Rapports du physique et du moral de l’homme/Second Mémoire

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SECOND MÉMOIRE
Histoire physiologique des Sensations.



INTRODUCTION.


Dans le premier Mémoire que j’ai eu l’honneur de vous lire, citoyens, j’ai indiqué, d’une manière sommaire et générale, les rapports principaux qui existent entre l’organisation de l’homme, ses besoins, ses facultés physiques, d’une part, et la formation de ses idées, le développement de ses penchans, ses facultés et ses besoins moraux, de l’autre. Vous avez vu qu’aux différences primitives établies par la nature, et aux modifications accidentelles introduites par les chances de la vie, dans les dispositions des organes, correspondent constamment des différences et des modifications analogues dans la tournure des idées et dans le caractère des passions. De-là, nous avons conclu que, soit pour donner des bases invariables à la philosophie rationnelle et à la morale ; soit pour découvrir les moyens de perfectionner la nature humaine, en agissant sur la source même et de ses passions et de ses idées, il étoit nécessaire d’étudier soigneusement les diverses circonstances physiques qui peuvent rendre un homme si différent des autres et de lui-même : et les objets de ces recherches se sont trouvés, pour ainsi dire spontanément, classés sous un certain nombre de chefs qui feront le sujet de plusieurs mémoires, et dont l’ensemble me paroît embrasser tout ce que la physiologie peut offrir à la philosophie morale, comme matière de nouvelles méditations.

Le premier objet qui fixe nos regards, est l’histoire des sensations, considérées dans leurs premiers phénomènes : c’est celui qui va nous occuper aujourd’hui. Je vais essayer de déterminer avec quelque exactitude, en quoi consistent les opérations de cette faculté singulière, propre aux animaux, par laquelle ils sont avertis de la présence des objets extérieurs : je vais suivre ces opérations dans diverses circonstances, qui ne me paroissent pas avoir été distinguées et circonscrites avec assez de soin : je vais sur-tout m’efforcer de remplir les lacunes qui séparent encore les observations de l’anatomie ou de la physiologie, et les résultats incontestables de l’analyse philosophique. Vous sentez, citoyens, que dans des matières si nouvelles, où le plus léger faux-pas peut conduire aux conséquences les plus erronées, il faut s’imposer une grande précision, une grande sévérité de langage : vous sentez donc aussi que j’ai besoin de toute votre attention, pour être bien entendu, même de vous, à qui ces objets sont familiers[1].

§. i.

Nous ne sommes pas sans doute réduits encore à prouver que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l’existence morale de l’homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, ont porté cette vérité jusqu’au dernier degré de la démonstration. Parmi les personnes instruites, et qui font quelque usage de leur raison, il n’en est maintenant aucune qui puisse élever le moindre doute à cet égard. D’un autre côté, les physiologistes ont prouvé que tous les mouvemens vitaux sont le produit des impressions reçues par les parties sensibles : et ces deux résultats fondamentaux, rapprochés dans un examen réfléchi, ne forment qu’une seule et même vérité.

Mais les philosophes peuvent rester encore divisés sur quelques points. Les uns peuvent croire, avec Condillac, que toutes les déterminations des animaux sont le produit d’un choix raisonné, et par conséquent le fruit de l’expérience : d’autres peuvent penser, avec les observateurs de tous les siècles, que plusieurs de ces déterminations ne sauroient être rapportées à aucune sorte de raisonnement, et que, sans cesser pour cela d’avoir leur source dans la sensibilité physique, elles se forment le plus souvent sans que la volonté des individus y puisse avoir d’autre part que d’en mieux diriger l’exécution. C’est l’ensemble de ces déterminations qu’on a désigné sous le nom d’instinct.

Parmi les physiologistes, une discussion s’est également élevée pour savoir si la sensibilité devoit être regardée comme l’unique source de tous les mouvemens organiques ; ou s’il existoit, dans les parties qui composent les corps vivans, une autre propriété distincte, et même indépendante, à certains égards, de la première. Ceux qui soutiennent l’affirmative de la seconde proposition, à la tête desquels on doit placer le célèbre Haller, qui en a fait, pour ainsi dire, son patrimoine, désignent cette propriété particulière sous le nom d’irritabilité. C’est en vertu des impressions transmises par les nerfs aux parties musculaires, ou reçues immédiatement par celles-ci, que l’irritabilité se manifeste : mais comme elle subsiste encore quelque temps après la mort, ces physiologistes nient qu’elle puisse dépendre de la sensibilité, qui, suivant leur opinion, est détruite au même instant que la vie de l’individu.

