil.

— Ah ? fit le maître pensif.

— Et puis, comment vous dire ? Ce gosse là c’est presque effrayant comme il ne pense qu’au sérieux. Il a tout le temps l’air de faire des expériences. Il va, il vient, mais toujours il calcule et il vous a des réflexions qui vous tournent quartier. Plus de nœuds que de bois sain je vous dis.

— À quoi paraît-il plus particulièrement s’intéresser ? À quoi songe-t-il ?

— Difficile à dire, pour moi qui ne réfléchis pas à vos affaires d’esprit. Mais enfin, je ne mentirai pas, au moins que je croie, si je vous disais qu’il me fait l’effet de ne pas guère penser à autre chose qu’au profit ; au profit et aux moyens d’avoir du profit.

Le père Lazare qui regardait l’enfant releva la tête :

— Que c’est grave, que c’est grave… Il faut que j’y songe à tout cela. Mais attends encore. Je vais maintenant m’occuper de tout ce petit monde. En attendant, installe l’enfant à quelqu’une de ces tables, n’importe où ; le rang est provisoire.

Il quitta le jeune homme ; dans le groupe des parents qu’il connaissait à peu près tous il s’attarda encore un instant cependant que les écoliers achevaient de se placer suivant leurs préférences. Enfin, il gagna la chaire et il se fit peu à peu le silence.

— Je vais, dit-il, mes enfants, vous demander de vous lever l’un après l’autre. Chacun de vous me donnera son nom afin que je grave dans ma mémoire les traits qui répondent à tous ces livrets que m’ont apportés vos parents. Ne soyez pas intimidés et parlez-moi tout bonnement, comme à un ami que vous connaîtriez depuis longtemps.

Une trentaine d’écoliers répondirent d’une voix coupée par l’émotion. Noë fut frappé du nombre de noms étrangers qui blessaient son oreille au passage, Schalom, Hirschbein, Alheibem, Schapiro, Ionah, Mandelé, Pérès, Mocher, Séforim… Et, venue il ne savait d’où, une image de Ghetto médiéval s’imposa à ses yeux puis se dégrada peu à peu pour reprendre les couleurs familières de la rue des Rosiers. Il eut, un instant, le souci de la race et de la patrie ; la calèche de Bansperger, d’une copieuse volée de fange, l’éclaboussa au plus bleu de l’âme : il en ressentit presque une douleur physique. Autour de lui, à voix basse, des personnages en lévite et en caftan parlaient et multipliaient les sourires, les clins d’yeux, précipitaient une mimique inconnue de l’occident.

— Ces gens-là aiment la France, se dit-il pour se rassurer, puisqu’ils viennent y vivre.

Il écouta, mais les étrangers parlaient yddisch.

— En tous cas leurs enfants parleront français : ils seront Français. » Mais la calèche de Bansperger passait encore contre lui, il fit un pas de côté pour l’éviter.

— Je rêve debout et éveillé, ça n’est pas ordinaire, grommela-t-il, et je radote. J’ai le comprenoir mal affûté ce matin, faudra donner de la voie.

Pourtant, se rappelant encore l’incident du chemin, comme la réflexion de son neveu lui revenait à la mémoire, de nouveau il se sentit pincé au cœur.

— Si nous n’avons que cette graine pour reprendre l’Alsace.

Le père Lazare interrogeait justement l’enfant ; debout, d’une voix nette et tranquille, son beau visage mat sous les boucles brunes tourné vers le maître, le petit Rabevel répondait sans l’ombre de timidité ni d’arrogance.

— Il est né bon, se disait le maître, il est évidemment né bon comme tous les êtres, mais il a dû être mal conduit… Un enfant élevé sans père ni mère. Pourtant ses oncles sont de si braves gens.

L’enfant se rassit. Il n’avait pas eu un regard pour ses voisins. Il examinait la grande salle, les murs recouverts d’images pédagogiques, les tableaux luisants comme des eaux profondes au bord des rives de craie, les rayons chargés de livres qui recélaient un formidable inconnu et enfin ce maître jugé quelques minutes auparavant sans indulgence et où déjà il devinait une puissance. Puissance encore occulte, amie ou ennemie, il ne savait ; il ne se le demandait pas tout-à-fait ; un obscur instinct triple de force, de ruse et de possession commandait l’observation. Les yeux grand ouverts, toute l’attention de son jeune esprit appliquée à comprendre, il écoutait la voix de ce vieil homme dont on lui avait dit qu’il lui donnerait ce qui était l’essentiel de la vie.

— Mes enfants, poursuivait le maître d’une voix infiniment douce tant s’y reflétait la sérénité du cœur, maintenant je vous connais tous. Vous voici autour de moi pour apprendre, c’est-à-dire pour devenir des hommes bons et forts. Quelques-uns d’entre vous sont nés dans des pays étrangers mais ils sont en France et seront Français, citoyens du premier des pays libres ; ils y vivront utiles, respectés, aimés de tous. Vous êtes des petits enfants du peuple mais vous savez que vous pouvez espérer en la République. Vous pouvez devenir ce qu’il vous plaira de devenir. Enfants du peuple, vous pourrez commander un régiment, conduire un cuirassé, devenir banquiers, notaires, armateurs, députés, ministres. La République aime pareillement tous ses fils, juifs ou chrétiens, nobles ou roturiers, pauvres ou riches. Il s’agit pour vous d’être persévérants et laborieux. Et chacun, suivant son intelligence, arrivera, sans que rien au monde puisse l’arrêter, à la place digne de lui. Ainsi, mes petits enfants, travaillez, travaillez de tout votre cœur, non pas seulement pour contenter vos parents et votre maître qui déjà vous aime tous, mais pour assurer votre avenir.

Bernard avalait goulûment ces paroles dont beaucoup lui demeuraient étrangères mais dont le sens général ne lui échappait pas. Il se sentait né premier, au-dessus de tous, et brûlait déjà d’en donner les preuves. Et cette République dont les oncles ne cessaient de parler, elle devait donc l’aider ? Mais le préférerait-elle ? Oui, le maître disait qu’elle aimait pareillement tous ses enfants. D’abord, quels enfants ? Lui-même n’avait aucune mère, il le savait bien. Ensuite on préfère toujours quelqu’un. Allons, on n’allait pas lui dire le contraire, à lui, Bernard, à dix ans ! Pourtant…

Il regarda à la dérobée ses voisins. Puis s’adressant à l’un d’eux, un petit garçon de mine timide, aux yeux candides et tout rêveurs, il lui demanda son nom : François Régis, répondit l’enfant.

— As-tu compris tout ce qu’il a dit, le maître ?

— Pas tout. Mais je sais ce que c’est qu’un armateur, dit le petit garçon tout fier.

Bernard fut blessé de cette supériorité.

