Raison et sensibilité/XXXI

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 233-254).

CHAPITRE XXXI.

Ainsi que madame Jennings l’avait prévu, le colonel Brandon entra pendant qu’Elinor préparait le thé, et par sa manière de regarder autour de la chambre, elle comprit à l’instant qu’il s’attendait à n’y pas trouver Maria, qu’il le désirait et qu’il savait déjà ce qui occasionnait son absence. Madame Jennings n’eut pas la même idée, car dès qu’il fut entré, elle traversa la chambre, vint près de la table à thé Elinor présidait, et lui dit à l’oreille : le colonel a l’air bien sérieux, ma chère, sûrement il ne sait rien de l’affaire. Dites-lui bien vite que Maria est libre ; vous verrez comme il changera de physionomie. Elinor sourit sans répondre. Quelques momens après le colonel s’approcha d’elle, et avec un regard qui lui confirma qu’elle n’avait rien à lui apprendre, il s’assit à côté d’elle et lui demanda des nouvelles de sa sœur.

— Maria n’est pas bien, dit-elle, elle a été indisposée tout le jour, et nous lui avons persuadé de se mettre au lit.

— Peut-être, dit-il en hésitant beaucoup, ce que j’ai entendu dire ce matin… peut-être est-ce plus vrai que je n’ai d’abord voulu le croire ?

— Qu’avez-vous entendu dire ?

— Qu’un gentilhomme que j’avais de fortes raisons de penser… de croire… d’être sûr même qu’il était engagé… avec votre sœur. Mais pourquoi me le demander ? vous le savez, j’en suis certain. Je l’ai vu en entrant à l’altération de vos traits, à l’absence de votre sœur ; épargnez-moi la peine de le dire.

— Eh bien donc ! dit Elinor, je suppose que vous entendez le mariage de M. Willoughby avec mademoiselle Grey ; il paraît que c’est aujourd’hui que ce bruit a éclaté, l’avez vous appris ?

— Dans un magasin à Pall-Mall j’avais affaire. Deux dames en parlaient ensemble si haut qu’il m’était impossible de ne pas les entendre. Le nom de James Willoughby fréquemment répété attira mon attention ; celui de mademoiselle Grey s’y joignit, et fut suivi d’une assertion positive de leur mariage, qui doit avoir lieu dans quelques semaines. Aussitôt que la cérémonie sera faite, a ajouté l’une d’elles, ils partiront pour Haute-Combe, la terre que M. James Willoughby possède en Sommerset-Shire… Ah ! miss Elinor, mon étonnement à cette nouvelle… Mais il me serait impossible d’exprimer ce que j’ai senti. Cette dame, à ce que j’ai appris, se nomme Elison, son mari est tuteur de mademoiselle Grey ; ainsi elle doit-être bien informée, et l’on ne peut en douter.

— Nous n’en doutons nullement, dit Elinor ; mais vous a-t-on dit aussi qu’elle a cinquante mille livres ? Il me semble que ce mot explique tout.

— Peut-être, mais n’excuse rien, dit le colonel, et Willoughby… Il s’arrêta un moment, et sans achever sa phrase commencée, il ajouta en changeant de ton : Et votre sœur, comment est-elle ?

— Elle a beaucoup souffert, mais j’ai l’espoir que plus son chagrin a été violent, plus il sera court ; elle a été, et elle est encore dans une cruelle affliction. Jusqu’à hier elle n’avait eu je crois aucun doute sur ses sentimens et même actuellement elle voudrait encore pouvoir le justifier. Quant à moi je suis presque convaincue qu’il ne lui a jamais été réellement attaché. Mais combien il a été trompeur, artificieux, et même en dernier lieu il a montré une dureté de cœur qui m’a excessivement surprise. — L’habitude d’avoir, ou de feindre de l’amour pour toutes les jolies femmes qu’on rencontre doit produire cet effet, reprit le colonel, et Willoughby… Mais ne disiez-vous pas que votre sœur ne voit pas sa conduite sous le même jour que vous. — Vous connaissez l’extrême sensibilité de Maria, colonel ; il lui en coûte trop de condamner sévèrement quelqu’un qu’elle a autant aimé.