Les autres, et l’on peut compter parmi eux plusieurs hommes de génie, objectent que la sensibilité subsiste dans les asphyxies, les léthargies, les apoplexies, en un mot dans les syncopes de tout genre, quoiqu’elle ne se manifeste alors par aucun acte précis qui la constate, quoiqu’elle ne laisse après elle aucune trace, aucun souvenir qui la confirme. Ils ajoutent qu’entre l’état d’un noyé qui revient à la vie, et l’état de celui dont la mort est irrévocable, la différence sera difficile à bien établir ; que les signes et l’instant de la mort ne peuvent être déterminés avec précision ; que la ligature, ou l’amputation des nerfs qui portent la sensibilité dans un organe, le rendent non-seulement insensible, mais encore paralytique ; c’est-à-dire, qu’elles enlèvent à la fois à ses épanouissemens nerveux, la faculté de sentir, et à ses muscles, celle de se mouvoir. Enfin, disent-ils, toutes les observations faites sur le vivant, et les expériences tentées sur les cadavres, ou sur leurs parties isolées, nous autorisent à supposer que la sensibilité répandue dans tous les organes n’est pas anéantie à l’instant même de la mort ; qu’il en subsiste quelque temps des restes, qui se remarquent sur-tout dans les parties dont les mouvemens étoient le plus continuels, ou le plus forts ; et qu’elle a seulement cessé de se reproduire alors que la communication entre les organes principaux a cessé d’exister elle-même.

Voilà ce que disent, à-peu-près, les Stahliens, les sémianimistes, les nouveaux solidistes d’Édimbourg, et les plus savans professeurs de l’école de Montpellier.

Un peu de réflexion suffit pour faire voir que les deux questions précédentes se tiennent, et qu’elles ont l’une et l’autre un rapport direct avec l’objet qui nous occupe.

Car, d’un côté, s’il étoit bien démontré qu’il y a des mouvemens qui ne dépendent pas immédiatement de la sensibilité, l’on pourroit trouver plus facile de concevoir des déterminations sans choix et sans jugement.

Et de l’autre, s’il est vrai qu’il y ait des déterminations et des mouvemens dont l’individu n’a pas la conscience, l’on sent que beaucoup de phénomènes qui ont été confondus auront besoin d’être distingués ; que les principes, sans changer de nature, doivent être énoncés en d’autres termes, et les conséquences tirées d’une manière moins générale et moins absolue : je veux dire qu’il ne faudra pas confondre l’impulsion qui porte l’enfant, immédiatement après sa naissance, à sucer la mamelle de sa mère, avec le raisonnement qui fait préférer des alimens sains qu’on a déjà trouvés bons, à des alimens corrompus qu’on a trouvés mauvais ; et que, s’il n’en est pas, pour cela, moins certain que la sensibilité physique est la source unique de nos idées et de nos déterminations, il y auroit du moins peu d’exactitude à dire, comme on le fait d’ordinaire dans les livres d’analyse philosophique, qu’elles nous viennent toutes par les sens, sur-tout d’après la signification bornée qu’on attache à ce dernier mot. Il sera nécessaire de revenir encore là-dessus, afin d’exposer ma pensée plus en détail : les observations sur lesquelles je me fonde, serviront, je crois, à rendre compte de plusieurs singularités, qui, sans cela, paroissent inexplicables, et qui devoient laisser beaucoup d’incertitudes dans les meilleurs esprits.

Mais reprenons la suite de nos idées.

Quand on examine attentivement la question de l’irritabilité et de la sensibilité, l’on s’apperçoit bientôt que ce n’est guère qu’une question de mots, comme beaucoup d’autres qui divisent le monde depuis des siècles. En effet, Haller et ses sectateurs conviennent que les muscles sont animés par une quantité considérable de nerfs, organes particuliers du sentiment ; que leurs mouvemens réguliers restent toujours soumis à l’influence nerveuse ; que les contractions par lesquelles ces mouvemens sont produits, ne durent pas long-temps lorsqu’elle ne s’exerce plus : et les physiologistes du parti contraire ne nient pas que beaucoup de mouvemens ne s’exécutent sans que l’individu en ait la conscience ; que ceux même dont il a la conscience ne soient, pour la plupart, indépendans de la volonté ; que la faculté d’entrer en contraction par l’effet des irritans artificiels, ne survive, dans les organes musculaires, au système vital dont ils ont fait partie. Ainsi, dans l’une et dans l’autre hypothèse, les phénomènes s’expliquent à peu près de la même manière ; et l’analyse philosophique s’y adapte également bien : seulement il y a plus de simplicité dans celle de l’école de Stahl ; et l’unité du principe physique y correspond mieux à l’unité du principe moral, qui n’en est pas distinct.

