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Raison et sensibilité/VIII

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 103-112).

CHAPITRE VIII.

Madame Jennings était veuve d’un homme qui avait fait une grande fortune dans le commerce ; elle en avait eu un ample douaire, et deux filles riches et jolies, qui furent bientôt mariées. Elle venait de marier la cadette depuis quelques mois, et n’avait plus rien à faire que de marier le reste du monde : car selon elle, il n’y avait de bonheur sur la terre que dans un bon mariage. D’après cette opinion, et la bonté de son cœur, elle n’était occupée qu’à projeter des noces entre les jeunes gens de sa connaissance ; elle y mettait un zèle et une activité extrêmes, et faisait tout ce qui dépendait d’elle, pour amener, disait-elle, les choses à bien. Elle avait une habileté remarquable pour découvrir les attachemens réciproques, même avant ceux qui devaient les éprouver ; elle avait plus d’une fois pris la rougeur de la vanité pour celle de l’amour, en disant à l’oreille d’une jeune personne, que monsieur un tel, avait une ardente passion pour elle, qu’elle en était sûre, etc., etc. Le jour même de son arrivée, en suivant les regards du colonel Brandon, et en l’examinant pendant que Maria chantait, elle eut le prompt discernement de découvrir qu’il en était passionnément amoureux. Le second jour la confirma dans cette idée. Il ne lui parlait point et la regardait souvent ; signe certain d’amour : il ne louait pas son chant, mais il écoutait avec attention ; signe d’amour. Une fois elle avait entendu un soupir étouffé, elle en était sûre, et alors il n’y eut plus le moindre doute. Ce sera, dit-elle, un charmant mariage des deux côtés, car il est riche et elle est belle. Depuis que madame Jennings avait appris à connaître le colonel chez son gendre, elle avait un vif désir de le marier, et dès qu’elle voyait une jeune fille, elle avait envie de lui procurer un bon mari. Elle trouvait ici une double jouissance, pour elle-même dans le plaisir de railler le colonel quand il était au Park, et Maria quand elle allait à la chaumière. Le colonel répondait peu de chose, peut-être était-il flatté, peut-être indifférent ; mais Maria ne comprit pas d’abord ce que madame Jennings voulait dire, et quand enfin cette dernière se fut expliquée plus clairement, elle ne savait si elle devait rire de cette absurdité ou se mettre en colère de ce qui lui paraissait une impertinence, non pas pour elle ; il lui était assez égal d’avoir fait ou non la conquête du vieux colonel : mais elle trouvait mauvais qu’on ne respectât pas son âge, et croyait que les railleries de madame Jennings ne pouvaient porter que sur lui. Ce n’est peut-être pas la faute de ce bon colonel s’il n’est pas marié, disait-elle à sa mère et à sa sœur, et c’est bien mal à madame Jennings de se moquer ainsi de lui.

Madame Dashwood qui n’avait que cinq ans de plus que le colonel, ne le trouvait pas aussi vieux qu’il le paraissait à la jeune imagination de sa fille ; elle voulut justifier au moins madame Jennings de l’intention de jeter du ridicule sur son âge.

— Mais au moins, maman, dit Maria, vous ne pouvez nier l’absurdité de cette accusation, et si ce n’est pas méchanceté, c’est du moins profonde bêtise. Le colonel Brandon est peut-être un peu moins âgé que madame Jennings, mais il est assez vieux pour être mon père ; et même en supposant qu’un homme puisse encore être amoureux à son âge, ce n’est du moins pas le colonel qui a l’air si grave, si sérieux, et qui sent déjà les infirmités de la vieillesse.

— Les infirmités ! s’écria Elinor ! prenez-vous cela, Maria ? le colonel Brandon infirme ! Je peux aisément supposer qu’il vous paraisse plus vieux qu’à ma mère, mais non pas que vous le trouviez infirme ; il a l’air de la meilleure santé.

— Ne l’avez-vous pas entendu se plaindre hier de rhumatisme ? N’est-ce pas la maladie la plus commune aux vieillards ? N’a-t-il pas dit qu’il voulait mettre une veste de flanelle ? et la flanelle ne vous présente-t-elle pas l’idée de la vieillesse et de tous les maux qui en sont la suite ? Pour moi, je le vois d’abord avec la veste de flanelle, la crampe, la goutte, les douleurs, le rhumatisme, et tout ce qui s’en suit.

— S’il s’était plaint d’un violent accès de fièvre, Maria, vous auriez trouvé au contraire que cela lui aurait ôté bien des années. Convenez qu’il y a quelque chose de très-intéressant dans un accès de fièvre ? Ces yeux brillans, ces joues colorées, ce mouvement accéléré du pouls vous plairaient beaucoup plus qu’un léger rhumatisme à l’épaule, dont le colonel se plaignait hier par un jour froid et humide.

Maria sourit d’abord de ce badinage, puis tomba dans la rêverie ; un instant après elle demanda à sa sœur un livre que celle-ci avait dans sa chambre. Elinor sortit pour aller le chercher ; dès qu’elle fut dehors, Maria s’approcha vivement de sa mère. J’ai pris ce prétexte de renvoyer Elinor, lui dit-elle, pour vous parler d’une crainte qui m’a saisie tout-à-coup quand elle a parlé de fièvre. Je suis sûre qu’Edward Ferrars est très-malade, ne le pensez-vous pas aussi ? Voici quinze jours que nous sommes ici, et il n’y a pas encore paru : rien autre chose qu’une maladie sérieuse ne peut expliquer ce retard. Qu’est-ce qui pourrait le retenir à Norland quand Elinor est ici ? Je ne comprends pas qu’elle ne soit pas aussi malade d’inquiétude.

— Aviez-vous donc quelque idée qu’il dût venir aussitôt, répondit madame Dashwood ? Je ne le croyais pas, bien au contraire ; si j’avais eu sur lui quelque inquiétude, ç’aurait été plutôt en me rappelant qu’il n’avait pas eu beaucoup d’empressement à accepter mon invitation quand je le priai de venir nous voir. Est-ce donc qu’Elinor l’attendait déjà ?

— Nous n’en avons point parlé, maman, mais il me semble que cela va sans dire.

— Moi, je crois, ma fille, que vous vous trompez ; je lui parlai hier de quelques petites réparations à faire à la chambre destinée aux visiteurs ; elle observa que rien ne pressait, et que de long-temps cette chambre ne serait occupée.

— C’est bien singulier, dit Maria ! Quelle peut être leur idée ! au reste toute leur conduite est inexplicable d’un bout à l’autre. Si vous aviez vu la froideur de leur dernier adieu, si vous aviez entendu comme leur entretien était simple et presque languissant la dernière soirée. Edward ne mit aucune distinction dans ses adieux entre Elinor et moi ; c’étaient pour toutes deux les bons souhaits d’un frère affectionné, et rien, rien de plus pour elle. Quelquefois je les laissais exprès, croyant peut-être qu’ils étaient gênés par ma présence ; eh bien ! croiriez-vous qu’il restât près d’elle ? Il sortait avec moi, ou immédiatement après. Et Elinor ! elle ne pleurait pas même autant que moi en quittant Norland, et actuellement elle a tout-à-fait l’air consolée. La voit-on abattue, mélancolique ? Cherche-t-elle à éviter la société ? Parait-elle seulement distraite ou rêveuse ? Non, maman, je ne sais plus qu’en penser, elle déroute toutes mes notions sur l’amour.

— Et les miennes aussi, dit madame Dashwood ; mais Elinor est si sage, si raisonnable, que nous ne pouvons pas nous permettre de la condamner.