Il ne répondit rien. Le thé était fini, on arrangea les parties de jeu, et l’entretien fut interrompu. Madame Jennings tout en jouant regardait le colonel avec surprise. Elle s’était attendue que la nouvelle du mariage de son rival le transporterait de joie, et qu’elle aurait le plaisir de le voir aussi gai, aussi animé que s’il n’avait que vingt-ans, et il lui paraissait au contraire plus sérieux encore qu’à l’ordinaire. Il se dispensa de jouer et sortit bientôt. On ne comprend plus rien aux hommes, dit-elle le soir à Elinor, j’aurais juré aussi qu’il aimait Maria.

La nuit fut meilleure pour cette dernière qu’Elinor ne l’avait espéré ; son abattement lui procura un peu de sommeil ; mais en s’éveillant le lendemain elle retrouva le même poids sur son cœur. Elinor pour la soulager l’engagea à parler du triste sujet qui l’oppressait, et avant qu’on les appelât pour le déjeûner, elles avaient traité à fond ce sujet, avec la même conviction du côté d’Elinor, et avec ses tendres et raisonnables conseils, et du côté de Maria avec les mêmes sentimens impétueux et les mêmes variations. Quelquefois elle croyait Willoughby aussi malheureux et aussi innocent qu’elle même ; dans d’autres momens elle repoussait toute consolation et toute excuse, et le voyait le plus coupable des hommes : quelquefois elle était absolument indifférente au jugement du public et voulait se montrer avec toute sa douleur ; l’instant d’après elle voulait se séquestrer pour toujours : tantôt abattue à ne pouvoir presque pas parler ni faire un mouvement, tantôt se relevant avec énergie. Dans un seul point elle ne changeait jamais, c’était d’éviter autant que possible la présence de madame Jennings, et quand elle ne le pouvait, de garder un opiniâtre silence. Il fut impossible à sa sœur de lui persuader que madame Jennings entrait dans ses peines avec une vraie compassion. Non, non, répondait elle, c’est impossible ; la sensibilité n’est pas dans sa nature. Vous le voyez, elle connaît et sent si peu mon chagrin, qu’elle croit pouvoir l’adoucir par des boissons ou par des mets plus recherchés. Elle me plaint comme elle plaindrait son chat, si on lui avait marché sur la patte, et rien de plus. Tout ce qu’elle aime c’est de causer, de raconter, et elle n’est pas fâchée dans le fond d’en avoir un nouveau sujet.

Quoiqu’il y eût bien là-dedans quelque vérité, Elinor connaissait trop bien l’excellent cœur de madame Jennings pour ne pas repousser ce qu’elle appelait une injustice ; mais elle ne put convaincre Maria, qui était presque toujours influencée dans ses jugemens par la grande importance qu’elle mettait à une sorte de délicatesse raffinée et de sensibilité romanesque, au bon goût, au bon ton, aux grâces. Maria de même que bien des personnes, avec un caractère bon, généreux, un esprit élevé, une sincérité parfaite, n’était ni juste ni raisonnable, et paraissait quelquefois exactement le contraire de ce qu’elle était réellement lorsqu’elle se laissait aller à ses impressions exagérées. Elle exigeait des autres les mêmes sentimens, les mêmes opinions qu’elle avait, et jugeait de leurs motifs par l’effet immédiat de leurs actions sur son esprit. Sa mère à-peu-près dans le même genre, et fière de trouver dans une fille aussi jeune, cet esprit vif et pénétrant, ce sentiment du beau, cet enthousiasme qui la rendait si éloquente et qui animait si bien sa charmante physionomie, avait plutôt augmenté cette disposition qu’elle n’avait cherché à l’affaiblir ou à la régler. Lorsque Maria alla trop loin, sa mère riait et disait : mon Elinor est raisonnable pour deux et cela se calmera avec les années ; oubliant que les années ne changent point le caractère, et peuvent tout au plus le modifier : et madame Dashwood elle-même en était la preuve.

Une légère circonstance vint encore mettre madame Jennings plus bas dans l’estime de Maria, en lui causant une nouvelle source de peines, et cependant cette bonne femme n’était guidée que par l’impulsion de son excellent cœur et de sa bonne volonté.

