Raison et sensibilité/XXXVIII

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 120-151).

CHAPITRE XXXVIII.


Madame Palmer était si bien au bout de quinze jours, que sa mère ne trouva plus nécessaire de lui donner tout son temps, et se contenta de la visiter une ou deux fois par jour. Elle revint à sa maison, à ses habitudes, à ses jeunes amies, à qui elle racontait avec soin tout ce qu’elle apprenait dans ses courses. La troisième ou quatrième matinée, en revenant de chez sa fille, elle entra dans le salon, où Elinor travaillait seule, avec un air d’importance, comme pour la préparer à entendre quelque chose d’extraordinaire.

— Bon Dieu ! ma chère Elinor, est-ce que vous savez la nouvelle ?

Elinor eut un instant l’idée qu’elle voulait parler du retour de Willoughby, dont elle avait déjà prévenu Maria ; elle le lui dit.

— Mon Dieu non, ma chère, il s’agit bien d’autre chose vraiment ! Qu’est-ce que me font les Willoughby à présent ? Rien du tout je vous assure ; je les laisse pour ce qu’ils sont. Qu’ils aillent, qu’ils viennent peu m’importe. Mais ce que je viens d’apprendre, devinez-le si vous pouvez en cent, en mille.

— Ce sera peut-être plutôt fait de me le dire, chère dame, dit en riant Elinor.

— Allons, allons je le veux bien ; c’est si étrange ! écoutez donc. Quand je suis entrée chez Charlotte, je l’ai trouvée, la pauvre petite mère, fort en peine pour son enfant. Elle croyait qu’il allait mourir, il criait, il ne voulait rien prendre et était tout couvert de petits boutons rouges. Je l’examinai, et je lui dis : Eh mon Dieu ! ma chère Charlotte, calmez-vous, ce n’est rien au monde que la rougeole ; et la nourrice dit de même. Mais madame Palmer ne fut pas contente qu’on n’eût envoyé chercher le docteur Donavar. On y alla, et on eut le bonheur de le trouver précisément comme il revenait de Harley-Street, de chez votre frère. Il vint à la minute et dit comme moi que c’était la rougeole, qu’il n’y avait rien à craindre ; alors Charlotte a été bien contente. Elinor l’écoutait avec intérêt, mais ne pouvait s’empêcher de sourire de l’importance de cette nouvelle de grand’mère. — M’y voici, dit la bonne Jennings, à ma nouvelle. Comme le docteur sortait, je m’avisai de lui dire en riant : Ah ! ah ! docteur, je sais fort bien ce qui vous attire si souvent à Harley-Street chez M. John Dashwood ; vous courtisez Anna Stéeles, m’a-t-on dit, et nous deviendrons cousins peut-être. Il rit aussi ; puis reprenant un air grave et mystérieux, il s’approcha de moi, et me dit : Ce n’est point du tout pour mademoiselle Anna que je suis allé aujourd’hui chez John Dashwood, c’est pour sa femme qui est mal, très-mal je vous assure.

— Bon Dieu ! s’écria Elinor, Fanny est malade.

— Voilà exactement ce qu’il m’a dit, ma chère ; et j’ai crié tout comme vous, quoique je ne l’aime guères ; mais quand on est malade ou mort tout s’oublie.

— Rassurez-vous, madame, m’a-t-il répondu, et rassurez aussi les jeunes miss Dashwood ; leur belle-sœur n’en mourra pas puisque la colère ne l’a pas étouffée ; mais elle n’en a pas été loin.

— La colère ! Fanny ! eh mon Dieu ! contre qui ? dit Elinor.

