Raison et sensibilité/XXXIX

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 152-186).

CHAPITRE XXXIX.


Vous avez entendu parler à ce que je suppose, dit-il avec une grande solennité dès qu’il fut assis, de la choquante découverte qui se fit hier chez nous-mêmes ?

Tout le monde restant en silence, il se recueillit aussi un moment pour parler avec la dignité convenable ; il avait espéré qu’une foule de questions le tireraient d’affaire ; et qu’il n’aurait qu’à répondre ; on ne lui en faisait point. Il fallut donc pérorer tout seul, et l’éloquence n’était pas le partage du pauvre John.

Votre sœur, dit-il enfin, a souffert considérablement ; le docteur Donavar… mais j’y reviendrai ensuite. Il faut d’abord vous dire que madame Ferrars a aussi été très-affectée, et c’est bien naturel. En un mot c’était une scène de contrariétés, tellement compliquée… mais il faut espérer que cet orage menaçant passera sans qu’aucun de nous y succombe. Il se rengorgea tout fier d’avoir trouvé cette belle métaphore. Malgré son chagrin il fut impossible à Maria de s’empêcher de sourire ; il s’en aperçut : Oui riez, Maria, vous ne rirez pas, je crois, quand vous saurez que vous avez failli perdre votre belle-sœur. Pauvre Fanny ! elle a été tout le jour hier en convulsions… mais je ne veux pas trop vous alarmer ; Donavar assure qu’il n’y a nul danger. Sa constitution est bonne, et son courage vraiment admirable ; elle a supporté ce coup avec la fermeté d’un ange… elle dit que de sa vie elle n’aura plus de confiance en personne, et je le comprends après avoir été si cruellement trompée ! Avoir trouvé une telle ingratitude après tant de bontés et tant de générosité ! je crois qu’elle vous aurait plutôt mille fois soupçonnée Elinor, plutôt que cette Lucy. C’était par excès d’amitié qu’elle avait invité ces jeunes personnes à venir demeurer chez nous ; elle trouvait qu’elles méritaient cette faveur, qu’elles étaient attentives, empressées, toujours prêtes à dire des choses flatteuses à tout le monde, à faire tout ce qu’Henri voulait, et mille jolis petits ouvrages, enfin que c’étaient deux compagnes très-agréables, car sans cela elle vous aurait invitées toutes les deux à rester avec nous, pendant que votre bonne amie soignait sa fille : et puis être ainsi récompensé ! Je voudrais à présent de tout mon cœur, dit-elle, de ce ton affectueux que vous lui connaissez, que nous eussions invité vos sœurs, puisqu’il n’est pas question de ce que nous avons craint… Ici John s’arrêta en s’admirant d’avoir si bien parlé, et afin d’être remercié de la bonté de Fanny ; ce qui fut fait avec un air d’ironie que John ne remarqua point. Il continua : Ce que la pauvre madame Ferrars a souffert quand sa fille lui apprit la chose, ne peut être décrit ! Pendant qu’avec une affection vraiment maternelle, elle arrangeait pour son fils un superbe mariage, apprendre tout-à-coup qu’il est engagé avec une autre, et quelle autre bon Dieu ! une petite fille sans naissance, sans fortune, venant on ne sait d’où… Ici la tante Jennings voulut éclater. Elinor la retint en lui serrant doucement la main ; elle se tut pour le moment. Jamais de la vie, continua John un tel soupçon ne lui serait entré dans la tête, et si elle le croyait attaché à quelqu’un, c’était tout d’un autre côté… vous m’entendez ? et moi-même, et Fanny nous pensions de même. Enfin cette bonne mère était à l’agonie. Nous nous consultâmes ensemble cependant sur ce qu’il y avait à faire, et elle se décida à envoyer chercher Edward. Il vint immédiatement. Mais je suis fâché, vraiment fâché d’avoir à raconter ce qui suit ; et d’ailleurs vous en savez assez, je pense. Je vous ai dit la cause du mal de Fanny, vous savez qu’elle est mieux ; cela vous suffit, je crois. Le reste s’apprendra en son temps.