— Moi aussi, fit-il sèchement. Et, ayant proféré son mensonge, il se tourna vers son autre voisin qui les observait. Celui-là s’appelait Abraham Blinkine ; il montrait un visage souffreteux, prématurément ridé ; des boutons blancs gonflaient son cou. Il regarda un instant Bernard de ses yeux mi-fermés, luisants d’une intelligence acérée, héritée d’une civilisation vieille de millénaires. Quand le petit Rabevel lui demanda à lui aussi s’il avait tout compris il ne dit rien, haussant les épaules. Bernard, perplexe, baissait les yeux, mais, comme il les relevait à l’improviste, il surprit dans ceux d’Abraham une telle expression de finesse qu’il sentit, comme en un choc, que si le petit camarade n’avait rien dit c’était uniquement afin de ne pas le blesser par l’étalage d’une supériorité. Et, dans cet égard dont il n’aurait pas eu l’idée lui-même vis-à-vis d’un autre, il devina une ampleur telle, une puissance au regard de laquelle il se sentait si petit, que son humiliation fit remonter une boule amère dans sa gorge. Il serra sa langue entre ses dents pour ne pas crier.

Cependant le père Lazare annonçait qu’il remettait en liberté « ses jeunes étourneaux » et que la véritable classe commencerait le lendemain matin. Puis il fit ses dernières recommandations, donna tous les renseignements utiles pour l’achat des livres et descendit de sa chaire.

— Venez donc dîner avec nous, demanda Noë comme il le rejoignait. Cela fera plaisir à tout le monde.

— Je ne dis pas non, dit le régent, laisse moi le temps de devenir un peu plus « reluisant… »

Il avait prononcé le mot sans regarder Bernard ; mais celui-ci, bien qu’il eût entendu, ne rougit point. Seul, un mouvement de la mâchoire et qui décelait de la colère et non de la confusion, fit trembler légèrement sa joue.

Le père Lazare prit l’escalier ; l’enfant s’assit au pupitre qui lui était destiné et, avec beaucoup d’attention, l’examina de tous côtés ; puis il l’ouvrit, fit, à plusieurs reprises, jouer les gonds ; s’étant aperçu tout-à-coup qu’il manquait une vis à l’une des charnières, il se mit en devoir d’en retirer une du pupitre voisin. Mais à peine l’eût-il retirée qu’il s’arrêta comme interdit. Il fit la moue, eut un imperceptible mouvement d’impatience contre lui-même comme s’il déplorait sa propre sottise et remit la vis qu’il venait d’enlever ; puis, ayant avisé à quelques tables plus loin un autre pupitre, il mena cette fois son opération jusqu’au bout.

Noë qui, feignant de lire un journal, avait suivi son manège se demandait s’il devait admirer l’attention, la précision, la minutie et l’adresse de l’enfant, s’étonner de sa rare prudence ou essayer d’inculquer une idée de scrupule à une nature qui témoignait d’une parfaite et si calme absence de sens moral. Il l’appela, mais Bernard sembla ne pas entendre. « Il me boude, se dit le jeune homme, parce qu’il a reçu de moi cette première gifle » ; et il se sentit attendri ; ce serait la dernière, bien sûr ; comment un tel mouvement d’humeur avait-il pu lui échapper ? Il voulut faire la paix avec le petit sauvage ; il l’appela de nouveau ; mais l’enfant, levant enfin la tête et le regardant fixement, lui montra de tels yeux, et si chargés de haine, qu’il redouta l’avenir.

Le maître d’école descendait à ce moment. Ils sortirent tous trois.

— Voilà le temps qui s’est remis au beau, dit le père Lazare. Il est cinq heures et ton après-midi est perdue et bien perdue, mon petit Noë. Alors, si tu veux, nous allons prendre le chemin des écoliers.

— Bah ! répondit le jeune homme il faut que je passe tout de même chez nous pour avertir de votre arrivée…

— Oui, et que ta mère et ta belle-sœur se mettent en cuisine ? Non, mon petit, rien de tout ça. Combien êtes-vous à table ?

— Mes parents, mon frère et sa femme, Bernard et moi ; cela fait six.

— Eh bien ! quand il y en a pour six il y en a pour sept… Si tu veux, nous allons prendre la rue de Rivoli jusqu’au Châtelet et nous ferons tout le tour par la Cité et l’île Saint-Louis pour reprendre la rue des Rosiers par l’autre bout. Cela te va à toi, petit Bernard ?

— Oui, Monsieur, répondit l’enfant d’une voix sans nuance.

— Alors, passe devant comme un homme, pour voir si tu ne te tromperas pas de chemin.

Quand Bernard eût pris quelque avance, le maître qui le regardait marcher et jugeait cette démarche forte et sûre, cette foulée sans distraction, se tourna vers Noë.

— Vois-tu ce qui le distingue des autres dans son allure cet enfant ? C’est qu’il n’applique son attention qu’à bon escient. Il ne fait point le badaud devant tout, il n’est pas non plus indifférent à tout, mais il discerne parfois un objet digne d’être observé et alors il s’arrête ; il enregistre et il mûrit. Tu as dû remarquer cela fréquemment.

Noë avoua qu’il n’avait jamais prêté attention à la chose. Quand il sortait avec son neveu il ne s’en occupait guère, étant toujours pressé lui-même et il laissait courir le petit derrière lui.

— Tu as tort ; il faut gagner la confiance de ces jeunes êtres pour les guider et il faut les observer sans relâche ; c’est très important ; une promenade comme celle-ci peut suffire à se faire une idée du caractère de cet enfant. Regarde-le. Il s’est déjà arrêté devant la devanture d’un bijoutier ; et le voici devant celle d’un changeur, justement le père de son voisin, le petit Blinkine ; de toute évidence il ne peut comprendre ce qu’il y a dans cette vitrine ni ce qui peut se vendre et s’acheter dans cette boutique ; mais il s’y intéresse. Vois à présent comme il passe dédaigneusement devant ce petit bazar à jouets. Si, il s’arrête ; il examine les bateaux, les chemins de fer. Qu’en ferons-nous ? Un navigateur, ou un mécanicien ? ou un géographe ? car il s’arrête aussi devant les cartes de l’armateur Bordes ; le petit François Régis pourra le piloter, c’est le cas de le dire, son père est en effet Capitaine au long cours dans cette maison et doit se trouver pour le moment à Rarotonga, au fond du Pacifique austral…

Bernard les attendait au bord du trottoir ; Noë lui tendit la main pour traverser avec lui la rue de Rivoli, mais avec une inattention parfaitement simulée l’enfant s’était approché du maître qu’il prit par la manche ; le bonhomme ravi lui donna une tape d’amitié et regarda Noë d’un œil rieur ; mais l’expression du jeune homme taciturne lui fit deviner que sous l’apparente ingénuité de Bernard venait de se cacher quelque petite vilenie et que l’enfant les avait moqués tous les deux. Décidément, se dit-il, il faudra serrer son jeu avec ce jeune diable.