Quant à l’autre question, nous avons déjà dit qu’il n’en est point de même : mais cela s’expliquera mieux par la suite.

§. II.

Sujet à l’action de tous les corps de la nature, l’homme trouve à la fois, dans les impressions qu’ils font sur ses organes, la source de ses connoissances, et les causes mêmes qui le font vivre ; car vivre, c’est sentir : et dans cet admirable enchaînement des phénomènes qui constituent son existence, chaque besoin tient au développement de quelque faculté ; chaque faculté, par son développement même, satisfait à quelque besoin ; et les facultés s’accroissent par l’exercice, comme les besoins s’étendent avec la facilité de les satisfaire[2]. De l’action continuelle des corps extérieurs sur les sens de l’homme, résulte donc la partie la plus remarquable de son existence. Mais est-il vrai que les centres nerveux ne reçoivent et ne combinent que les impressions qui leur arrivent de ces corps ? Est-il vrai qu’il ne se forme d’image ou d’idée[3] dans le cerveau, et qu’aucune détermination n’ait lieu de la part de l’organe sensitif, qu’en vertu de ces mêmes impressions reçues par les sens proprement dits ? Voilà bien la question.

C’est par le mouvement progressif et volontaire, que l’homme distingue particulièrement sa propre vie et celle des autres animaux : le mouvement est pour lui, le véritable signe de la vitalité. Quand il voit un corps se mouvoir, son imagination l’anime. Avant qu’il ait quelque idée des lois qui font rouler les fleuves, qui soulèvent les mers, qui chassent dans l’air les nuages, il donne une âme à ces différens objets. Mais à mesure que ses connoissances s’étendent, il s’apperçoit que beaucoup de mouvement sont exécutés comme ceux de son bras, quand une force étrangère le déplace sans sa propre participation, ou même contre son gré. Il ne lui faut pas beaucoup de réflexion pour s’appercevoir que ces derniers mouvemens n’ont aucun rapport avec ceux que sa volonté détermine : et bientôt il n’attache plus l’idée de vie qu’au mouvement volontaire.

Mais, dès les premières et les plus simples observations sur l’économie animale, l’on a pu remarquer entre les phénomènes, une diversité qui semble supposer des ressorts de différente nature. Si le mouvement progressif et l’action d’un grand nombre de muscles sont soumis aux déterminations raisonnées de l’individu, plusieurs mouvemens d’un autre genre, quelques-uns même d’un genre analogue, s’exécutent sans sa participation : et sa volonté, non-seulement ne peut pas les exciter, ou les suspendre ; elle ne peut pas même y produire le plus léger changement. Les sécrétions se font par une suite d’opérations où nous n’avons aucune part, dont nous n’avons pas la plus légère conscience : la circulation du sang et l’action péristaltique des intestins, déterminées par des forces musculaires, ou par certains mouvemens toniques très-ressemblans à ceux que les muscles proprement dits exécutent, se font également à notre insu ; et il ne dépend pas plus de nous d’arrêter ou de diriger ces différentes fonctions, que d’arrêter le frisson d’une fièvre quarte, ou de produire des crises utiles dans une fièvre aiguë. Des effets si divers peuvent-ils être imputés à la même cause ?

On voit que cette question, la même que nous nous sommes déjà proposée, a dû se présenter dès le premier pas : mais, pour la résoudre complétement, il falloit des connoissances physiologiques très-étendues ; et pour peu qu’on ait réfléchi sur les lois de la nature vivante, l’on n’ignore pas que ces connoissances, pour avoir quelque certitude, doivent s’appuyer sur un nombre infini d’observations, ou d’expériences, et s’en déduire avec une grande sévérité de raisonnement. Cependant, lorsque les sciences ont fait des progrès véritables, il n’est ordinairement pas impossible de rattacher leurs résultats à quelques faits simples, et, pour ainsi dire, journaliers.

Dans les animaux dont l’organisation est le plus compliquée, tels que l’homme, les quadrupèdes et les oiseaux, la sensibilité s’exerce particulièrement par les nerfs, qu’on peut regarder comme ses organes propres. Quelques physiologistes vont plus loin : ils pensent qu’ils en sont les organes exclusifs. Mais, dans la classe des polypes et dans celle des insectes infusoires, elle réside et s’exerce dans d’autres parties, puisqu’ils sont privés de nerfs et de cerveau. Il est même vraisemblable que Haller et son école ont trop étendu leur idée relativement aux animaux plus parfaits : car des observations constantes prouvent que les parties qu’ils ont déclarées rigoureusement insensibles, peuvent, dans certains états maladifs, devenir susceptibles de vives douleurs : d’où il semble résulter clairement que, dans l’état ordinaire, leur sensibilité, appropriée à la nature de leurs fonctions, est seulement plus foible et plus obscure, par rapport à celle des autres parties.