— J’ai demandé la même chose, et voici ce que j’ai appris. M. Edward Ferrars, le frère aîné de madame Dashwood, ce même jeune homme sur lequel je vous raillais à Barton, vous savez bien, mais à présent je serais bien-fâchée que vous lui eussiez donné votre cœur ! (Elinor ne demanda plus rien, elle écouta dans une grande émotion) eh bien ! cet Edward Ferrars, ne vous aimait point, ma chère ; il paraît qu’il était engagé depuis long-temps avec ma cousine Lucy. Pas une créature humaine ne s’en est doutée, excepté Anna. Auriez-vous cru cela possible ? Quant à leur amour il n’y a rien là d’extraordinaire : Lucy est gentille, elle est vive, alerte, et précisément de cette espèce de jeunes filles qui plaisent aux garçons timides, parce qu’elles font toutes les avances, Mais que cette amourette soit allée si loin et depuis si long-temps, sans que personne l’ait su ni soupçonné, c’est cela qui est étrange. Je ne les ai jamais vus ensemble, car je suis bien sûre que je l’aurais tout de suite deviné. Mais ce grand secret était si bien gardé que ni madame Ferrars, ni votre belle-sœur ne le soupçonnaient, ni personne au monde. C’était dans la famille à qui caresserait le plus Lucy ; Edward y venait fort peu. Voilà que ce matin la pauvre Anna, bonne fille sans malice comme vous savez a découvert le pot aux roses.

Ils sont tous si passionnés de Lucy, pensait-elle, que je suis sûre qu’il n’y aura pas la moindre difficulté, et que madame Dashwood va sauter de joie. Ce matin donc elle est entrée auprès de votre belle-sœur, qui était seule dans son cabinet, et qui ne se doutait guères de ce qu’elle allait apprendre. Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle avait dit à son mari que son frère paraissait à présent indifférent pour toutes les femmes, et qu’elle était sûre qu’on l’amènerait bientôt à épouser milady, je ne sais qui, et voilà qu’Anna lui dit comme la plus belle chose du monde qu’il est engagé avec Lucy. Vous pouvez penser quel coup c’était pour son orgueil et sa vanité ! Elle s’est mise dans une telle fureur qu’il lui a pris de violens maux de nerfs, et elle poussait de tels cris, que votre frère qui était en bas dans sa chambre, écrivant à son intendant de Norland, les a entendus. Il est accouru vers sa pauvre femme ; alors une autre scène a commencé : Lucy entra aussi tout effrayée pour donner des secours à sa chère Fanny : jugez comme elle fut reçue ! Pauvre petite ! je la plains beaucoup ; et elle n’a pas été traitée doucement j’en réponds, car votre sœur était, dit-on, comme une furie, et n’a cessé ses injures que lorsqu’un nouvel accès la fait évanouir. Anna était à deux genoux en pleurant amèrement, et quand on y pense bien c’était la plus malheureuse ; tout le monde la grondait ; sa sœur au désespoir qu’elle eût trahi son secret, l’a battue, dit-on, avant de sortir de la chambre ; et elle n’a pas comme Lucy un amant et un mari pour se consoler : le docteur Donavar ne la reverra guères. Votre frère se promenait, allait du haut en bas sans savoir que dire ni que faire. Dès que Fanny put parler, ce fut pour déclarer qu’elle ne prétendait pas que ces ingrates Stéeles fussent un instant de plus chez elle. Votre frère fut obligé de se mettre aussi à deux genoux pour lui persuader de les laisser au moins faire leurs paquets. Mais ses accès de maux de nerfs se succédaient d’une manière si effrayante, qu’il prit le parti d’envoyer chercher le docteur Donavar, qui trouva toute la maison en rumeur. Le carosse était à la porte pour emmener mes pauvres cousines chez leurs parens à Holborn ; elles descendaient l’escalier, quand il arriva. La pauvre Lucy pouvait à peine marcher ; Anna était à moitié folle de douleur. Pour moi je déclare que je suis furieuse contre votre belle-sœur, et que je désire de tout mon cœur qu’ils se marient en dépit d’elle. Bon Dieu ! dans quel état sera le pauvre Edward quand il apprendra cela ! sa bien-aimée traitée avec ce mépris. On dit qu’il l’aime passionnément, et qu’il sera capable de tout ; et je le conçois très-bien. M. Donavar pense de même, nous en avons jasé ensemble, pendant une demi-heure. Enfin il m’a quittée pour y retourner ; il avait grande envie d’y être quand madame Ferrars y arrivera. Madame Dashwood l’a fait prier de venir dès que mes pauvres cousines ont été parties ; elle est sûre que sa mère va aussi tomber en syncope : ce qu’il y a de certain c’est que ce ne sera pas moi qui la ferai revenir ; je ne les plains ni l’une ni l’autre. Je n’ai encore vu de ma vie deux femmes faire tant de cas du rang et des richesses. Je ne vois pas pourquoi Edward Ferrars n’épouserait pas Lucy Stéeles. Elle n’est pas fille de lord, cela est vrai ; mais ce n’est pas la femme qui fait le mari, et n’a-t-on pas souvent vu de pareils mariages. Ma fille Mary n’est-elle pas milady ; n’en déplaise à ces belles dames ? Lucy n’a rien ou presque rien, c’est vrai aussi ; mais elle a des charmes et du savoir faire. Personne n’est plus gentille dans une maison ; cela met la main à tout, et si madame Ferrars leur donne seulement cinq cents pièces par année, elle brillera autant qu’une autre avec mille. Ah ! comme ils seraient bien dans une petite maison comme la vôtre, ni plus ni moins, avec deux filles pour les servir et un domestique pour le mari ! Que faut-il de plus pour être heureux quand on s’aime ? Et je crois que je pourrais leur procurer une bonne femme-de-chambre, la propre sœur de ma Betty, qui leur conviendrait parfaitement. Ici Madame Jennings arrêta son flux de paroles, et comme Elinor avait eu le temps de rassembler ses idées, elle put répondre comme le sujet le demandait. Il n’y avait presque rien de nouveau pour elle ; elle était préparée à cet événement, et ne fut point soupçonnée d’y prendre un intérêt particulier ; car depuis long-temps madame Jennings avait cessé de la croire attachée à Edward. Heureuse de l’absence de Maria elle se sentit très-capable de parler de cette affaire sans embarras et de donner son sentiment avec impartialité.

