Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/II

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 297-301).
II. — De la conversation.

Les courtisans de tous les temps ont un besoin d’état ; c’est celui de parler sans rien dire. Ce fut un avantage immense pour Molière ; ses comédies vinrent former un supplément agréable aux événements de la chasse du jour, aux exclamations élégantes sur les ruses du cerf, et aux transports d’admiration sur l’adresse du roi à monter à cheval.

Notre conversation est dans une situation bien différente ; nous n’avons que trop de choses intéressantes. L’art ne consiste plus à économiser une petite source d’intérêt sans cesse sur le point de tarir, et à la faire suffire à tout, et porter la vie jusque dans les dissertations les plus arides ; il faut retenir, au contraire, le torrent des passions qui, prêtes à s’élancer à chaque mot, menacent de renverser toutes les convenances et de disperser au loin les habitants du salon. Il faut écarter des sujets si intéressants qu’ils en sont irritants, et le grand art de la conversation d’aujourd’hui, c’est de ne pas se noyer dans l’odieux.

Accoutumés que nous sommes à raisonner souvent dans la conversation, nous trouverions pédantesque et singulière, si nous osions raisonner par nous-mêmes comme de grands garçons, la conversation des marquis au deuxième acte du Misanthrope. Cette scène offrait sans doute, il y a un siècle, un tableau fidèle, et idéalisé par le génie, des salons de l’an 1670. On voit qu’il y avait une assez belle place pour la satire et que la cour de Louis XIV était tout à fait petite ville. C’est que par tous pays le commérage vient du manque d’idées.

Dix portraits piquants, mais qui pourraient se trouver aussi bien dans une satire de Boileau[1], passent successivement sous nos yeux.

Nous avons fait un pas depuis 1670, quoique nous nous gardions d’en convenir. Nous avouerions presque, si l’on nous en pressait avec grâce, que tous ces gens-là font bien d’avoir des manies, si ces manies les amusent. La philosophie du dix-huitième siècle nous a appris que l’oiseau aurait tort de se moquer de la taupe, à raison de la galerie obscure où elle choisit de vivre. Elle s’y amuse probablement : elle y fait l’amour, elle y vit.

Quant à Alceste, le misanthrope, sa position est différente. Il est amoureux de Célimène, et il prétend lui plaire. La taupe aurait tort de se tenir dans son trou si elle avait entrepris de faire sa cour au rossignol.

La brillante Célimène, jeune veuve de vingt ans, s’amuse aux dépens des ridicules de ses amis ; mais on n’a garde de toucher dans son salon à ce qui est odieux. Alceste n’a point cette prudence, et voilà justement ce qui fait le ridicule particulier du pauvre Alceste. Sa manie de se jeter sur ce qui paraît odieux, son talent pour le raisonnement juste et serré, sa probité sévère, tout le mènerait bien vite à la politique, ou, ce qui est bien pis, à une philosophie séditieuse et malsonnante. Dès lors, le salon de Célimène deviendrait compromettant ; bientôt ce serait un désert ; et que faire, pour une coquette, au milieu d’un salon désert ?

C’est par là que le genre d’esprit d’Alceste est de mauvais goût dans ce salon. C’est là ce que Philinte aurait dû lui dire. Le devoir de cet ami sage était d’opposer la passion de son ami à sa manie raisonnante. Molière le voyait mieux que nous ; mais l’évidence et l’à-propos du raisonnement de Philinte eût pu coûter au poëte la faveur du grand roi.

Le grand roi dut trouver de fort bon goût, au contraire, le ridicule donné à la manie du raisonnement sérieux[2].

L’odieux que nous fuyons aujourd’hui est d’un autre caractère ; il n’est de mauvais goût que lorsqu’il conduit au sentiment de la colère impuissante, et il passe pour fort agréable dès qu’il peut se produire sous la forme d’un ridicule amusant, donné aux gens du pouvoir. Même, plus le rang des personnes immolées au ridicule est auguste, plus le mot fait de plaisir, loin d’inspirer aucune crainte :

« Le conseil des ministres vient de finir, il a duré trois heures. — Que s’est-il passé ? — Il s’est passé trois heures. Ce vieux ministre imbécile ne veut pas ouvrir les yeux. — Eh bien ! qu’il les ferme[3]. »

Une conversation vive, plaisante, étincelante d’esprit, jouant toujours la gaieté et fuyant le sérieux comme le dernier des ridicules, après un règne d’un siècle, fut tout à coup détrônée vers 1786, par une discussion lourde, interminable, à laquelle tous les sots prennent part. Ils ont tous aujourd’hui leur jugement sur Napoléon, qu’il nous faut essuyer. Les courses à cheval, les visites en chenille et les occupations du matin cédèrent la place aux journaux. Il fallut, en 1786, donner deux heures de sa vie, chaque jour, à une lecture passionnée, coupée à chaque instant par les exclamations de la haine ou par des rires amers sur les déconvenues du parti contraire. La légèreté française périt, le sérieux prit sa place, et tellement sa place, que les gens aimables d’un autre siècle font tache dans les salons de 1825.

Comme nous n’avons pas d’universités à l’allemande, la conversation faisait autrefois toute l’éducation d’un Français ; aujourd’hui, c’est la conversation et le journal.

  1. Le bavard qui prétend occuper il lui seul toute l’attention d’un salon ; le raisonneur qui n’y apporte que de l’ennui ; le mystérieux, l’homme familier qui trouve de la grâce à tutoyer tout le monde ; le mécontent qui pense que le roi lui fait une injustice toutes les fois qu’il accorde une grâce ; l’homme qui, semblable à un ministre, ne fonde ses succès que sur son cuisinier ; le bavard tranchant qui veut tout juger et qui croirait s’abaisser s’il motivait le moins du monde les arrêts qu’il dicte du haut de son orgueil.
  2. S’il fut jamais un homme créé, par sa douceur, pour faire aimer la sagesse, ce fut sans doute Franklin ; voyez pourtant dans quel lieu singulier le roi Louis XVI fait placer son portrait, pour l’envoyer à madame la duchesse de Polignac. (Mémoires de madame Campan.)
  3. Miroir (petit journal fort libéral et très-spirituel), mars 1823.