Mais, au reste, on peut établir comme certain que, dans l’homme, dont il est uniquement ici question, les nerfs sont le siége particulier de la sensibilité ; que ce sont eux qui la distribuent dans tous les organes, dont ils forment le lien général, en établissant entre eux une correspondance plus, ou moins étroite, et faisant concourir leurs fonctions diverses à produire et constituer la vitalité commune.

Une expérience très-simple en fournit la preuve.

Quand on lie, ou coupe tous les troncs de nerfs qui vont se subdiviser et se répandre dans une partie, cette partie devient au même instant, entièrement insensible : on peut la piquer, la déchirer, la cautériser ; l’animal ne s’en apperçoit point : la faculté de tout mouvement volontaire s’y trouve abolie ; bientôt la faculté de recevoir quelques impressions isolées, et de produire quelques vagues mouvemens de contraction, disparoît elle-même : toute fonction vitale est anéantie ; et les nouveaux mouvemens qui surviennent sont ceux de la décomposition, à laquelle la mort livre toutes les matières animales.

Plusieurs importantes vérités résultent de cette expérience : mais, avant de passer outre, il est nécessaire de ne rien laisser d’incertain derrière nous.

J’ai dit que les rameaux des nerfs, séparés du système par la ligature, ou l’amputation, conservent la faculté de recevoir des impressions isolées. Ce mot, pour ne pas jeter dans l’esprit une idée fausse, dont plusieurs physiologistes, recommandables d’ailleurs, ne se sont pas garantis, a besoin de quelque explication. En portant la sensibilité dans les muscles, les nerfs y portent la vie ; ils les rendent propres à exécuter les mouvemens que la nature leur attribue : mais ils sont eux-mêmes incapables de mouvement. Les irritations les plus fortes ne leur font pas éprouver la plus légère contraction ; en un mot, ils sentent et ne se meuvent pas. Dans l’expérience que je viens de rapporter, les rameaux situés au-dessous de la section, ou de la ligature, ne communiquent plus avec l’ensemble de l’organe sensitif : l’individu ne s’apperçoit plus des contractions que les parties où ces nerfs irrités se distribuent, peuvent éprouver encore ; et l’on voit facilement que la chose doit être ainsi. Mais cependant comme il résulte de cette irritation, certains mouvemens, plus ou moins réguliers, dans les muscles auxquels ils portoient la vie, il est également bien clair que cet effet ne peut tenir qu’à des restes de sensibilité partielle, laquelle s’exerce de la même manière, quoique plus foiblement, ou plus incomplétement que dans l’état naturel. On ne peut pas dire que l’irritation agit alors sur le nerf comme sur le muscle ; car, encore une fois, cela n’est point ; les Hallériens eux-mêmes en conviennent ; et, si cela étoit, leur système crouleroit par d’autres côtés. Ainsi, tous les rameaux reçoivent encore des impressions ; mais ce sont des impressions isolées : et, pour le dire en passant, quoique l’irritabilité paraisse distincte de la sensibilité dans quelques-uns de ces phénomènes, on voit ici très-évidemment qu’elle doit être ramenée à ce principe unique et commun des facultés vitales : on le voit plus évidemment encore, quand on considère qu’une grande quantité de nerfs vont se perdre et changer de forme dans les muscles.

Il est, en effet, bien certain que ces nerfs, confondus et peut-être identifiés avec les fibres musculaires, sont l’âme véritable de leurs mouvemens ; et il paroît assez facile de concevoir pourquoi ceux de ces mouvemens qui subsistent après la mort, se raniment aussitôt qu’on sépare un muscle du membre dont il fait partie, ou qu’on le morcèle par de nouvelles sections, quand tout autre stimulant a perdu le pouvoir de le faire contracter : car le tranchant du scalpel agit alors sur d’innombrables expansions nerveuses, cachées dans l’épaisseur des chairs ; et ces expansions se rapportent également aux deux portions du muscle qu’on divise. La section doit être ici considérée comme un irritant simple, mais plus efficace, parce qu’il pénètre dans l’intérieur des fibres, qu’il les traverse de part en part : et d’ailleurs elle ne doit pas seulement ranimer par-là, leur faculté contractile ; elle doit rendre aussi leurs contractions moins laborieuses, en diminuant le volume et la longueur des parties qui se froncent.