— Non, non, mon frère, s’écria Elinor, dites tout ; nous voulons tout savoir. Le sort d’Ed… de M. Ferrars nous intéresse aussi. Qu’a-t-il dit ? que veut-il faire ?

— Il ne mérite guère cet intérêt ; et je vous avoue que j’aurais attendu autre chose de lui ; je suis vraiment indigné ! Croiriez-vous que malgré tout ce que sa mère, sa sœur et moi-même, dont l’avis n’est pas à dédaigner, nous avons pu lui dire et lui représenter pour rompre son engagement, tout a été inutile ? la bonne Fanny est allée jusqu’à la prière : devoir, affection, tout a été sans effet. Je n’aurais jamais pu croire qu’Edward fût aussi entêté, aussi insensible ! Sa mère a eu la condescendance de lui expliquer ce qu’il pouvait attendre de sa libéralité, s’il consentait à épouser miss Morton ; elle lui a dit qu’elle lui donnerait ses terres de Norfolk, qui rapportent clair et net mille pièces de revenu ; elle lui a même offert à la fin douze cent pièces, lui déclarant en même-temps que s’il persistait dans sa basse liaison, il pouvait s’attendre à la misère la plus complète ; que les deux milles pièces de capital qui sont à lui, et qu’elle ne peut lui ôter, seraient tout ce qu’il aurait jamais à prétendre ; qu’elle ne le verrait plus, et que loin de lui prêter jamais la moindre assistance s’il voulait prendre un état pour gagner quelque chose, elle ferait tout son possible pour lui nuire et l’empêcher d’obtenir une place… Elinor éleva les yeux au ciel avec une expression impossible à rendre. Maria au comble de l’indignation, joignit les mains et s’écria : Grand Dieu ! cela est-il possible ?

— Je comprends votre étonnement, Maria, dit John Dashwood, d’une obstination qui a pu résister à de tels argumens. Votre exclamation est très-juste. Elle allait répondre ; mais Elinor lui jeta un regard suppliant, et qui disait en même-temps, à qui voulez-vous parler ? Elle le comprit et se tut ; mais ses yeux parlaient pour elle.

— Tout, continua John, fut inutile. Edward dit peu de choses, mais de la manière la plus ferme et la plus décidée. Je l’ai promis, et je tiendrai mes engagemens. Voilà tout ce que nous pûmes obtenir de lui. Vous voyez à présent comme on peut se fier aux apparences. Qui aurait cru Edward capable de répondre ainsi à sa mère ?

— Moi, dit enfin madame Jennings, qui brûlait de parler ; dès que je l’ai connu je l’ai regardé comme un honnête homme, et je pense que s’il avait cédé, il aurait agi comme un coquin et un parjure. J’ai quelques mots aussi à dire dans cette affaire ; ainsi, M. Dashwood, je vous prie de m’excuser si je vous dis ma façon de penser. Lucy Stéeles est ma cousine, et celle aussi de lady Middleton, dont le nom et le titre valent bien autant que ceux de madame Ferrars. Quant à Lucy elle n’est pas riche, et ce n’est pas sa faute ; mais elle est jolie et gentille, on ne peut pas lui nier cela, et elle mérite aussi bien qu’une autre d’avoir un bon mari. Vous ne saviez pas d’où elle venait ; eh bien vous allez le savoir : son père était mon cousin issu de germain.

