Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/III

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 301-307).
III. — Des habitudes de la vie, par rapport à la littérature.

Je vois les gens de ma connaissance passer six mois dans l’oisiveté de la campagne. La tranquillité des champs a succédé à l’anxiété des cours et à l’agitation de la vie de Paris[1]. Le mari fait cultiver ses terres, la femme dit qu’elle s’amuse, les enfants sont heureux ; sans besoin d’idées nouvelles, arrivant de Paris, ils courent et gambadent dans les bois, ils mènent la vie de la nature.

De telles gens, à la vérité, ont appris de leurs pères à dire que le moindre manque de dignité les choque dans les ouvrages de l’esprit ; que la moindre convenance blessée les dégoûte. Le fait est que, s’ennuyant beaucoup, que, manquant absolument d’idées nouvelles et amusantes, ils dévorent les plus mauvais romans. Les libraires le savent bien, et tout ce qu’il y a de trop plat, pendant le reste de l’année, est par eux réservé pour le mois d’avril, le grand moment des départs et des pacotilles de campagne.

Ainsi l’ennui a déjà brisé toutes les règles pour le roman ; l’ennui ! ce dieu que j’implore, le dieu puissant qui règne dans la salle des Français, le seul pouvoir au monde qui puisse faire jeter les Laharpe au feu. Du reste, la révolution dans le roman a été facile. Nos pédants, trouvant que les Grecs et les Romains n’avaient pas fait de romans, ont déclaré ce genre au-dessous de leur colère ; c’est pour cela qu’il a été sublime. Quels tragiques, suivants d’Aristote, ont produit, depuis un siècle, quelque œuvre à comparer à Tom Jones, à Werther, aux Tableaux de famille, à la Nouvelle Héloïse ou aux Puritains ? Comparez cela aux tragédies françaises contemporaines ; vous en trouverez la triste liste dans Grimm.

De retour à la ville à la fin de novembre, nos gens riches, assommés de six mois de bonheur domestique, ne demanderaient pas mieux que d’avoir du plaisir au théâtre. La seule vue du portique des Français les réjouit, car ils ont oublié l’ennui de l’année précédente ; mais ils trouvent à la porte un monstre terrible : le bégueulisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

Dans la vie commune, le bégueulisme est l’art de s’offenser pour le compte des vertus qu’on n’a pas ; en littérature, c’est l’art de jouir avec des goûts qu’on ne sent point. Cette existence factice nous fait porter aux nues les Femmes savantes et mépriser le charmant Retour imprévu.

À ces mots malsonnants, je vois la colère dans les yeux des classiques. Eh ! messieurs, ne soyez en colère que pour ce qui vous y met réellement. La colère est-elle donc un sentiment si agréable ? — Non, certes ; mais, en fronçant le sourcil aux farces de Regnard, nous avancerons notre réputation de bons littérateurs.

Le bon ton court donc les rues ; car il n’est pas de calicot qui ne siffle Molière ou Regnard, à tout le moins une fois l’an. Cela lui est aussi naturel que de prendre, en entrant au café, l’air militaire d’un tambour-major en colère. On dit que la pruderie est la vertu des femmes qui n’en ont pas ; le bégueulisme littéraire ne serait-il point le bon goût de ces gens que la nature avait fait tout simplement pour être sensibles à l’argent, ou pour aimer avec passion les dindes truffées ?

Une des plus déplorables conséquences de la corruption du siècle, c’est que la comédie de société ne trompe plus personne en littérature, et si un littérateur affecté réussit encore à faire illusion, c’est qu’on le méprise trop pour le regarder deux fois.

Ce qui fit le bonheur de la littérature sous Louis XIV, c’est qu’alors c’était une chose de peu d’importance[2]. Les courtisans qui jugèrent les chefs-d’œuvre de Racine et de Molière furent de bon goût, parce qu’ils n’eurent pas l’idée qu’ils étaient des juges. Si, dans leurs manières et leurs habits ils furent toujours attentifs à imiter quelqu’un, dans leur façon de penser sur la littérature ils osèrent franchement être eux-mêmes. Que dis-je, oser ? Ils n’eurent pas même la peine d’oser. La littérature n’était qu’une bagatelle sans conséquence ; il ne devint essentiel, pour la considération, de bien penser sur les ouvrages de l’esprit[3] que vers la fin de Louis XIV, lorsque les lettres eurent hérité de la haute considération que ce roi avait accordée aux Racine et aux Despréaux.