Elle savait à peine elle-même ce qu’elle désirait, mais elle s’efforçait de rejeter de son esprit toute idée que cela pût finir autrement que par le mariage d’Edward et de Lucy. Elle était inquiète de ce que ferait madame Ferrars pour l’empêcher, et bien plus inquiète encore de la manière dont Edward se conduirait. Il n’était plus lié à Lucy par l’amour, elle en était sûre ; mais il l’était par l’honneur, et quoique l’idée de le perdre fût bien cruelle, elle l’était moins que celle qu’il pût manquer à un tel engagement. Elle sentait beaucoup de compassion pour lui, très peu pour Lucy, et pas du tout pour les autres.

Comme madame Jennings ne pouvait parler d’aucun autre sujet, il devenait indispensable d’y préparer Maria. Il n’y avait pas de temps à perdre pour la détromper, lui faire connaître l’exacte vérité, et tâcher de l’amener à en entendre parler sans trahir ni son chagrin relativement à sa sœur, ni son ressentiment contre Edward.

La tâche d’Elinor était pénible ; elle allait détruire la seule consolation de sa sœur, qui lui disait souvent : Chère Elinor, le meilleur moyen que j’aie pour ne pas m’occuper de Willoughby, c’est de penser à Edward, au bonheur dont vous jouirez ensemble, et de me dire que vous le méritez plus que moi. Et il fallait renverser, anéantir peut-être la bonne opinion qu’elle avait de lui, et par une ressemblance dans leur situation que son imagination rendrait plus frappante qu’elle ne l’était en effet, réveiller en elle le sentiment de ses propres peines. Mais il le fallait, et Elinor se hâta de la joindre et de commencer son récit. Elle était loin de vouloir lui dépeindre ses propres sentimens et lui parler de ses souffrances, à moins que l’exemple de l’empire qu’elle prenait sur elle même depuis qu’elle connaissait l’engagement d’Edward, ne pût encourager Maria à l’imiter. Sa narration fut claire et simple, et quoiqu’elle ne pût la faire sans émotion, elle ne fut accompagnée ni d’une agitation violente ni d’un chagrin immodéré. Il n’en fut pas de même de Maria, elle l’écouta avec horreur et fit les hauts cris : Elinor fut obligée de la calmer pour ses propres peines, comme elle l’avait fait pour les siennes. Mais tout ce qu’elle put lui dire ne fit qu’augmenter son indignation, que relever encore à ses yeux le mérite d’Elinor, et conséquemment que rendre plus sensible les torts de celui qui s’était joué de son bonheur, qui avait pu en aimer une autre qu’elle. Elle n’admettait pas même en sa faveur qu’il n’eût agi que par imprudence, le seul tort que selon Elinor on pût lui reprocher.