John Dashwood fut très-étonné ; mais il était d’une nature pacifique, et jamais il ne cherchait à offenser personne, surtout si c’était quelqu’un de riche : loin donc de se fâcher contre madame Jennings, il fut sur le point de lui demander pardon. Je vous assure, madame, lui dit-il, que je ne veux manquer de respect à aucun de vos parens. J’ignorais que mesdemoiselles Stéeles eussent l’honneur de vous appartenir. Mademoiselle Lucy m’a toujours paru une jeune personne très-méritante, très-aimable, et pour qui nous avions, j’ose le dire, beaucoup d’amitié. Mais dans le cas présent, vous comprenez qu’une liaison est impossible ; et si vous me permettez de vous le dire, être entrée dans un secret engagement avec un jeune homme de famille riche, comme M. Ferrars, qui était remis aux soins de son oncle, est peut-être… comment dirai-je cela… un peu extraordinaire. En un mot, je ne me permets aucune réflexion sur la conduite d’une personne à qui vous vous intéressez, madame Jennings. Nous souhaitons tous qu’elle soit heureuse ; mais j’en doute fort ; car madame Ferrars tiendra sa parole. Elle agit comme une bonne mère, et selon sa conscience ; elle s’est montrée désintéressée, libérale et juste. Doit-on traiter un enfant désobéissant comme un enfant soumis ? Voyez Fanny ; elle consulte encore sa mère, sur tout ce qu’elle fait, comme si elle n’était pas mariée ; et quoiqu’elle m’aime à la folie, je suis sûr qu’elle ne m’aurait jamais épousé, si madame Ferrars l’avait menacée comme elle a fait Edward. Il a rejeté le bon lot qui lui était offert ; et je crains qu’il n’en ait un bien mauvais.

Maria soupira profondément ; et le cœur de la pauvre Elinor était déchiré en pensant à ce qu’Edward devait avoir souffert pour une femme qui ne pouvait le récompenser.

— Eh bien ! monsieur, dit madame Jennings, comment cela a-t-il fini ?

— Je suis fâché, madame, d’avoir à vous l’apprendre, par une rupture complète entre la mère et le fils. Edward est rejeté pour toujours ; et madame Ferrars n’a plus que deux enfans, Robert et Fanny. Edward a quitté hier la maison ; mais est-il parti ou resté en ville, c’est ce que j’ignore, Vous comprenez que nous ne pouvons plus avoir de relations avec lui.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Elinor, que va-t-il devenir ?

— Le mari de Lucy Stéeles sans doute, dit John, est un pauvre misérable qui aura à peine de quoi se nourrir ; c’est fort triste, et cependant voilà ce qui est sûr. Né avec l’espoir d’une telle fortune, et se voir réduit presque à rien ; je ne puis concevoir une situation plus déplorable ! L’intérêt de deux mille pièces ! Comment un homme peut-il vivre avec cela ? et ajoutez encore à cela le souvenir qu’il aurait pu s’il n’avait pas été un fou, avoir les deux mille pièces de revenu, et cinq cents par dessus, car mademoiselle Morton aura le jour de sa noce trente mille pièces. Je ne puis me peindre un pareil sort ! Nous le sentons vivement sa sœur et moi, je vous assure, et d’autant plus qu’il n’est pas en notre pouvoir de l’assister, sans désobéir à notre mère et courir peut-être les mêmes risques que lui.

— Pauvre jeune homme ! s’écria encore madame Jennings ; il serait le très-bien venu s’il voulait venir loger et manger chez moi. Je le lui dirais si je pouvais le voir.

Le cœur d’Elinor la remercia de sa bonté pour Edward.

— S’il avait voulu, madame, il aurait une bonne maison, où il aurait pu nous inviter très souvent. À présent tout est fini, et si jamais il a une chaumière ou quelque logement semblable, je doute que personne soit tenté d’aller le voir ; on y ferait maigre chère. Ce qu’il y a de pis, c’est que c’est sans retour ; car il se prépare quelque chose contre lui, et on ne s’en tiendra pas aux menaces. Madame Ferrars s’est déterminée avec sa bonté et sa justice accoutumée, à donner immédiatement à Robert ce que devait avoir Edward, et à lui assurer mille pièces par an. Je viens de la laisser avec son avocat parlant de cette affaire.

— Bien, dit madame Jennings, elle se venge ; et chacun, à sa manière. La mienne ne serait pas de rendre un de mes fils indépendant, parce que l’autre m’aurait blessée.

Maria se leva et se promena dans la chambre.