Arrivés sur le pont, Bernard reprit son avance et le père Lazare demanda à Noë ce qui venait de se passer. Toute explication ayant été donnée, il resta pensif. Mais enfin, songeait-il, d’où tout cela peut-il venir ? Les Rabevel sont de fort braves gens, un peu têtus certes et même boudeurs, mais francs comme l’or, bons comme le pain ; et fins avec ça. Et courageux ! On l’avait bien vu pendant les Journées ; le père Rabevel avait fait celles de 30 et celles de 48, et la Commune, encore qu’il fût déjà bien vieux. Bon ; mais ce Bernard n’avait pas l’air lui non plus d’avoir froid aux yeux ; il était donc bien Rabevel. Noë pourtant le prétendait sournois et de tendances cupides, violentes et dominatrices. « Au fait, dit Lazare, je comprends fort bien que vous ayez gardé ce petit qui n’a plus de père, puisque ton malheureux aîné est mort deux mois avant sa naissance, mais enfin sa mère ne pouvait-elle le garder elle-même ? et où est-elle ? s’est-elle remariée et son nouvel époux ne veut-il pas prendre l’enfant ? est-elle malade et incapable de s’en charger ? ou bien est-elle morte ? »

Le petit Bernard s’était insensiblement laissé rejoindre et il écoutait attentivement bien que d’un air indifférent ; mais les deux hommes ne le regardaient pas.

— Cher Monsieur Lazare, dit Noë qui desserrait avec peine les dents, nous autres, nous ne sommes que de simples ouvriers qui ont poussé assez pour en employer d’autres ; et nous travaillons avec les compagnons ; et on connaît l’ouvrage ; c’est pour dire qu’on n’est pas des gros monsieurs. Mais on a son honneur comme les gros. Et, vous comprenez, Monsieur Lazare, je ne vous dirai point si elle est morte ou si elle est vive, cette femme, parce que d’abord on ne le sait pas, vu qu’elle n’a jamais donné de ses nouvelles ni envoyé un sou pour le gosse ; et qu’on ne les lui aurait pas voulus comme de bien entendu, ses sous ; en parlant par respect, ce qu’on gagne avec le cul n’est jamais propre. Je ne sais pas d’ailleurs qu’est ce que je vais chercher là ; la vérité c’est que nous ne savons pas s’il a une mère ni même s’il en a jamais eu une. Vous comprenez ?

— Je comprends, je comprends, dit doucement le maître l’école. Voilà des choses, ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, qu’on n’aurait pas vues du temps de l’ancienne Rome. Mais les institutions corrompent le genre humain. Qu’il y ait des femmes sages et fidèles et des hommes intègres après les turpitudes de la Royauté et des deux Empires, cela passe l’imagination. Pourtant il y en a ; c’est la majorité ; et c’est la preuve de la bonté foncière de ce genre humain. Le gouvernement du peuple nous ramènera à l’âge d’or Noë ; nous y touchons déjà ; que chacun oublie ses misères pour songer au salut de tous. Vive la République !

Il mit sa main sur l’épaule du garçonnet qui, maintenant, marchait à côté d’eux.

— Et de toi, poursuivit-il, petit Bernard Rabevel, de toi nous ferons un grand citoyen ; un noble et vertueux citoyen. Tu promets par l’intelligence et la volonté ; nous les éduquerons comme elles doivent l’être. Veux-tu être bijoutier ? Non. Changeur, géographe, mécanicien ? Tu ne sais pas. Veux-tu mener des hommes, être puissant ? nous t’en donnerons les moyens. Tu seras le plus grand, le plus riche, le maître, tu entends, le maître par la fortune et la puissance.

L’enfant sourit, leva vers Lazare des yeux extasiés, il donna d’un geste brusque et comme d’oubli ou de pardon sa main libre à Noë. Lazare fit un imperceptible signe au jeune homme et continua.

— Oui, tout cela, c’est pour toi que je le disais ce matin, pour toi tout seul. La République t’ouvre ses bras et elle te recevra parmi les plus grands de ses fils. Il reste à en être digne c’est-à-dire à donner l’exemple de la vertu, de la justice, de la bonté ; à se rappeler que tous les hommes sont égaux et frères…

Mais l’enfant, depuis un moment, n’écoutait plus. Ils entendirent sonner sept heures à Saint-Gervais et ils pressèrent le pas. La rue des Rosiers était grouillante de lévites sordides quand ils y entrèrent. Le père, Jérôme Rabevel, qui, sur le pas de la porte, guettait le retour de Noë, les aperçut et cria dans l’escalier que Mr. Lazare arrivait avec le cadet ; les femmes mi-souriantes, mi-furieuses atteignirent la poële pour sauter une omelette supplémentaire et le brave vieux Jérôme fit quelques pas au devant de ses hôtes.

— Voyez que j’ai encore de bons yeux, Monsieur Lazare ? Je vous ai reconnus de loin.

— Et parmi cette foule qui sort des ateliers.

— Cela, ça m’aurait plutôt aidé, s’il faut dire vrai ; car, vous tranchez, tout de même, au milieu de tous ces Galiciens.

— Je crois en effet que la majorité de ces gens sont des étrangers.

— Des étrangers ! il n’y a que de ça ; c’est bien simple, il n’y a que de ça. Ah autrefois, ce n’était pas pareil. Entre nous, pour cette chose là, l’Empire avait du bon ; la République laisse faire ; qu’est-ce que vous voulez ? il est vrai, au fond, que tous les hommes sont frères.

— Et les Prussiens ? demanda Noë en riant.

— Ah ! ceux-là, fit le vieux qui cracha avec dégoût, tout ce que vous pourrez me dire c’est de la sciure et des copeaux ; on ne me tirera pas de l’armoire qu’ils sont d’une autre fabrique que nous.

— Mais non, mais non, dit Lazare ; ils sont moins avancés sur le chemin du progrès moral, voilà tout ; à nous de les civiliser comme nous civiliserons ces Pollaks.

— Bien sûr, bien sûr, chacun son idée, pas vrai. Mais pour les Pollaks, ils ne font pas grand mal. Ça travaille et c’est assez tranquille ; on n’en souffrirait pas trop sauf que c’est sale, que ça pue et que ça fourre de la vermine partout où ça pose l’équerre. Montons dîner.

Ils suivirent le couloir obscur et prirent l’escalier fort raide en s’aidant de la corde qui servait de rampe. La mère Rabevel, sur le palier, élevait au-dessus de sa tête la grosse lampe à pétrole ornée de fleurs.

— Heureusement que vous savez où vous venez, dit-elle à l’invité. On se croirait dans la caverne d’Ali Baba quand on entre dans ce couloir.

— Mais je connais le mot qui donne le jour, répondit le maître d’école. Sésame, ouvre-toi !

Rodolphe Rabevel de l’intérieur de la cuisine ouvrit en effet la porte en riant et le père Lazare s’écria :

— Je reconnais les aîtres. Rien de changé. Plus de quarante ans que je suis venu ici pour la première fois, avec vous, Jérôme. J’avais dix ans et vous en aviez vingt-cinq. C’était tout pareil. Vous vous rappelez.