Mais Maria pendant long-temps ne voulut rien entendre. Edward était un second Willoughby et bien plus coupable encore. Puisqu’Elinor convenait de l’avoir aimé sincèrement, elle devait sentir tout ce que Maria avait senti. Quant à Lucy Stéeles, elle lui paraissait si peu aimable, si peu faite pour attacher un homme sensible, qu’elle ne voulait pas d’abord croire, ni ensuite pardonner l’affection qu’elle avait inspirée à Edward, même en considérant que celui-ci n’avait alors que dix-huit ans ; elle ne voulait pas même admettre que ce goût fut naturel chez un homme, vivant seul à la campagne avec cette jeune personne. Il semblait à l’entendre qu’Edward aurait dû garder son cœur libre de tout sentiment jusqu’au moment où il devait voir Elinor.

Maria avait bien écouté sa sœur tant qu’elle avait ignoré qu’Edward était engagé avec Lucy Stéeles ; elle ne savait point les détails et n’était pas en état de les entendre. Pendant long-temps tout ce que put faire Elinor, fut de l’adoucir, de calmer son ressentiment. Enfin Maria lui demanda depuis combien de temps elle savait cet odieux événement, et si c’était Edward qui le lui avait écrit.

— Je le sais depuis quatre mois, dit Elinor, et non par lui. Quand Lucy vint à Barton ce dernier novembre, elle me le confia sous le sceau du secret.

À ces paroles les yeux de Maria exprimèrent le plus grand étonnement ; à peine ses lèvres purent se mouvoir ; enfin elle s’écria : Dieu ! vous le savez depuis quatre mois, et par celle qui l’emportait sur vous. Elinor le confirma. Ah ! chère Elinor, dit elle en fondant en larmes et se jetant au cou de sa sœur ; quoi, pendant que vous m’avez soignée avec tant de tendresse, de calme, de raison, un chagrin si semblable au mien pesait sur votre cœur ! Ah Dieu ! et je vous reprochais d’être heureuse. (Elle cacha son visage sur l’épaule de sa sœur ; et ses larmes redoublèrent.)

— Chère Maria, ne vous reprochez rien, vous ne pouviez savoir quels étaient mes tourmens, dit Elinor.

— Quatre mois ! s’écria encore Maria, si calme, si souvent gaie. Oh ! Elinor ! qu’est-ce qui vous a soutenue ?

— Le sentiment que je faisais mon devoir. Ma promesse à Lucy m’obligeait au secret ; je lui devais donc à elle de ne rien dire ni de ne rien faire qui pût trahir la vérité. Je devais à ma famille, à mes amis de ne pas exciter leur sollicitude sur moi, en leur laissant remarquer que j’avais un chagrin caché, que je ne pouvais leur confier ; enfin je me devais à moi-même de ne pas paraître trop humiliée et trop malheureuse aux yeux de ma rivale, et à Edward de ne pas augmenter la peine qu’il aura peut-être à tenir ses promesses.

Maria parut très-frappée. J’ai souvent désiré, continua Elinor, de détromper vous et ma mère sur vos espérances. Une fois ou deux je l’ai même tenté ; mais sans trahir ma foi, sans pouvoir vous donner une preuve positive, vous ne l’auriez pas voulu croire.

— Quatre mois si tranquille en apparence ! et cependant vous l’aimiez, dit Maria avec le regard et le ton du doute ?

— Oui je l’aime, répondit Elinor avec candeur et sentiment ; mais je ne l’aime pas uniquement, et j’étais bien aise d’épargner à ceux qui me sont chers aussi ; le chagrin de me voir malheureuse. Je travaillais en silence, pendant que cet événement était un secret pour tout le monde, excepté pour moi seule, à le supporter avec courage quand il éclaterait. Ce moment est arrivé, et je vous assure que je puis en parler à présent sans trop d’émotion. Je vous conjure donc, chère Maria, de ne pas souffrir pour moi plus que je ne souffre moi-même. Ne comparez pas votre malheur au mien ; ils n’ont pas plus de rapports que nos caractères. Je perds plus que vous peut-être en perdant Edward, mais j’ai plusieurs motifs de consolation que vous n’aviez pas. Je puis encore estimer Edward, et je le justifie de tout tort essentiel ; je désire son bonheur et je l’espère, quoiqu’il n’ait pas peut-être, la compagne qui lui aurait convenu, parce qu’il sera soutenu comme moi par le sentiment d’avoir fait ce que sa conscience lui dictait. S’il éprouve d’abord quelques regrets, je le connais assez pour être sûre qu’il en aurait davantage encore, s’il était parjure, et qu’ils se calmeront peu-à-peu. Lucy ne manque ni d’esprit ni de bon sens ; ses défauts tiennent à son manque total d’éducation. Elle aime Edward, je l’espère du moins ; pourrait-elle ne pas l’aimer ? Elle se modèlera sur lui ; elle acquerra les vertus qui lui manquent, et qu’il possède à un si haut degré. Il l’a aimée une fois, il l’aimera plus encore lorsqu’elle le méritera, et que les qualités, les vertus de sa femme seront son ouvrage ; il oubliera j’espère qu’une autre lui avait paru supérieure.