Les deux sœurs étaient remontées dans leur chambre après déjeûner ; elles discutaient encore sur madame Jennings, lorsque celle-ci entra avec une lettre sortant à demi de ses mains, et la figure aussi gaie, aussi contente, aussi riante, que si elle rapportait à Maria tout son bonheur. Que me donnerez-vous, lui dit elle, en entrant, pour ce que je vous apporte ? Voilà le meilleur des remèdes, (en montrant un bout de la lettre.) Le cœur de Maria lui battait au point de lui ôter la force d’aller arracher des mains de madame Jennings cette précieuse lettre ; son imagination la lisait déjà en entier. Elle était de Willoughby, cela n’était pas douteux, pleine de tendresse, de repentir, expliquant tout ce qui s’était passé, satisfaisante, convaincante, et bientôt suivie de Willoughby lui-même, se précipitant dans la chambre, tombant à ses pieds, et confirmant par l’éloquence de son regard les assurances de sa lettre. D’après l’expression des yeux de madame Jennings et de ses signes à Elinor, elle crut que lui-même était le porteur de cette lettre et qu’il attendait en bas la permission d’entrer ; comment sans cela madame Jennings aurait-elle su ce que renfermait cette lettre. – Hélas ! ce tableau si rapide et si charmant fut bientôt effacé. La lettre est posée devant elle d’un air triomphant, et déjà Maria a reconnu sur l’adresse l’écriture de sa mère, qui, pour la première fois de sa vie, serra douloureusement son cœur. Son espérance avait été si complète et si vive, que l’instant qui la détruisit fut un des plus cruels qu’elle eût encore passés ! Il lui semblait n’avoir souffert que dans ce moment.

La cruauté de madame Jennings en la trompant ainsi, (car elle lui supposa une intention qu’elle n’avait jamais eue) lui parut au-dessus du reproche ; elle n’eut d’autre expression qu’un déluge de larmes, qui ne furent pas interprêtées de cette manière par celle qui les faisait couler. Elle crut au contraire que c’était un excès d’attendrissement causé par la vue d’une lettre de sa mère, et après avoir répété : Pauvre enfant, pauvre enfant ! Elle est si nerveuse que le plaisir même la fait pleurer ; elle sortit sans avoir le moindre sentiment de sa maladresse ; car c’était un manque de tact d’annoncer ainsi une lettre qui devait arriver tout naturellement. Toute autre qu’elle aurait prévu l’erreur de Maria et la lui aurait épargnée.

Passé le premier moment, Maria éprouva un sentiment de remords d’avoir aussi mal reçu une lettre de sa mère. Elle la reprit, la pressa contre ses lèvres, essuya ses yeux et la lettre même mouillée de ses larmes, et l’ouvrit avec un tendre respect ; hélas ! elle n’y trouva aucune consolation. Le nom de Willoughby remplissait chaque page ; madame Dashwood se confiant encore en son amour, en son honneur, ne croyant pas possible qu’on pût se lasser d’aimer sa Maria, mais réveillée par les craintes et les soupçons d’Elinor, cherchait à relever l’espérance de sa fille chérie, sollicitait seulement son entière confiance, lui témoignait une affection sincère pour Willoughby, qui ne pouvait, disait-elle, les avoir trompées, et une telle conviction de leur bonheur lorsqu’ils seraient unis, que le désespoir de Maria en lisant cette lettre devint une espèce d’agonie. Heureusement ses larmes avaient commencé avant de la lire ; elles continuèrent et furent un soulagement. Elle cessa enfin de pleurer, et témoigna alors la plus vive impatience de retourner auprès de sa mère ; elle seule entrerait dans ses sentimens, comprendrait sa douleur ; elle seule avait senti combien Willoughby méritait d’être aimé, elle seule lui pardonnerait de l’aimer encore malgré sa perfidie. Elle voulait partir ce matin même, et pria Elinor de sonner pour demander une voiture.