Mais, je le répète, cette dernière question ne tient pas immédiatement à l’objet qui nous occupe ; et sa solution semble appartenir plutôt à un ouvrage de pure physiologie.

§. iii.

Revenons à notre expérience. J’ai dit qu’il en résulte plusieurs vérités essentielles. Elle prouve en effet, 1°. que les nerfs sont les organes de la sensibilité ; 2°. que de la sensibilité seule, dépend la perception qui se produit en nous de l’existence de nos propres organes et de celle des objets extérieurs ; 3°. que tous les mouvemens volontaires ne s’exécutent pas seulement en vertu de ces perceptions qu’elle nous procure, et des jugemens que nous en tirons, mais encore que les organes moteurs, soumis aux organes sensitifs, sont animés et dirigés par eux ; 4°. que tous les mouvemens indépendans de la volonté, ceux dont nous n’avons point la conscience, ceux dont nous n’avons même aucune notion, en un mot, que tous les mouvemens quelconques qui font partie des fonctions de l’économie animale, dépendent d’impressions reçues par les diverses parties dont les organes sont composés, et ces impressions de leur faculté de sentir.

Nous avons déjà fait quelques pas importans. Certains points assez obscurs sont éclaircis ; et nous entrevoyons les seuls moyens véritables de répandre la même lumière sur tous les autres, ou du moins sur la plupart.

Mais, quand on veut pousser l’analyse jusqu’à ses derniers termes, on peut se faire une nouvelle question : le sentiment est-il en effet ici, totalement distinct du mouvement ? Est-il possible de concevoir l’un sans l’autre ? Et n’ont-ils d’autre rapport que celui de la cause à l’effet ?

Toute sensation ou toute impression reçue par nos organes, ne sauroit sans doute avoir lieu sans que leurs parties éprouvent des modifications nouvelles. Or, nous ne pouvons concevoir de modification nouvelle sans mouvement. Quand nous sentons, il se passe donc en nous des mouvemens, plus ou moins sensibles, suivant la nature des parties solides, ou des liqueurs auxquelles ils sont imprimés, mais néanmoins toujours réels et incontestables. Cependant, il faut observer que les sensations ou les impressions, dépendant de causes situées hors des nerfs qui les reçoivent[4], il y a toujours un instant rapide comme l’éclair, où leur cause agit sur le nerf qui jouit de la faculté d’en ressentir la présence, sans qu’aucune espèce de mouvement s’y passe encore ; que c’est, en quelque sorte, pour le seul complément de cette opération que le mouvement devient nécessaire ; et qu’on peut toujours le distinguer du sentiment, et sur-tout la faculté de sentir, de celle de se mouvoir. Nous ne devons pourtant pas dissimuler que cette distinction pourroit bien disparoître encore dans une analyse plus sévère ; et qu’ainsi la sensibilité se rattache, peut-être, par quelques points essentiels, aux causes et aux lois du mouvement, source générale et féconde de tous les phénomènes de l’univers.

Nous observerons aussi qu’en disant que les nerfs sont incapables de se mouvoir, nous avons entendu de se mouvoir d’une manière sensible, ou de faire éprouver à leurs parties, des déplacemens reconnoissables, par rapport à celles des autres organes qui les entourent. Tous leurs mouvemens sont intérieurs ; ils se passent dans leur intime contexture ; et les parties qui les éprouvent, ou qui les exécutent, sont si déliées, que l’action s’en est jusqu’à présent dérobée aux observations les plus attentives, faites avec les instrumens les plus parfaits.

Au reste, cette distinction du sentiment et du mouvement, mais sur-tout des facultés qui s’y rapportent, nécessaire en physiologie, et sans inconvéniens pour la philosophie rationnelle, se déduit de tous les faits évidens, sensibles, les seuls sur lesquels doivent porter nos recherches et s’appuyer nos raisonnemens : car les vérités subtiles, infécondes de leur nature, sont principalement inapplicables à nos besoins les plus directs ; et l’on peut dédaigner hardiment celles qui n’offrent pas une certaine prise à l’intelligence.

Tous les points ci-dessus étant bien convenus et bien éclaircis, reprenons la suite de nos propositions.

On voit donc clairement, et cela résulte des observations les plus simples, que les impressions n’ont pas lieu d’une manière uniforme ; qu’elles ont, au contraire, relativement à l’individu qui les reçoit, des effets très-différens. Les unes lui viennent des objets extérieurs ; les autres, reçues dans les organes internes, sont le produit des diverses fonctions vitales. L’individu a presque toujours la conscience des unes ; il peut du moins s’en rendre compte : il ignore les autres ; il n’en a du moins aucun sentiment distinct : enfin les dernières déterminent des mouvemens dont la liaison avec leurs causes échappe à ses observations.