— Si je me rappelle ? C’était à la veille des journées, foutre ! Ah ! ah ! les ébénistes du faubourg Antoine…

— Saint Antoine, dit la mère Rabevel.

— Antoine, répéta le vieux en clignant un œil pétillant. (Ça ne peut pas faire de bonnes républicaines, ça aime trop les messieurs prêtres, ces bougresses de femmes, pétard de sort ! Mais c’est une citoyenne qui n’en craint pas pour vous tenir une maison et la belle-fille, c’est pareil). Je disais donc que les ébénistes du faubourg Machin (te voilà prise, Catherine ?) venaient ici pour parler de la chose ; parce que c’était à l’écart, on ne se méfiait pas. Pensez, si près de l’Hôtel de Ville ! Et tous les mouchards logés dans le quartier. Jamais, figurez-vous, jamais ils ne se sont doutés de rien. Tu sortiras une bouteille de l’époque, cire jaune ; ça me donne soif d’en parler ; vous le goûterez ce petit vin blanc, monsieur Lazare ; et vous me direz ce que vous en pensez de cette mécanique-là ; je l’ai soutiré huit jours avant les barricades. Et vous, sans vous commander, Eugénie, servez la soupe, ma mignonne.

Il sourit au maître d’école.

— Oui, elle s’appelle Eugénie, ma petite belle-fille, brave petite, comme l’ex-madame Badinguet. Mais elle est mieux. On ne lui demande que de nous donner des petits Rabevel et ce sera parfait.

— Vous en avez déjà un, dit Lazare.

— Oui, fit le vieillard en regardant Bernard. Oui… Voyez ce que c’est tout de même que la vie. J’ai eu quatre enfants. L’aîné, Pierre, meurt en me laissant ce bambin. Le second, Rodolphe n’est pas fichu à trente-six ans de me donner un petit bout d’homme à faire sauter sur les genoux. Ma fille, troisième, meurt en couches à vingt ans, quelle misère ! et le dernier, ce Noë que vous voyez et qui est maintenant mon cadet, il parle de ne pas se marier. Dans quel temps vivons-nous !

Eugénie posait sur la nappe la soupière fumante. On se mit à table. Et soudain le vieillard rougissant comme un enfant s’écria :

— Et moi qui ne suis pas rasé, maître Lazare ! Aujourd’hui justement que vous êtes là ; c’est un coup du sort. Donnez-moi cinq minutes.

Lazare le regardait, propre, net, ce visage mince, aux rides spirituelles, aux yeux noirs. Il retrouvait le même nez droit, la bouche rieuse et bonne dans les enfants. Chez Rodolphe on voyait toutefois l’air de ruse malicieuse du père qui ne se rencontrait pas sur la figure de Noë plus souvent mélancolique comme celle de sa mère. Tous deux, d’ailleurs, offraient le type du parfait compagnon français tel que la tradition et les chants d’atelier le maintiennent dans une élite depuis le Moyen-Âge.

Le père Jérôme, un plat à barbe sous le menton, se savonnait avec les doigts à l’ancienne mode. Puis, sans miroir, en un tournemain il fut rasé.

— Qui veut l’étrenne ? dit-il plaisamment.

Bernard s’était levé d’un bond et lui avait sauté au cou, plaquant sur ses joues deux baisers retentissants :

— Ah ! ah ! fit le grand-père radieux, qui dit qu’il n’est pas affectueux ce gamin ? Je prétends qu’il a du cœur, moi ; seulement il ne le trouve que quand le corps et l’esprit sont satisfaits ; et ils ne le sont pas facilement ; car il est exigeant, le gaillard !

— Le bonhomme a trouvé le mot, dit Noë en se penchant vers le maître.

— Je le croirais assez, répondit Lazare.

— Vous nous excusez, Monsieur, demanda Catherine ; vous allez manger des restes.

— Eh ! dit Rodolphe, que crois-tu que demande notre maître ; va, il est un travailleur de la pensée comme nous le sommes des mains ; il est simple comme nous, quoique plus intelligent et bien plus savant. Pas vrai ?

— Bien sûr, répondit Lazare vraiment touché, tant cette pensée sincère était proche de la sienne.

— Il faudra tout de même nous avertir une autre fois, reprit Rodolphe ; nous ne sommes pas riches, les tailleurs, mais…

Jérôme l’interrompit en fredonnant :

Et les tailleurs sont des voleurs…

« J’ai fait de mon fils un tailleur ! Que voulez-vous ? L’aîné était menuisier ; et habile, vous pouvez m’en croire. Celui-ci a voulu être tailleur : il a installé ici le comptoir et le sixfranc, il nous enfume avec son charbon de bois, il nous fait éternuer avec ses pattemouilles. Est-ce que c’est un métier, ça : des ciseaux qui râpent et qui grognent, une aiguille qui ne sait rien dire ? Moi, je descends au rez-de-chaussée où Noë a naturellement remplacé mon pauvre aîné. Là, il fait bon : le varlope siffle gentiment, le maillet dit ce qu’il a à dire et on voit ce qu’on fait. Vous me direz que c’était mon métier. Tout de même. Et puis, quel plaisir. Tenez, ce buffet et cette table sont dans la famille depuis deux cents ans : c’est le grand-père de mon père qui les a dessinés et assemblés. Vous pouvez tâter : c’est massif, solide, d’aplomb et d’équerre ; ça n’a pas bougé. Tous les meubles de la maison ont été faits par des parents. Ça vaut d’être noble, hein !

— Grandes choses, ces traditions, grandes choses, disait Lazare convaincu.

— Ah ! bien oui, je crois bien, toutes ces assiettes au mur : celle-là « La Liberté ou la Mort », celle-ci « La Bergère », ce plat à barbe « Rasez-moi », tout ce qu’il y a là vient des vieux, rien du marché aux puces. Vous croyez que ce gosse, quand il sera grand, il ne se rappellera pas tout cela et qu’il ne voudra pas se nouer à ses vieux lui aussi ? Je ne sais pas trop m’exprimer mais enfin je sais ce que je veux dire, et c’est sérieux. Qu’est-ce que tu veux être toi, Bernard ? Menuisier ou tailleur ?

L’enfant n’entendait pas ; il dessinait vaguement du doigt sur la nappe et murmurait à voix à peine distincte : le maître, le maître…

— Il l’a dit, fit le vieillard, le Maître ; et ce n’est pas maître d’école qu’il veut dire, sauf votre respect, monsieur Lazare, et malgré votre belle redingote et votre chapeau gibus. Il y a longtemps qu’il veut l’être, le maître. Depuis qu’il est né, je crois bien, le bougre. Seulement il ne tenait pas le mot. Maintenant il le sait, je veux dire qu’il le comprend. On aura du fil à retordre.