— Y a-t-il quelque chose de plus piquant, dit John, de plus désespérant que de voir son frère cadet en possession d’un bien qui devait vous appartenir. Pauvre Edward ! il est bien coupable, mais aussi bien à plaindre.

Il se leva et prit congé d’elles, en leur assurant sans cesse que Fanny n’était point en danger, et qu’elles pouvaient être tranquilles, qu’il n’y avait lieu à aucune inquiétude.

À peine fut-il sorti que les trois dames unanimes dans leurs sentimens, louèrent la noble conduite et le désintéressement d’Edward, autant qu’elles blâmèrent mesdames Ferrars et Dashwood. L’indignation de Maria éclata avec violence. Elinor ne disait rien ; mais elle admirait et plaignait Edward de toute la force de son cœur. Madame Jennings était de leur avis à toutes deux ; elle mit beaucoup de chaleur dans ses éloges de la conduite d’Edward, dont la possession de sa chère Lucy serait la récompense. Elinor et Maria savaient seules combien il y avait de mérite à lui d’avoir écouté la voix de l’honneur aux dépens de la perte de sa fortune et de celle même de tout son bonheur, et combien son dédommagement serait peu de chose, excepté cependant celui du témoignage de sa conscience, qui l’emporte surtout chez un honnête homme. Elinor était fière de la vertu de celui qu’elle aimait ; et Maria lui pardonnait ses torts par compassion pour son malheur. Mais quoiqu’il n’y eût plus actuellement de secret à garder, et qu’on pût en parler librement, c’était un sujet de conversation que les deux sœurs évitaient dans leur tête-à-tête autant qu’il leur était possible. Elinor parce qu’elle préférait en détourner sa pensée, et Maria parce qu’elle redoutait la comparaison qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire elle-même de sa conduite avec celle de sa sœur. Elle la sentait vivement cette différence, mais non pas comme Elinor l’avait espéré, pour y puiser des forces et du courage ; elle n’y trouvait qu’un nouveau sujet de peine, par les reproches amers qu’elle se faisait elle-même de n’avoir pas montré plus de fermeté, ni su cacher aussi sa douleur dans les commencemens. À présent sa santé détruite influait sur son moral ; elle se trouvait trop faible pour rien tenter, et se laissait toujours plus aller à son abattement.

Pendant deux jours elles n’apprirent rien de nouveau ; mais elles en savaient assez pour occuper la tête et la langue de madame Jennings, qui se décida à aller faire une visite à Holborn à ses cousines Stéeles, plus encore par curiosité que par intérêt.

Le troisième jour était un dimanche, et le temps était si beau pour la saison (c’était la seconde semaine de mars), qu’elle eut envie d’aller se promener dans les jardins de Kensington, où il y aurait sûrement beaucoup de monde, et proposa à Elinor de l’accompagner. Je parie, lui dit-elle, que nous trouverons là les Stéeles, et que je n’aurai pas besoin d’aller plus loin. Je n’ai pas trop d’envie, s’il faut le dire, de faire connaissance avec les parens chez qui elles demeurent, ce sont des gens un peu communs. Vous comprenez à présent ; j’ai pris un autre ton, d’autres habitudes. J’irai pourtant à Holborn si elles ne sont pas à Kensington, et si vous ne voulez pas venir avec moi, je vous enverrai chez votre frère ; mais pourquoi ne feriez-vous pas une visite à cette chère Lucy qui vous aime tant, et dans une occasion si importante ? Peut-être vous y trouverez M. Ferrars, et vous leur feriez votre compliment en même-temps. Elinor dit seulement qu’elle serait bien aise d’aller savoir des nouvelles de sa belle-sœur, et se prépara à suivre madame Jennings. La languissante Maria qui craignait de rencontrer Willoughby, préféra de rester.

