Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare I/Préface

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. --5).
Racine et Shakspeare I

RACINE
ET SHAKSPEARE

Intelligenti pauca.


1823

PRÉFACE




Rien ne ressemble moins que nous aux marquis couverts d’habits brodés et de grandes perruques noires, coûtant mille écus, qui jugèrent, vers 1670, les pièces de Racine et de Molière.

Ces grands hommes cherchèrent à flatter le goût de ces marquis et travaillèrent pour eux.

Je prétends qu’il faut désormais faire des tragédies pour nous, jeunes gens raisonneurs, sérieux et un peu envieux, de l’an de grâce 1823. Ces tragédies-là doivent être en prose. De nos jours, le vers alexandrin n’est le plus souvent qu’un cache-sottise.

Les règnes de Charles VI, de Charles VII, du noble François Ier, doivent être féconds pour nous en tragédies nationales d’un intérêt profond et durable. Mais comment peindre avec quelque vérité les catastrophes sanglantes narrées par Philippe de Comines, et la chronique scandaleuse de Jean de Troyes, si le mot pistolet ne peut absolument pas entrer dans un vers tragique ?

La poésie dramatique en est en France au point où le célèbre David trouva la peinture vers 1780. Les premiers essais de ce génie audacieux furent dans le genre vaporeux et fade des Lagrenée, des Fragonard et des Vanloo. Il fit trois ou quatre tableaux fort applaudis. Enfin, et c’est ce qui lui vaudra l’immortalité, il s’aperçut que le genre niais de l’ancienne école française ne convenait plus au goût sévère d’un peuple chez qui commençait à se développer la soif des actions énergiques. M. David apprit à la peinture à déserter les traces des Lebrun et des Mignard, et à oser montrer Brutus et les Horaces. En continuant à suivre les errements du siècle de Louis XIV, nous n’eussions été, à tout jamais, que de pâles imitateurs.

Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’une révolution semblable en poésie. Jusqu’au jour du succès, nous autres défenseurs du genre romantique, nous serons accablés d’injures. Enfin, ce grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera ; elle sera étonnée, cette noble jeunesse, d’avoir applaudi si longtemps, et avec tant de sérieux, à de si grandes niaiseries.

Les deux articles suivants, écrits en quelques heures et avec plus de zèle que de talent, ainsi que l’on ne s’en apercevra que trop, ont été insérés dans les numéros 9 et 12 du Paris Monthly Review.

Éloigné, par état, de toute prétention littéraire, l’auteur a dit sans art et sans éloquence ce qui lui semble la vérité.

Occupé toute sa vie d’autres travaux, et sans titres d’aucune espèce pour parler de littérature, si malgré lui ses idées se revêtent quelquefois d’apparences tranchantes, c’est que, par respect pour le public, il a voulu les énoncer clairement et en peu de mots.

Si, ne consultant qu’une juste défiance de ses forces, l’auteur eût entouré ses observations de l’appareil inattaquable de ces formes dubitatives et élégantes, qui conviennent si bien à tout homme qui a le malheur de ne pas admirer tout ce qu’admirent les gens en possession de l’opinion publique, sans doute alors les intérêts de sa modestie eussent été parfaitement à couvert, mais il eût parlé bien plus longtemps, et, par le temps qui court, il faut se presser, surtout lorsqu’il s’agit de bagatelles littéraires.