— L’éducation et les vertus du nouveau régime père Jérôme…

— Ah ! monsieur Lazare, pour la République tout ce que vous voudrez, vous le savez ; c’est le bien du peuple. Et puis, quoi, nous sommes égaux et le droit divin c’est une blague. Mais pour dire qu’un gars qui a quelque chose dans le ventre sera amélioré par elle, vous ne le voudriez pas, ou alors vous n’êtes pas raisonnable ; les hommes sont les hommes, allez !

— Père Jérôme, vous parlez comme un monarchiste.

— Non, foutre ! qu’on ne me parle pas des culs blancs ; mais, faire confiance à l’humanité comme vous dites quelquefois !… Enfin, trinquons à Marianne, et toi, Rodolphe, dis-nous quelque chose de Victor Hugo.

Le tailleur se leva. Il disait les vers d’une voix sonore et pathétique ; il rejetait parfois la tête en arrière et la douce Eugénie debout près du buffet, joignait les mains et l’admirait. Une orgie de tyrans, une fête de libertés et de grandeurs, une apothéose du peuple souverain furent successivement chantées par les voix des deux frères qui connaissaient par cœur tous les poètes de leur temps, semblables en cela au grand nombre des compagnons du faubourg. Bernard écoutait avec une sombre avidité. Que de mots ardents et magnifiques dont le sens lui échappait ! Pourtant, il distinguait dans ces hymnes l’existence de deux races, il sentait confusément que l’une était contrainte et l’autre souveraine. Il aspirait infiniment à quelque chose : libérateur, révolutionnaire, dictateur, il ne s’en doutait guère, ne pouvait choisir. Mais ce qu’il savait c’est qu’il aurait la calèche de Bansperger. Qu’il serait salué et obéi, que nul ne lui imposerait comme aujourd’hui de faire les commissions, d’essuyer la vaisselle et d’aider aux soins du ménage. Il regardait tous les siens autour de cette table. Bien sûr ils n’étaient pas méchants ; on ne cherchait pas à l’humilier ni à le battre (bien que Noë, ce matin…) mais on lui imposait l’obéissance ; on ne savait pas lui donner ces beaux vêtements, ce luxe, cette pompe qu’il voyait aux enfants riches ; il n’était pas libre ; et s’il disait : « Je veux » il ne faisait naître que des sourires.

— Et penser, disait Lazare en sucrant son café, que si nous autres, pauvres artisans, nous pouvons tout de même déguster ce nectar nous le devons à l’esclavage inhumain qui pèse sur les nègres en Virginie ou en Louisiane, malgré la prétendue abolition…

Bernard osa demander ce qu’on appelait l’esclavage. Et le maître abandonna le langage emphatique auquel l’avait induit le lyrisme déchaîné des poètes, pour expliquer d’un ton naturel la grande misère des nègres, l’opulence cruelle et paresseuse des planteurs, la fabuleuse richesse des courtiers, les vaisseaux chargés de café, la cupidité des armateurs et des spéculateurs. Entraîné par son sujet, il en vint à parler de la Bourse et de la Banque et il conta l’étonnante histoire des cinq frères de Francfort. Il dit comment la bataille de Waterloo les avait par un coup de crayon — ni plus ni moins, Noë, que le coup de crayon dont tu traces ton axe dans le bois de symétrie — par un simple griffonnage, valu cent millions au Rothschild de Londres. Quelle est la puissance d’un maréchal de France auprès d’eux ?

— Et ces gens-là, mes amis, ces gens-là menaient Pitt comme ils ont mené plus tard le Philippard et Badinguet. Au fond, ces gens-là étaient supérieurs à leurs soi-disant supérieurs. Sous les tyrans, bien entendu. Vous comprenez bien que la ploutocratie ne pourra rien dans la République. Ils le savent bien, allez ; ils manœuvrent pour étouffer la jeune Marianne. Mais le lion populaire sera le plus fort ; il a toujours su rugir quand il le fallait. Pas vrai, père Jérôme ?

— Pour sûr, acquiesçait Jérôme. Mais véritablement on n’a jamais pu rien faire contre tous ces pirates. Les accapareurs, les maltotiers, tous ces gens de gabelle qui font monter les tailles et les patentes parce qu’ils ramassent le quibus, où voulez-vous les piger ? Avec leurs papiers, leurs Sociétés anonymes, le peuple révolté ne trouve que le vide.

— La République seule, désintéressée et soutenue par la voix publique, la République seule, qui est pure parce qu’elle ne peut être vénale, n’étant pas un individu mais une communauté, un gouvernement issu du peuple honnête et probe, pourra étouffer l’hydre…

Et comme Bernard l’interrogeait, le père Lazare lui décrivit comme dans une image d’Épinal l’hydre de la Finance gorgée d’or et de richesses, puissante et corruptrice, en lutte avec la jeune Marianne.

— Et simultanément nous emploierons la douceur et la force. Nous abattrons la finance dévoratrice, l’accapareur qui fait monter le prix des draps, l’armateur qui fait monter le prix des blés, du sucre, du sel, le banquier qui suce le petit commerce et l’artisanat, l’usurier et le marchand de biens qui anéantissent la propriété paysanne par le moyen de l’hypothèque ; nous les remplacerons par des fils du peuple, intelligents, bons et généreux ; ils sauront se contenter d’une richesse modeste et remplir honnêtement leur rôle social. Voilà le but des vrais éducateurs sous le nouveau régime. Voilà qui sera inédit et beau. N’est-ce pas, madame Catherine ?

— Je ne sais pas, monsieur Lazare, vous n’ignorez pas que nous autres femmes nous n’entendons rien à la politique. Mais enfin il me semble que ce que vous voulez faire n’est pas mauvais. C’est la morale de Notre-Seigneur : si tout un chacun était bon chrétien on n’aurait pas besoin de réformer le gouvernement.

— Nous voilà au sermon, s’écria le père Jérôme. Donne-nous plutôt la goutte, ça vaudra mieux.

Catherine mit sur la table l’angélique et les prunes à l’eau-de-vie et elle reprit :

— Le parti prêtre, les messieurs prêtres, vous en avez plein la bouche de vos « sacs à charbon », comme vous dites. N’empêche qu’ils ne font plus de mal à personne s’ils en ont jamais fait. Et toi, brigand de Jérôme, c’est bien un ignorantin qui t’a sauvé des Versaillais ?

— Dame ! et je n’en rougis pas ; mais tu peux dire que je l’ai toujours invité à venir nous voir ce brave frère Valier et que, quand il passe dire un petit bonjour, on cause comme des amis. C’est un brave homme et intelligent. Mais tous ne sont pas comme ça. J’attends encore en tous cas qu’il me fasse voir et toucher l’Immaculée Conception.

Catherine haussa les épaules tandis que les hommes riaient. Puis s’avisant tout à coup de la présence du petit :

— Déjà onze heures et tu es encore là, toi ! monte donc te coucher, tu ne pourras pas t’éveiller demain matin !

Bernard fit le tour de la table, souhaitant à chacun bonne nuit. Cependant que sa tante lui préparait un chandelier, il embrassa spontanément Lazare en balbutiant à son oreille :

— Vous m’apprendrez tout, tout ?