— Il n’a point aimé Lucy, dit vivement Maria ; il ne l’aimera jamais… ou il n’a jamais aimé Elinor. Bien certainement un cœur, tel que celui que vous supposez à Edward, ne peut s’attacher deux fois, et à deux objets aussi différens.

— Vous en revenez toujours à votre système de constance éternelle, ma chère Maria. Il prouve non seulement votre sensibilité, mais aussi, permettez-moi de vous le dire, l’exaltation un peu trop romanesque de votre esprit qui vous entraîne au-delà de la réalité. Quoi ! parce qu’on a eu le malheur d’être trompé dans un premier attachement, on aurait encore celui de ne pouvoir plus s’attacher à personne ? et parce qu’un cœur sincère et sensible a été déchiré, rien ne guérira sa blessure, et il doit rester isolé pendant toute l’existence ? Non, non cela ne peut être, non je ne puis le croire, et…

— Ainsi, interrompit vivement Maria, c’est la sage, la prudente Elinor, qui pense que l’on peut ainsi passer sa vie, d’attachement en attachement ; car si vous supposez la possibilité d’aimer deux fois, il n’y a plus de bornes ; pourquoi pas trois, dix, vingt, trente ! comment soutenir cette idée ?

— Non pas, chère Maria, dit Elinor en souriant, mais je crois que celui ou celle qui a été trompé une fois ne le sera pas deux. Un second attachement n’aura peut-être pas la vivacité du premier, mais il n’en aura ni la promptitude ni l’illusion ; et l’on cherchera à bien connaître la personne avant de s’y attacher ; on n’aimera que ce qu’on estime, et alors on l’aimera toujours.

— Cependant dit Maria, vous avez bien cru connaître Edward ?

— Et je le crois encore ; Edward ne m’a point trompée, et s’il était libre, j’ose assurer que je n’aurais jamais aimé que lui ; mais il ne l’est plus, et je dois effacer de mon cœur tout autre sentiment que l’estime ; s’il épouse Lucy, et s’il ne l’épouse pas je dois renoncer même à l’estime… Mais je ne veux seulement pas le supposer.

— Je crois, dit Maria, que vous n’aurez pas grand peine à triompher de tous vos sentimens, si la perte de celui que vous aimiez vous touche aussi peu. Votre courage, votre empire sur vous-même sont peut-être moins étonnans… et votre malheur est alors en effet très-supportable.

— Je vous entends Maria, vous supposez que je ne suis pas susceptible d’un attachement vif, et que par conséquent je ne suis pas très-malheureuse. Vous vous trompez ; j’ai tendrement aimé Edward, et j’ai cru l’être de lui ; j’ai long-temps nourri l’espoir enchanteur d’être sa compagne, et la certitude que nous serions heureux ensemble. Le coup qui m’a frappée était complètement inattendu, et m’a laissée sans espérance et sans consolation. Pendant quatre mois j’ai porté seule tout le poids de ma douleur, sans avoir la liberté de la soulager en la confiant à une amie, ayant non seulement mon propre chagrin à supporter, mais aussi le sentiment du vôtre et de celui de ma mère quand vous viendriez à l’apprendre, et n’osant pas même vous y préparer. J’avais su mon malheur par la personne même dont les droits plus anciens que les miens et plus sacrés, puisqu’ils reposaient sur une promesse solennelle, m’ôtaient toute espérance, et j’avais cru voir dans cette confidence un triomphe et des soupçons jaloux qui m’obligeaient à montrer une complète indifférence pour celui qui m’intéressait si vivement. J’étais obligée d’entendre sans cesse le détail de leur amour, de leurs projets, et dans ces cruels détails pas un mot, pas une circonstance qui pût me consoler de perdre Edward pour jamais en me le montrant moins digne de mon affection. Au contraire tous les éloges de Lucy, tout ce qu’elle me disait de lui justifiait mon opinion en augmentant mes regrets. Vous avez vu comme j’ai été traitée ici par sa mère et par sa sœur. J’ai souffert la punition d’un amour auquel je devais renoncer, et tout cela dans un moment où j’avais encore à supporter le malheur d’une sœur chérie. Ah Maria ! si vous ne me jugez pas tout-à-fait insensible, vous devez penser que j’ai bien assez souffert. Cette fermeté, ce courage qui vous étonnent sont le fruit de mes constans efforts pendant tout le temps que j’étais forcée de me taire ; si j’avais pu vous en parler dans les premiers momens, vous m’auriez trouvée peut-être aussi faible que je vous parais forte à présent ; ah ! je n’aurais pas même alors pu vous cacher à quel point j’étais malheureuse !