Ce départ si prompt, si soudain n’était pas du tout de l’avis d’Elinor ; outre l’émotion affreuse que ce retour inattendu donnerait à leur mère, qu’il fallait au moins en prévenir, et ses doutes sur le bien qu’il ferait à Maria, elle craignait avec raison qu’une absence si brusque dans un tel moment ne nuisît à sa réputation, et redoutait même les soupçons et les propos de madame Jennings, excitée par la colère où ce départ la mettrait sûrement : elle tâcha donc sans lui dire les motifs qui l’auraient encore plus exaspérée, de faire entendre raison à sa sœur. Elle lui dit qu’il fallait au moins avoir le consentement de leur mère ; que leur frère étant attendu tous les jours à Londres, trouverait fort mauvais qu’elles partissent au moment de son arrivée ; et la raison se fit enfin entendre à Maria.

Madame Jennings sortit ce matin là plus tôt que de coutume, et ne demanda point à Elinor de la suivre ; il lui tardait que les Middleton et les Palmer sussent tout ce qui se passait, et pussent aussi s’affliger sur Maria et s’indigner contre Willoughby. Dès qu’elle fut partie, Maria conjura sa sœur d’écrire à leur mère, de lui dire toute sa douleur, et de lui demander la permission de retourner auprès d’elle. Elinor s’assit pour cette pénible tâche ; Maria placée vis-à-vis d’elle, dans le salon de madame Jennings, appuyée sur la même table où sa sœur écrivait, tantôt suivait le mouvement de sa plume, tantôt rêvait, sa main sur ses yeux, et s’affligeait aussi du chagrin que cette lettre causerait à sa bonne mère : il y avait une heure qu’elles étaient ainsi, quand un coup de marteau à la porte fit tressaillir Maria.

Qui peut venir, dit Elinor, de si bonne heure ? J’espérais que nous étions à l’abri d’une visite. Maria était déjà à côté de la fenêtre.

Qui serait-ce que le colonel Brandon, dit-elle avec humeur ? est-on jamais à l’abri de le voir entrer ? je ne veux pas le voir, et je m’échappe. Un homme qui ne sait que faire de son temps envahit toujours celui des autres ; elle sortit par la salle à manger pour éviter de le rencontrer.

Elinor qui voulait achever sa lettre, hésitait si elle le recevrait dans l’absence de madame Jennings, mais il ne se fit point annoncer ; il entra, et son regard mélancolique, le son de voix altéré avec lequel il demanda des nouvelles, de Maria, convainquit Elinor que c’était le seul but de sa visite ; elle pouvait à peine pardonner à sa sœur l’espèce d’aversion qu’elle témoignait à ce digne homme.

J’ai rencontré madame Jennings à Bonds-street, dit-il ensuite à Elinor ; elle m’a engagé à venir auprès de vous, et j’étais charmé, je vous l’avoue, mademoiselle, de cette occasion de vous parler sans témoins ; je le désirais d’autant plus, que je vous jure que mon seul motif, mon seul vœu, mon seul espoir est de donner peut-être quelques consolations. Mais, non ; ce n’est pas le mot, bien au contraire, et je ne sais de quelle expression me servir… de donner à votre sœur une conviction déchirante peut-être au premier moment, mais qui puisse contribuer à guérir son cœur. Mon attachement pour elle et mon estime pour vous, et pour votre excellente mère m’ont décidé à vous confier quelques circonstances… Mais je vous en conjure, bonne Elinor, ne voyez dans cette confiance que mon ardent désir de vous être utile et aucun intérêt personnel. Je sais bien que quelque chose qu’il arrive, je n’ai aucun espoir ; mais quoique j’aie passé bien des heures à me convaincre moi-même qu’il était de mon devoir de vous parler, j’ai besoin encore de votre aveu pour m’y décider.

Je vous entends, dit Elinor, vous avez quelque chose à me dire sur M. Willoughby qui dévoilera son caractère. Vous dites que c’est la plus forte preuve d’amitié que vous puissiez donner à ma sœur : ma reconnaissance vous est donc bien assurée. Si ce que vous avez à me confier tend à la guérir plutôt de sa malheureuse inclination, parlez, je vous en conjure, je suis prête à vous entendre.