Le jardin était en effet rempli de promeneurs. Une intime connaissance de madame Jennings vint les joindre. Elinor les laissa causer ensemble et s’abandonna à ses réflexions, tout en regardant avec un peu d’effroi autour d’elle, et en tremblant de rencontrer Edward ou Willoughby. Elle ne vit ni l’un ni l’autre, et pendant long-temps personne qui pût interrompre le cours de ses pensées. Mais au détour d’une allée, elles virent au milieu d’un groupe de promeneurs la grosse Anna Stéeles, plus parée qu’à l’ordinaire et couverte de rubans couleur de rose. Dès qu’elle aperçut Elinor, elle quitta ses amis et vint auprès d’elle, d’abord avec un peu de timidité ; mais madame Jennings la salua si amicalement et Elinor si poliment, qu’elle reprit courage et dit à sa compagnie de continuer sans elle, qu’elle se promènerait un peu avec ces dames. Pendant ce temps-là madame Jennings disait à l’oreille d’Elinor ; allez avec elle, ma chère, et faites la causer, elle vous dira tout ce que vous voudrez ; vous voyez que je ne puis quitter madame Clarke. Elinor n’éprouva pas de difficultés pour exécuter les ordres de madame Jennings ; Anna vint passer familièrement son bras dans celui de miss Dashwood, et l’entraîna en avant. Ce qui fut heureux pour la curiosité de madame Jennings c’est qu’Anna parla tant qu’on voulut sans la provoquer, car Elinor ne lui fit pas une seule question.

— Je suis charmée de vous avoir rencontrée, dit mademoiselle Stéeles ; je désirais vous voir plus que toute autre, et baissant la voix : Vous avez appris la grande nouvelle, je suppose. Madame Jennings est-elle bien en colère ?

— Contre vous ! non pas du tout je vous assure.

— Eh bien ! voilà déja une bonne chose ; et lady Middleton est-elle bien fâchée ?

— Je ne l’ai pas vue, mais je ne puis le supposer.

— Allons ! voilà du bonheur, et je suis bien contente. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, miss Dashwood, j’en ai bien eu assez à supporter de colère, et de votre belle-sœur, et de Lucy. Je n’avais encore jamais vu Lucy dans une telle rage contre moi ; et cependant elle me gronde souvent, comme vous savez, parce qu’elle a, dit-elle, beaucoup plus d’esprit que moi. Je n’y peux rien ; chacun est comme il peut dans ce bas monde. Elle jura au premier moment que de sa vie elle ne me broderait plus un seul bonnet, qu’elle ne m’aiderait plus à m’habiller ; car, voyez, elle fait tout cela beaucoup mieux que moi. Mais à présent elle est tout-à-fait revenue, et bien aise que j’aie parlé ; elle s’en mariera plutôt : aussi, regardez, elle m’a donné ce ruban qu’elle a retourné et bouclé sur mon chapeau. Ah ! miss Dashwood, je sais bien que vous allez rire, et ce que vous me direz ; mais pourquoi ne mettrais-je pas des rubans roses ? Est-ce ma faute, si c’est la couleur favorite du docteur Donavar, et s’il trouve qu’elle me va bien ? Jamais je ne l’aurais deviné, s’il ne m’avait pas dit l’autre jour : Je crois, miss Anna, que vous avez le même teinturier pour vos rubans que pour vos joues, car c’est la même nuance. N’était-ce pas joli cela, miss Dashwood ? Je crois bien que mon visage devint alors plus rouge que mon ruban. Mais depuis j’ai toujours mis des rubans couleur de rose, vous comprenez ; et Lucy m’a fait bien plaisir de me donner le sien. Mes cousines me font un peu enrager là-dessus ; mais qu’est-ce que cela me fait ? si je le rencontre, il me dira quelque jolie chose là-dessus.

Elinor qui n’avait rien à dire sur les rubans et l’amour d’Anna, et qui désirait savoir autre chose, prit sur elle de lui demander des nouvelles de sa sœur, et pourquoi elle n’était pas à Kensington.