Maria fut tout-à-fait convaincue, et ses larmes recommencèrent à couler. Oh Elinor ! s’écria-t-elle, combien je me hais moi-même. Comme j’ai été barbare avec vous ! vous qui étiez mon seul soutien, vous qui avez supporté mon désespoir, qui sembliez seulement souffrir pour moi ; et je vous accusais d’insensibilité, vous la plus tendre, la meilleure des sœurs ; c’était là ma reconnaissance. Parce que je ne pouvais atteindre à votre mérite, j’essayais de le nier ou du moins de l’affaiblir, de même que je refusais de croire à l’énormité de votre malheur, que vous supportiez avec tant de calme et de résignation.

Les plus tendres caresses entre les deux sœurs suivirent cette scène. Dans la disposition actuelle de Maria, Elinor eut peu de peine à obtenir ce qu’elle désirait. Maria s’engagea à ne parler jamais d’Edward ni de Lucy avec amertume ; à ne témoigner à cette dernière ni mépris, ni haine, ni colère, dans le cas où elle la rencontrerait, et même à voir Edward si l’occasion s’en présentait avec la même cordialité. Tout cela était beaucoup pour Maria, mais fâchée comme elle était d’avoir injurié sa sœur, il n’était rien qu’elle n’eût fait pour le réparer. Elle tint ses promesses d’une manière admirable ; elle entendit tous les bavardages de madame Jennings sur ce sujet, sans disputer avec elle ou la contredire en rien, et répétant souvent : oui, madame, vous avez raison ; elle écouta même l’éloge de Lucy sans indignation ; et quand madame Jennings disait comme Edward l’adorait, elle en fut quitte pour un léger spasme. Elinor fut si enchantée d’elle et de son héroïsme, que ce fut une consolation pour elle. Hélas la pauvre Elinor ne se doutait pas combien cet effort était pénible à Maria. Sa santé qui se soutenait dans une espèce de langueur depuis son malheur, succomba tout-à-fait quand le malheur de sa sœur se joignit au sien. Obligée de cacher toutes ses impressions, tous les sentimens violens qui assaillaient à-la fois son cœur, il lui semblait quelquefois qu’il allait se briser. Ses nuits étaient sans sommeil, ses jours sans tranquillité ; mais elle eut bien moins de peine à cacher ce qu’elle souffrait au physique, que son indignation sur l’engagement d’Edward ; elle le cacha donc aussi bien qu’il lui fut possible. Elinor sans cesse auprès d’elle s’apercevait peu de son changement graduel, de sa pâleur, de sa maigreur, qui frappaient ceux qui la voyaient moins habituellement ; mais le nombre en était petit. Elle recommença à ne pas sortir de chez elle : la crainte de rencontrer M. ou madame Willoughby fut son prétexte auprès d’Elinor, qui comprenait trop bien ce motif pour la presser, et qui n’ayant elle-même aucune envie de se trouver avec eux ou avec Edward, resta aussi plus souvent à la maison.

Le lendemain de son entretien avec Elinor, elle eut une autre épreuve à soutenir : ce fut une visite de son frère qui vint tout exprès pour parler de la terrible affaire, et apporter à ses sœurs des nouvelles de sa femme.