Les philosophes analystes n’ont guère considéré jusqu’ici, que les impressions qui viennent des objets extérieurs, et que l’organe de la pensée distingue, se représente et combine : ce sont elles seulement qu’ils ont désignées sous le nom de sensations ; les autres restent pour eux dans le vague. Quelques-uns d’entre eux semblent avoir voulu rapporter au titre générique d’impressions, toutes les opérations inapperçues de la sensibilité : ils renvoient même ces dernières parmi celles qui, pouvant être aperçues et distinguées, ne le sont pas actuellement, faute d’une attention convenable[5].

C’est ici, je le répète, que l’on peut suivre deux routes différentes. Comme elles mènent à des résultats, en quelque sorte opposés, on ne sauroit choisir au hasard.

§. iv.

La question nouvelle qui se présente, est de savoir, s’il est vrai, comme l’ont établi Condillac et quelques autres, que les idées et les déterminations morales se forment toutes et dépendent uniquement de ce qu’ils appellent sensations ; si par conséquent, suivant la phrase reçue, toutes nos idées nous viennent des sens, et par les objets extérieurs : ou si les impressions internes contribuent également à la production des déterminations morales et des idées, suivant certaines lois, dont l’étude de l’homme sain et malade peut nous faire remarquer la constance : et, dans le cas de l’affirmative, si des observations particulièrement dirigées vers ce point de vue nouveau, pourroient nous mettre facilement en état de reconnoître encore ici les lois de la nature, et de les exposer avec exactitude et évidence.

Quelques faits généraux me paroissent résoudre la question.

Il est notoire que dans certaines dispositions des organes internes, et notamment des viscères du bas-ventre, on est plus, ou moins capable de sentir ou de penser. Les maladies qui s’y forment, changent, troublent et quelquefois intervertissent entièrement l’ordre habituel des sentimens et des idées. Des appétits extraordinaires et bizarres se développent ; des images inconnues assiégent l’esprit ; des affections nouvelles s’emparent de notre volonté : et, ce qu’il y a peut-être de plus remarquable, c’est que souvent alors l’esprit peut acquérir plus d’élévation, d’énergie, d’éclat, et l’âme se nourrir d’affections plus touchantes, ou mieux dirigées. Ainsi donc, les idées riantes ou sombres, les sentimens doux ou funestes, tiennent alors directement à la manière dont certains viscères abdominaux exercent leurs fonctions respectives ; c’est-à-dire, à la manière dont ils reçoivent les impressions : car nous avons vu que les unes dépendent toujours des autres, et que tout mouvement suppose une impression qui le détermine.

Puisque l’état des viscères du bas-ventre peut intervertir entièrement l’ordre des sentimens et des idées, il peut donc occasionner la folie, qui n’est autre chose que le désordre ou le défaut d’accord des impressions ordinaires : c’est en effet ce qu’on voit arriver fréquemment. Mais on observe aussi des délires qui tiennent aux altérations survenues dans la sensibilité de plusieurs autres parties internes. Il en est qui sont aigus ou passagers ; il en est qui sont chroniques, dans lesquels les extrémités sentantes extérieures des nerfs qui composent ce qu’on appelle les sens, ne se trouvent point du tout affectées, ou ne le sont du moins que secondairement : et ces délires se guérissent par des changemens directs opérés dans l’état des parties internes malades. Les organes de la génération, par exemple, sont très-souvent le siége véritable de la folie. Leur sensibilité vive est susceptible des plus grands désordres : l’étendue de leur influence sur tout le système fait que ces désordres deviennent presque toujours généraux, et sont principalement ressentis par le centre cérébral. La folie se guérit alors par tout moyen capable de remettre dans son état naturel, ou de ramener à l’ordre primitif, la sensibilité de ces organes : quelques accidens ont même fait voir que leur destruction pouvoit, dans certains cas, produire le même effet.