— Quelle soif de science ! dit le régent à Noë qui répondit par une moue sceptique.

L’enfant prit le bougeoir et ouvrit la porte.

— N’oublie pas ta prière, lui cria sa grand’mère.

Et il entendit, comme il refermait, la vieille Catherine gourmander son mari. Il s’arrêta, retenant le souffle.

— As-tu donc toujours besoin de déblatérer contre la religion devant ce petit ?

— Bah ! répondit le vieux, il saura bien un jour ou l’autre que c’est des blagues, la religion.

— N’empêche que si tes fils n’avaient pas eu une éducation chrétienne, qu’est-ce qu’ils seraient ?

— Ce qu’ils sont, de braves garçons. Penses-tu donc qu’ils soient restés honnêtes par peur de l’enfer puisqu’ils n’y croient plus depuis longtemps ?

Bernard prit l’escalier. Il couchait seul dans une chambrette du cinquième étage depuis qu’il avait accompli ses sept ans. Il arriva sur le palier et suivit le couloir en sifflotant. Comme il s’arrêtait devant sa porte il crut entendre un bruit dans la pièce.

— Il y a peut-être un voleur, se dit-il.

Mais il ne songea pas une seconde à redescendre ni à appeler. Il tira de sa poche un petit couteau à manche de corne, l’ouvrit et entra bravement. Tout de suite il distingua un corps d’homme sous le lit. Il n’eut pas un tremblement.

— Faudrait voir à s’en aller, dites donc, le drille, cria-t-il.

Un long jeune homme, tout confus, se tira péniblement de sa retraite ; l’enfant, la lame tendue, l’épiait :

— N’appelez pas, au moins, je vais vous dire : je ne suis pas un voleur, fit l’individu qui se sentait grotesque. Je me suis trompé de porte ; je croyais être chez Mademoiselle Laure, la bonne du deuxième ; je l’attendais et quand j’ai entendu quelqu’un qui venait en sifflant j’ai compris que ce n’était pas elle et je me suis caché.

— Et qu’est-ce que vous lui voulez à Laure ? demanda Bernard.

L’autre rit grassement.

— Tu es trop gosse pour comprendre… Sais-tu où elle couche ?

— Je ne vous tutoie pas, moi, dit le petit. Allez, partez.

Le jeune homme vexé, allongea la main pour une gifle.

— Ah ! non, fit l’enfant. Et de toute sa force il le frappa du couteau.

— Sale gosse ! cria l’individu avec un gémissement de douleur. Il m’a entaillé le bras.

La porte voisine s’était ouverte au bruit. Une fille en camisole, s’approcha :

— C’est vous, dit-elle, imprudent ! Venez qu’on vous guérisse.

Ils entrèrent dans la chambre de la fille et Bernard referma sa porte. Il se sentait un peu excité par le repas, la conversation, la nouveauté radieuse de ce qu’il avait appris, l’espérance qui lui promettait une vie magnifique. Il goûtait pleinement une sorte de satisfaction immense. Sa victoire sur le pâle jeune homme l’emplissait d’orgueil. Une phrase de son grand-père du sujet d’un apprenti lui revint à la mémoire : « Je te le ferai marcher ce foutriquet, moi ! » Peuh ! pour une écorchure il lui fallait des soins et une consolatrice. Personne ne me console, moi, songeait-il avec un orgueil amer. Il s’avouait que ses grands désespoirs étaient solitaires et incompris. Nul ne pénétrait les silences où il s’enfermait, dents serrées et langue entre les dents, après la moindre observation faite sans malice à son égard.

Le sommeil ne venait pas. Il fit quelques pas dans la chambre nue ; le carrelage net et froid, les murs blanchis à la chaux, le vitrage de ciel-ouvert sans rideau, faisaient de la pièce un logement austère et triste. Il monta sur une chaise, poussa la tabatière. La grande cour intérieure était noire comme un tombeau. Un arbre magnifique et solitaire achevait d’y mourir et la lumière qui veillait encore dans quelques appartements venait se perdre dans ses plus hautes frondaisons comme avidement absorbée. L’enfant croyait voir des milliers et des milliers de personnages, agenouillés et l’écoutant. Il leur dirait : Venez ! et ils viendraient. Il leur dirait : Partez ! et ils partiraient. Et à ceux qui se révolteraient il savait bien ce qu’il fallait faire. Tous des foutriquets ! Il descendit de son siège, se mit au lit, souffla sa chandelle. Il crut entrer dans un conte. Toutes les images qui peuplaient son cerveau d’enfant semblaient à cette minute s’animer ensemble : les récits de ses oncles, les légendes de sa grand’mère, les suggestions des boutiques, tout se mêlait pour composer une vie extraordinairement fastueuse où il était le roi, l’empereur, l’époux de la République et commandait à tous. L’éléphant du Jardin des Plantes caparaçonné de riches tapis balançait sa majesté, les fauves léchaient ses pieds. Ses ennemis gisaient sur le carreau du Père-Lachaise, un petit couteau à manche de corne planté dans le cœur. Il massacrait tout ce qui lui résistait. Il avait une Bourse, déchirait des feuillets de papier, de vieux journaux et les échangeait contre de l’or ; il était planteur, tout habillé de blanc, gras et rose sous un immense parasol, et des nègres soutenaient sa pipe démesurée. Tout tremblait sur son passage. Le père Lazare était son introducteur et son ange gardien. Il entendait sa voix : il faut être le maître. Puis, tout à coup : il faut être bon. Ah ! pour sûr, l’enfant se sentait si plein de bonheur épanoui et si prêt à être bon : il comblait ses proches de cadeaux, il leur témoignait son amitié. Qu’il était heureux ! Dans son demi-sommeil, il dit vaguement sa prière comme le lui avait recommandé sa grand’mère, et en remerciant le bon Dieu de l’avoir ainsi comblé. Un brusque mouvement qu’il fit l’éveilla presque et il perçut, venant de la chambre voisine, de déchirants soupirs. La conscience lui revint : « C’est encore le foutriquet qui est malheureux » dit-il à voix haute, en ébauchant un vague sourire. Puis il se rendormit.

Le lendemain commença sa nouvelle existence. Déjà, quand il arriva à l’école, ses deux voisins installés causaient ensemble, attendant l’heure. Ils l’accueillirent comme un ami et quand le père Lazare fit son entrée, tous trois ne s’interrompirent qu’à regret.