On juge toujours bien des choses qu’on juge avec naturel. Tout le monde a raison dans son goût, quelque baroque qu’il soit, car on est appelé à voter par tête. L’erreur arrive au moment où l’on dit : « Mon goût est celui de la majorité, est le goût général, est le bon goût. »

Même un pédant, jugeant naturellement, d’après son âme étroite et basse, aurait droit à être écouté. Car, enfin, c’est un spectateur, et le poëte veut plaire à tous les spectateurs. Le pédant ne devient ridicule que quand il se met à juger avec un goût appris, et qu’il veut vous persuader qu’il a de la délicatesse, du sentiment, etc., etc. ; par exemple, Laharpe commentant le Cid et les rigueurs du point d’honneur, au sortir d’un ruisseau où un nommé Blin de Sainmore le jeta, un jour que l’académicien, fort paré, allait dîner chez un fermier général. Le commentateur du Cid, quoique un peu crotté, fit, dit-on, fort bonne contenance à table.

L’une des conséquences les plus plaisantes du bégueulisme, c’est qu’il est comme l’oligarchie, il tend toujours à s’épurer. Or, un parti qui s’épure se trouve bientôt réduit au canapé des doctrinaires.

L’on ne peut dire où fût arrivée la délicatesse du langage, si le règne de Louis XIV eût continué. M. l’abbé Delille ne jouissait déjà plus de la moitié des mots employés par la Fontaine. Tout ce qui est naturel, bientôt fût devenu ignoble et bas ; bientôt il n’y eût pas eu mille personnes parlant noblement dans tout Paris.

Je ne citerai point des exemples trop anciens pour qu’on s’en souvienne. Il y a deux ans (février 1823), lorsqu’il s’est agi d’aller délivrer l’Espagne, et lui rendre le bonheur dont elle jouit aujourd’hui, n’avons-nous pas vu quelques salons du faubourg Saint-Germain trouver de mauvais ton le discours de M. de Talleyrand ? Or, je le demande, qui pourra se flatter d’avoir un bon langage, si un homme aussi bien né, et que l’on n’accuse point d’avoir fui les cours, peut être accusé de mauvais ton dans le style ? En y regardant bien, l’on pourrait découvrir jusqu’à trois ou quatre langues différentes dans Paris. Ce qui est grossier rue Saint-Dominique n’est que naturel au faubourg Saint-Honoré, et court le risque de paraître recherché dans la rue du Mont-Blanc. Mais la langue écrite, faite pour être comprise par tous et non pas seulement à l’Œil-de-Bœuf, ne doit avoir nul égard à ces modes éphémères.

C’est l’affectation qui siffle Molière trois fois par mois ; autrement l’on pourrait prévoir que bientôt il sera indécent et de mauvais ton de dire sur la scène française : « Fermez cette fenêtre. »

Je crois qu’il faut déjà dire : Fermez cette croisée. Mais le pauvre bégueulisme, malgré son Journal des Débats, malgré son Académie française recrutée par ordonnance, est blessé au cœur et n’ira pas fort loin. Remarquez que cette délicatesse excessive n’existe qu’au théâtre et n’est soutenue que par le seul Journal des Débats. Elle ne se voit déjà plus dans nos mœurs. L’affluence des gens de la province, qui viennent pour la Chambre des députés, fait que, dans la conversation, on parle assez pour se faire entendre[4].


  1. Mémoires de madame d’Épinay, genre de vie de M. de Francueil, son amant.
  2. « Le bonhomme Corneille est mort ces jours-ci », dit Dangeau. Aujourd’hui il y aurait quatre discours prononcés au Père-Lachaise, et le lendemain insérés au Moniteur.
  3. Titre de l’ouvrage d’un jésuite (Bouhours, je crois,) du temps, qui eut beaucoup de succès.
  4. Réflexions de M. Alexandre Duval sur le style de la comédie au dix-neuvième siècle. Les trois quarts des charmantes plaisanteries de lord Byron, dans Don Juan et surtout dans le Siècle de bronze, seraient ignobles en français, et elles partent du génie le plus élevé et le plus dédaigneux de l’Angleterre.