L’époque de la puberté nous présente des phénomènes encore plus frappans et plus décisifs. Ils méritent d’autant plus d’attention, que tout s’y passe suivant des lois constantes et d’après le vœu même de la nature. Dans les animaux qui vivent séparés de tous ceux de la même espèce, la maturité des organes de la génération arrive un peu plus tard : loin des objets dont la présence pourroit la hâter par l’excitation de l’exemple, ou par certaines images qui réveillent la nature assoupie, l’enfance se prolonge : mais elle cesse enfin, même dans la solitude la plus absolue ; et le moment des premières impressions de l’amour n’en est souvent que plus orageux. Les choses se passent de la même manière dans l’homme, avec cette seule différence, que ses organes étant plus parfaits, sa sensibilité plus exquise, et les objets auxquels elle s’applique plus étendus et plus variés, les changemens qui s’opèrent alors en lui, présentent des caractères plus remarquables, modifient plus profondément toute son existence. Comme l’imagination est sa faculté dominante, comme elle exerce une puissante réaction sur les organes qui lui fournissent ces tableaux, l’homme est celui de tous les êtres vivans connus, dont la puberté peut être le plus accélérée par des excitations vicieuses, et son cours ordinaire le plus interverti par toutes les circonstances extérieures qui font prendre de fausses routes à l’imagination. Ainsi, dans les mauvaises mœurs des villes, on ne donne pas à la puberté le temps de paroître ; on la devance : et ses effets se confondent d’ordinaire avec l’habitude précoce du libertinage. Dans le sein des familles pieuses et sévères, où l’on dirige l’imagination des enfans vers les idées religieuses, on voit souvent chez eux la mélancolie amoureuse de la puberté se confondre avec la mélancolie ascétique : et pour l’ordinaire aussi, elles acquièrent l’une et l’autre, dans ce mélange, un degré considérable de force ; quelquefois même elles produisent les plus funestes explosions, et laissent après elles des traces ineffaçables.

Mais lorsqu’on permet à la nature de suivre paisiblement sa marche ; lorsqu’on ne la hâte, ni en l’excitant, ni en la réprimant (car cette dernière méthode est encore un genre d’excitation), l’homme, ainsi que les animaux moins parfaits, prend tout-à-coup, à cette époque, d’autres penchans, d’autres idées, d’autres habitudes. L’éloignement des objets qui peuvent satisfaire ces penchans, et vers lesquels ces idées se dirigent alors d’une manière tout-à-fait innocente et vague, n’empêche point un nouvel état moral de naître, de se développer, de prendre un ascendant rapide. L’adolescent cherche ce qu’il ne connoît pas : mais il le cherche avec l’inquiétude du besoin. Il est plongé dans de profondes rêveries. Son imagination se nourrit de peintures indécises, source inépuisable de ses contemplations : son cœur se perd dans les affections les plus douces, dont il ignore encore le but ; il les porte, en attendant, sur tous les êtres qui l’environnent.

Chez les jeunes filles, le passage est encore plus brusque et le changement plus général, quoique marqué par des traits plus délicats. C’est alors que l’univers commence véritablement à exister, que tout prend une âme et une signification pour elles ; c’est alors que le rideau semble se lever tout-à-coup aux yeux de ces êtres incertains et étonnés ; que leur âme reçoit en foule tous les sentimens et toutes les pensées relatives à une passion, l’affaire principale de leur vie, l’arbitre de leur destinée, et dont elles répandent quelquefois sur la nôtre, le charme ou les douleurs.

Quelle est la cause de tous ces grands changemens ? S’est-il fait des changemens analogues ou proportionnels dans les extrémités sentantes des nerfs ? Ces extrémités, où sont reçues les impressions des objets externes, ont-elles éprouvé par eux de profondes modifications ? Non sans doute. Il ne s’est rien passé que dans l’intérieur. Un système d’organes, uni par de nombreux rapports à tous ceux de l’abdomen, et qui s’est fait remarquer à peine depuis la naissance, sort, pour ainsi dire, tout-à-coup de son engourdissement. Déjà sa sensibilité particulière, obscure jusqu’alors, se montre toute développée : les opérations cachées dans sa structure délicate, ont retenti de toutes parts : son influence s’est fait sentir aux parties qui lui paroissent le plus étrangères : en un mot, par lui seul, tout a changé de face : et si les sensations proprement dites, ne sont plus les mêmes ; si elles donnent à tous les objets de la nature un nouvel aspect et de nouvelles couleurs, c’est encore à lui, c’est à sa puissante influence qu’il faut l’attribuer.