Le vieux maître, psychologue attentif, eut vite pénétré cette amitié et chercha à en tirer pour eux le meilleur profit. Il leur montra que s’ils voulaient demeurer côte à côte il fallait qu’ils pussent avoir en compositions des places qui leur permissent de se retrouver à chaque fois dans cet ordre ; et que le meilleur moyen d’y réussir c’était encore de travailler à être les premiers. Les enfants, fort intelligents tous trois, le comprirent très bien. Ils prirent l’habitude de se réunir, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre d’entre eux, pour y préparer ensemble leurs leçons. Ils se piquaient fort d’émulation, mais chacun avait ses faiblesses ; Abraham, d’une intuition prodigieuse en calcul, se montrait assez piteux en devoir français ; au contraire François y excellait et ne mordait guère à l’arithmétique. Bernard, attentif aux trucs et aux ficelles, la mémoire extraordinairement fidèle, s’enrichissait des acquisitions mêmes de ses voisins ; studieux, régulier, toujours propre et précis jusqu’à la minutie, jamais en faute, il gardait, inamovible, la première place, tandis que ses amis se disputaient la deuxième. Le jeudi, ils sortaient souvent ensemble et se livraient à des causeries ou à des jeux interminables dans les squares et les jardins. Leurs rapports n’allaient point sans dispute et, au début, les orages furent parfois suivis de coups. Mais, bien que Bernard fut robuste, François, autrement fort, lui avait infligé de telles corrections que, la rage au cœur, le petit Rabevel ne cherchait plus les batailles. Encore qu’il ne fut pas querelleur, François goûtait à se battre une véritable ivresse et il triomphait sans ménagement ; aussi les rires de leurs camarades, plus humiliants pour Bernard que sa défaite elle-même, le corrigèrent-ils promptement. Quant à Abraham, l’instinct qu’il devait à des milliers d’années d’oppression et de persécution lui avait toujours épargné toute bataille. Le petit Rabevel ne fut pas sans le remarquer. Sans que ses forces intérieures et ses aspirations fussent en rien modifiées, il s’accrut en prudence, en ruse, et il faut bien le dire, en hypocrisie véritable. Refrénés plus que jamais, ses instincts de domination et de violence n’en croissaient pas moins. Il semblait au contraire que leur ressort comprimé davantage en eût acquis plus d’énergie latente. Mais rien ne s’en révélait.

Il y eut pourtant un jour mémorable qui fit un éclat. Trois années s’étaient écoulées sur cette eau dormante et le garçon présentait pour ses treize ans une figure vive, décidée et souriante, avec à peine un je ne sais quoi de dérobé dans le regard mais qui ne frappait pas dès l’abord. Il avait de grands succès scolaires, faisait l’orgueil des siens et du quartier. Un soir qu’il montait à sa chambre, il vit dans l’ombre du palier du troisième étage Tom, le chien de Goldschmidt, le fabricant de chapeaux, accroupi et comme à l’affût. Il se rappela tout-à-coup que sa grand’mère avait raconté qu’on trouvait depuis quelque temps les chats du voisinage les reins cassés, aux abords de l’immeuble ; il se cacha au détour de l’escalier après avoir baissé la flamme du quinquet. Le chien ne bougeait pas et regardait fixement dans une certaine direction ; Bernard suivant son regard aperçut, dans la porte de l’escalier de secours, une chatière nouvellement percée. Au bout d’un moment, un matou, sans méfiance, parut ; il flaira l’atmosphère, agita un instant la queue assez nerveusement et comme perplexe, fit quelques pas et s’arrêta ; à cet instant, d’un bond silencieux, Tom fut sur lui et, avant qu’il eût poussé un cri, le chat gisait, l’épine dorsale brisée d’un coup de crocs. Du mufle le chien repoussa sa victime dans la chatière ; on entendit dans la cage de l’escalier le corps tomber sur le béton du rez-de-chaussée avec un bruit mou.

Bernard restait sur place, moite d’horreur, d’émotion, et d’une sorte d’admiration : il eût la sensation d’être affamé, une espèce d’appétit devant ce dogue qui léchait ses babines et baillait avec satisfaction. Un obscur désir lui venait d’être cette brute ; il se rappela tout-à-coup le coup de couteau à l’amoureux de la bonne ; il eût voulu avoir ce sang à portée de la bouche. Une envie, dont il avait honte, de voir encore ce chien massacrer une autre bête innocente traquait son imagination ; il se sentait cloué là. Pourtant il se leva et redescendit à pas de loup. Il rentra dans l’appartement, prétextant un livre oublié. La sueur au front, il alla derrière un placard où reposait la chatte de la maison qui avait mis bas un mois avant. Il prit l’un des chatons sans que la mère ronronnante s’y opposât et, sur la pointe des pieds, il s’esquiva.

Quand il aperçut de nouveau le chien, son cœur cessa de battre. Le monstre couché le regardait d’un œil à peine ouvert. Il posa le chaton et attendit ; mais Tom simulait l’innocence et le sommeil ; la petite bête enhardie venue contre sa gueule le flattait du poil et de la queue ; il se laissait faire d’un air bonasse. Bernard lui dit à mi-voix : « Tu es malin. Pas tant que moi, tu vas voir ». Toute pitié avait disparu de lui. Il saisit le chaton, le balança sous le nez du chien et tout-à-coup le lui lança ; d’instinct, Tom avait tendu la gueule et broyé les reins du pauvre animal ; il reposa le cadavre à terre en baissant les oreilles et remuant faiblement la queue, craignant visiblement d’être battu. Mais Bernard le caressa un moment en lui disant de douces paroles ; puis il saisit le chat et le jeta par la fenêtre dans la rue déserte.

Il se trouvait à la maison, le lendemain, lorsque la sensible Eugénie raconta avec des larmes qu’on avait retrouvé l’un des chatons martyrisé dans la rue. Bernard écoutait et contemplait sa tante avec une impression nouvelle ; ces sanglots ne l’émouvaient point de pitié mais lui donnaient une espèce de soif. Le soir même, en montant se coucher, il prenait au nid un deuxième chat ; le chien paraissait l’attendre et il n’en fut pas surpris ; à peine cette fois avait-il posé à terre la petite bête que Tom la tuait. Il balança à redescendre ; mais enfin, vaincu par le goût du péché, il revint au nid ; un seul chaton, le dernier, reposait au sein de la mère ; il le prit brutalement ; mais comme il atteignait le palier, son oncle Noë qui avait cru entendre un frôlement quitta la table où il lisait entre le père et la mère et arriva à temps à la porte pour voir celle-ci se fermer doucement. Intrigué, il sortit à son tour, perçut le pas de Bernard, le suivit dans l’ombre et assista au massacre.

L’enfant, pâle de rage, comparut devant les siens : le grand’père était anéanti. Catherine toute décomposée. Ils prononcèrent des paroles énigmatiques pour lui.

— D’où peut-elle venir cette petite crapule, d’où peut-elle venir ? disait Rodolphe.

Que pouvaient contre cette tête de fer les semonces des siens et du maître d’école, le cachot, le pain noir ? Rien. Catherine attribua cette misérable moralité à l’école sans Dieu. Sur ses instances il fut entendu qu’il suivrait le catéchisme et verrait régulièrement le frère Valier. L’enfant ne s’émut de rien. Les seules choses qui l’eussent frappé, en dehors de l’affront de s’être laissé prendre, étaient les paroles sibyllines prononcées par Rodolphe et dont il cherchait vainement le sens.