— Pourquoi ! cela se demande-t-il ? c’est qu’elle a son amoureux auprès d’elle, et qu’il a mieux aimé lui parler en liberté que de se promener. Le docteur Donavar aurait aussi pu dans ce moment complimenter Elinor sur la teinte de ses joues. Nous commencions à être tous bien en peine, continua Anna ; c’est mercredi que l’affaire se découvrit, et que nous fûmes renvoyées de chez votre frère, et nous n’avions pas entendu parler d’Edward, ni jeudi, ni vendredi, ni samedi. Nous ne savions pas ce qu’il était devenu ; et ma cousine Godby, et ma tante Spark, et mon cousin Richard, tout le monde disait à Lucy de prendre son parti, que M. Ferrars ne serait pas pour elle, qu’il faudrait qu’il fût hors de sens de rejeter une femme qui a trente mille pièces, pour en prendre une qui n’a rien du tout ; et Richard disait que quant à lui, il ne le ferait pas pour rien au monde.

— Je puis l’obliger à m’épouser, disait Lucy ; j’ai ses promesses signées de lui. Il ne s’en fallait que d’un mois ou deux qu’il ne fût majeur.

— Quand il ne s’en faudrait que d’un jour, disait Richard, rien ne l’oblige à les tenir ; et s’il faut plaider, on ne plaide pas sans argent, et vous en donnera qui voudra. Lucy ne savait que dire ; elle voulait lui écrire, mais elle ne savait où adresser sa lettre. Enfin ce matin comme nous revenions de l’église, il est arrivé, un peu triste, il m’a semblé, mais il y a bien de quoi ! Il nous a tout raconté ; et ce que sa mère lui a dit et ce qu’il a répondu, qu’il voulait Lucy, seulement Lucy, et aucune autre, puisqu’il le lui avait promis ; et comme sa mère là-dessus l’avait déshérité et chassé de chez elle, Lucy était bien triste aussi en entendant cela, vous comprenez ; mais Edward a pourtant deux mille guinées qu’on ne peut lui ôter ; et qui sait si Lucy trouverait si vîte un autre mari ? Elle a pensé tout cela, et elle a dit à Edward qu’il pourrait fort bien vivre là-dessus.

— Je vous en conjure, chère Lucy, lui disait-il, pensez-y bien, je ne veux pas vous entraîner à votre perte, et quoique je sois prêt à tenir mes engagemens, je vous dégage des vôtres, si vous pensez que je ne sois plus assez riche pour vous épouser. Je ne puis supporter de vous placer dans une situation qui peut devenir déplorable. Si quelque malheur me faisait perdre mes deux mille livres, je serais sans ressource quelconque. J’ai bien l’idée d’entrer dans les ordres et de suivre la carrière de l’église ; mais sans protection, je ne puis prétendre qu’à une simple cure ; et vous savez que c’est bien peu de chose. Vous êtes donc libre, Lucy : renoncez à moi si vous le préférez. Je comprendrai vos raisons et je n’en serai pas du tout blessé. C’est pour votre intérêt seul que je vous le propose ; car pour le mien mon sort est fixé ! Je ne puis obéir à ma mère ; elle m’a rejeté, si je n’épousais pas mademoiselle Morton, et je ne l’épouserai jamais. Si vous consentez à rompre notre engagement, j’ai assez pour moi seul, et jamais je ne me marierai.

— Et qu’a répondu Lucy ? demanda Elinor dans une grande agitation.