Au catéchisme comme à l’école il fut l’enfant appliqué, artificieux et ponctuel qui s’assurait les premières places, les prix et l’estime des maîtres. Son intelligence toujours en éveil mais prudente emmagasinait sans arrêt ; une prodigieuse mémoire et une prodigieuse faculté d’oubli donnaient à sa pensée les armes et l’aisance. Physiquement, il se développait fort bien, entraîné par François à tous les exercices du corps. Blinkine réussissait moins et Bernard ne se rappelait jamais sans dérision et orgueil la maladresse qu’il montrait à ce jet du couteau auquel François les avait initiés dans les fourrés du bois de Boulogne. Le petit Régis lui avait fait don, en témoignage d’amitié et de satisfaction d’une longue navaja à cran d’arrêt que son père lui avait rapportée du Mexique.

— Tiens, lui avait-il dit, maintenant que tu sais te servir du joujou, voilà un souvenir. Nous avons treize ans, nous sommes des hommes, on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est vrai que si tu deviens tailleur ou menuisier, tu n’en feras jamais grand’chose !

— Et toi ? répondait Bernard piqué.

— Moi, je vais partir comme mousse quand mon père reviendra ; puis je deviendrai capitaine au long cours ; peut-être armateur ou planteur. C’est une autre vie ça, tu sais ! Tu m’envies, Abraham ?

— Oh ! non, faisait l’autre ; je travaillerai avec mon père, moi.

— Qui sait ? On se perdra de vue, on ne se reverra pas.

Mais Abraham tranquillement :

— Si vous devenez quelque chose ou si vous voulez le devenir, vous ne m’oublierez pas, allez.

Bernard enregistrait ces paroles.

Il ne s’adoucissait pas en grandissant. Une jolie fillette du voisinage, la petite Angèle Mauléon, qui suivait le même chemin pour aller à l’école et aimait ce garçon à cause même de sa sauvagerie, l’ayant un jour embrassé en le quittant et ainsi provoqué innocemment la raillerie de ses camarades, il se précipita sur elle comme une petite brute. Il fallut l’arracher pantelante de ses mains.

Quelque temps après, sur la proposition de François, ils décidèrent de faire à eux trois une excursion en forêt de Fontainebleau. Ils seraient censés invités à passer la soirée du samedi et la journée du dimanche chez les parents de l’un d’eux, ils prétendraient y coucher ce qui ne surprendrait point car cela arrivait quand ils devaient travailler tard ensemble, et, ainsi, ils disposeraient des deux jours du samedi et du dimanche. Restait la question des dépenses.

— Moi, dit François, qui ne mentait jamais, je vous avertis que, pour ma part, je dirai tout à ma mère : à vous de vous débrouiller.

Abraham avait des ressources secrètes, opérant des combinaisons étonnantes de jeux, de paris et de change avec ses cousins. Mais Bernard se demandait, ayant fait quelques dépenses sur les maigres sommes qui lui étaient remises, où il trouverait ce qu’il cherchait.

Il se préparait à ce moment à sa première communion et, tous les soirs, vers les huit heures, allait assister à une retraite qu’on prêchait à Saint-Gervais. On était en Juin ; quand il retournait, sur les neuf heures, dans la rue des Rosiers, le passage était sombre mais les commerçants animaient la soirée, causant en groupes sur les portes. Une fois, en passant devant la boutique du chapelier Goldschmit, Bernard vit le chien Tom couché sur le seuil ; le chapelier, non loin de là, bavardait ; la boutique était déserte et noire. Une idée subite traversa son esprit ; il s’approcha de la bête et la flatta puis se mit à jouer avec elle ; le dogue prit goût au jeu ; ils entrèrent et sortirent à plusieurs reprises ; le chapelier qui les regardait s’amusait de les voir faire. Bernard recommença le lendemain et finit par faire de ce jeu une habitude où personne ne vit rien de suspect. Un soir, qui était la veille de la première communion, au moment où il allait sortir, sa grand’mère l’embrassa plus tendrement que de coutume.

— Il s’est bien amendé, dit-elle, ce petit. Le frère Valier m’a dit aujourd’hui que, non seulement il était le premier au catéchisme, mais qu’il faisait aussi l’édification de tous.

Il sortit et se rendit comme de coutume à la retraite. Puis, au retour, subitement décidé, il feignit de jouer ainsi qu’il le faisait maintenant tous les soirs avec Tom, pénétra dans la boutique et courut à la caisse. Le tiroir était simplement poussé. Il l’ouvrit, plongea la main. Mais déjà le dogue, une patte sur la main, l’autre sur l’épaule, la gueule en feu, grondait et le tenait en respect. Le boutiquier rentra au bout d’une minute dont l’enfant ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu durer. Il appela le chien, referma le tiroir et dit simplement à Bernard :

— « Et tu vas faire ta première communion demain ! Jamais un petit juif n’aurait fait cela ». Il réfléchit puis ajouta comme pour soi : « Et il passe pour le meilleur sujet du quartier. Quelle nature ! Écoute, Bernard, quoiqu’il arrive, n’oublie jamais que je t’ai pardonné et que je me suis tu. Tu promets ? »

L’enfant fit oui de la tête. Il rentra chez lui tremblant, le visage cendré, les yeux hagards. La colère rentrée le rendait fou. À sa tante inquiète il ne répondait pas mais ses mâchoires s’entrechoquaient. On le dévêtit, on le coucha dans la chambre des vieux. Toute la nuit il eut la fièvre et délira. Le matin, calme, effrayant, il déclara vouloir se lever. « Tu n’y songes pas ! » dit Catherine. Il s’obstina, fit des singeries, feignit le désespoir ; il voulait faire sa communion. Il supplia ; il sut trouver des larmes. Le vieux Jérôme se mit en quête d’une voiture ; on le recouvrit, on l’emmaillota ; pendant l’office tout le monde remarqua son visage jaune et ses yeux injectés de bile ; il ne cessa de claquer des dents ; il s’évanouit à plusieurs reprises ; les parents craignirent de ne ramener qu’un cadavre ; le curé doyen vint à son banc lui porter l’hostie et fit signe qu’on abrégeât ce supplice si cruellement édifiant ; tandis qu’on l’emmenait, l’archiprêtre, en une allocution qui émut profondément les fidèles, déclara qu’un tel enfant consolait de bien des misères les serviteurs du Seigneur. Cependant, Bernard avait demandé que la voiture s’en retournât au petit trot. En pénétrant dans la rue des Rosiers, il se plaignit d’étouffer et se pencha à la portière, la main comprimant le cœur. Tout à coup, comme on passait devant la boutique de Goldschmidt, il eut un geste terriblement rapide du bras. La navaja lancée par la lame avec une force incroyable effleura en sifflant la tête de l’homme qui, en bras de chemise, fumait sa pipe devant la porte ; et elle alla se planter jusqu’à la garde, toute vibrante du manche comme une banderille, entre les deux épaules du dogue qui s’écroula en hurlant.