— Vous concevez bien qu’elle n’a pas voulu entendre parler de rupture. Le pauvre garçon ! Moi j’étais prête à pleurer de l’entendre parler ainsi. Ma sœur lui a dit bien des choses, vous vous en doutez. Il ne convient pas à nous qui ne sommes pas encore mariées de répéter des propos d’amour. Vous comprenez ce qu’elle pouvait dire ; qu’elle voulait l’épouser absolument ; qu’elle aimait mieux vivre de rien avec lui et partager sa bonne ou sa mauvaise fortune. Sûrement il était bien heureux et bien touché ; car il s’est levé et s’est promené dans la chambre ; et j’ai vu qu’il essuyait ses yeux : tenez il a pressé son mouchoir dessus comme cela. Pourquoi aurait-il fait ainsi s’il n’avait pas pleuré de joie ? Ensuite il s’est assis près de ma sœur, il lui a pris la main et lui a dit… attendez que je me le rappelle ; oui, oui c’est bien ainsi ; il lui a dit : Chère Lucy, je vous remercie de votre confiance en mon honneur et de votre attachement pour moi. Ils ne seront pas trompés ; et je m’efforcerai de vous rendre heureuse. Il fallait entendre comme il soupirait en finissant. Ils sont ensuite convenus ensemble, qu’il irait directement à Oxford prendre les ordres, et qu’ils attendraient pour se marier qu’il pût avoir une bonne cure où ils pussent se loger : Voilà tout ce que j’ai entendu. Ma cousine est venue me dire que madame Richardson était en bas dans son carrosse et voulait mener une de nous à Kensington ; j’ai donc été forcée d’entrer dans la chambre et de les interrompre pour demander à Lucy si elle voulait y aller, mais elle n’a pas voulu quitter Edward. J’en ai été bien aise à cause de mon joli chapeau rose, vous comprenez ; je n’ai eu que le temps de l’attacher, de mettre mes souliers de soie, et me voici bien contente de vous voir et de vous conter tout cela.

— Il y a une seule chose dans votre récit que je ne comprends pas, dit Elinor. Vous êtes entrée dans la chambre et vous les avez interrompus, n’étiez-vous donc pas avec eux ?

— Non certainement je n’y étais pas, dit Anna fièrement ; croyez-vous que je ne sache pas que les amoureux aiment à être seuls ? et puis Lucy m’aurait bien grondée. Non, non, dès qu’il est entré, je suis sortie ; mais j’ai tout vu et tout entendu par le trou de la serrure.

— Comment ! s’écria Elinor, vous m’avez répété ce que vous avez appris de cette manière ? Je suis fâchée de ne l’avoir pas su auparavant ; car bien sûrement je n’aurais pas souffert que vous me donnassiez le moindre détail d’un entretien que vous deviez ignorer vous-même. C’est mal à vous, j’ose vous le dire, de surprendre ainsi les secrets de votre sœur.

— Eh ! pourquoi pas, dit Anna en riant, il n’y a point de mal à cela. Je suis bien sûre que Lucy ferait de même. Quand mon amie, miss Scharp vient me voir et me conter ses amours, car elle a un amoureux aussi qui l’aime bien, Lucy se cache toujours dans le cabinet ou derrière le paravent pour nous écouter. Comment saurait-on ce qu’on veut cacher si on n’écoutait pas ? D’ailleurs ne sais-je pas tout depuis long-temps ? n’étais-je pas sa confidente ?

— Sans doute, dit Elinor, elle aime Edward bien tendrement ?

— Oh ! oui passionnément, surtout dans les commencemens ; à présent, entre nous, elle le trouve un peu froid. Elle dit que c’est bien dommage qu’il ne soit pas beau et gentil comme son frère ; mais enfin elle l’aime assez pour l’épouser, et elle fait bien. Il n’en viendrait peut-être pas un autre ; et puis saurait-on dans le monde si c’est elle qui ne l’a pas voulu ? Chacun croirait que c’est lui ; et voyez le bel honneur ! Lucy n’est pas si bête.

— Pauvre Edward, pensa Elinor, à quelle femme va-t-il être associé !…

— Les amis de miss Stéeles revinrent. Voilà les Richardson, dit-elle ; il faut que j’aille les rejoindre. Bon ! je crois que le docteur est avec eux ; que vais-je faire ? On dira que c’est pour lui que je reviens. Adieu ! chère Elinor. Je n’ai pas le temps de parler à madame Jennings ; dites-lui que je suis bien contente qu’elle ne soit pas fâchée, et à lady Middleton aussi. Quand vous serez rentrées, si madame Jennings veut de nous, elle n’a qu’à dire….. Bon ! les Richardson me font signe ; adieu ! et elle courut au-devant d’eux et du cher docteur.