En voilà sans doute assez sur cet article. Je ne crois même pas nécessaire de parler des songes, où l’esprit est assiégé d’images, et l’âme agitée d’affections, évidemment produites les unes et les autres sans la participation actuelle des sens extérieurs, et sans le concours de ces actes de la volonté par lesquels la mémoire est mise en action. Observons seulement que ce phénomène singulier n’est pas toujours, comme on le dit, le tableau fidèle des pensées ou des sentimens habituels ; qu’il tient souvent, d’une manière sensible, au travail des organes de la digestion, ou à la gêne du cœur et des gros vaisseaux ; et qu’alors les idées pénibles ou les sentimens funestes qui l’accompagnent, peuvent n’avoir pas le moindre rapport avec ce qui, pendant la veille, nous a le plus occupés. Je passe également sous silence les rêveries, ou les états particuliers du cerveau, qui suivent l’emploi des liqueurs enivrantes, ou des narcotiques, et dont la cause n’existe et n’agit que dans l’estomac, ou dans les intestins. Je ne parlerai pas sur-tout de ces dispositions vagues de bien-être ou de mal-être, que chacun éprouve journellement, et presque toujours sans en pouvoir assigner la source, mais qui dépendent de dérangemens, plus ou moins graves, dans les viscères et dans les parties internes du système nerveux : dispositions très-remarquables, qui, pour n’avoir aucun rapport avec l’état des organes des sens, n’en déterminent pas moins d’importantes modifications dans la nature des penchans, ou des idées, et très-certainement agissent d’une manière immédiate sur la faculté de penser, sur celle même de sentir. À des faits convaincans et directs, il est sans doute inutile d’en ajouter qui, pour avoir toute leur force, demanderoient de plus longues explications.

Les observations précédentes prouvent donc que les idées et les déterminations morales ne dépendent pas uniquement de ce qu’on nomme les sensations ; c’est-à-dire, des impressions distinctes reçues par les organes des sens, proprement dits : mais que les impressions résultantes des fonctions de plusieurs organes internes y contribuent plus ou moins, et, dans certains cas, paroissent les produire uniquement. Cela doit nous suffire pour le moment actuel : la question que nous nous sommes proposée est résolue.

Peut-être penserez-vous, citoyens, que nous employons une marche bien lente et une circonspection bien minutieuse, pour établir des vérités qui doivent, en résultat, vous paroître si simples : mais je vous prie d’observer que c’est ici l’un des points les plus importans de la psychologie, et que le plus sage peut-être de tous les analystes, Condillac, s’est évidemment déclaré pour l’opinion contraire. Quand nous croyons devoir nous écarter des vues de ce grand maître, il est bien nécessaire d’étudier soigneusement et d’assurer tous nos pas.

Il resteroit maintenant à déterminer quelles sont les affections morales et les idées qui dépendent particulièrement de ces impressions internes, et dont les organes des sens ne sont, tout au plus, que les instrumens subsidiaires : il resteroit ensuite à les classer et à les décomposer, comme l’a fait Condillac pour toutes celles qui tiennent directement aux opérations des sens, afin d’assigner à chaque organe, celles qui lui sont propres, ou la part qu’il a dans celles qu’il concourt seulement à produire ; car il semble que l’analyse ne sera complète que lorsqu’elle aura résolu ces deux nouvelles difficultés.

Mais la dernière est évidemment insoluble, du moins dans l’état actuel de nos lumières : nous ne connoissons pas assez les changemens qui peuvent survenir dans la sensibilité des viscères, ou des organes internes ; et nous serions dans l’impossibilité d’assigner en quoi consistent ces changemens. On répliquera peut-être que nous ne connoissons pas mieux ceux qui surviennent dans les organes des sens. Rien n’est plus vrai : mais la nature des impressions propres à chacun de ces derniers organes, est déterminée, et par conséquent celle des objets dont il transmet l’image au cerveau, ne peut être équivoque : tandis que nous ignorons absolument si, par exemple, les organes de la digestion, ou ceux de la génération, ne transmettent constamment, ou ne contribuent à réveiller que le même genre d’images ; quoique nous sachions bien qu’ils sont évidemment la source de certaines déterminations.

En observant que ces dernières impressions, bien que démontrées, ont cependant un caractère vague ; que l’individu n’en a point la conscience, ou ne peut l’avoir que d’une manière confuse ; en convenant que les rapports du sentiment au mouvement, quoiqu’ils soient aussi directs, et peut-être même plus invariables dans ces impressions, s’y dérobent pourtant à l’observation de l’individu : comme ils sont indépendans de sa volonté ; nous avons dû renoncer à l’espoir de ranger toutes ces opérations particulières en classes bien distinctes, à chacune desquelles viendroient correspondre les différens états moraux qui sont leur ouvrage. Au reste, s’il est possible d’obtenir un jour, sur cet objet, des lumières plus étendues, ce n’est que dans la physiologie et dans la médecine, qu’on pourra les trouver : car il appartient exclusivement à ces deux sciences de faire connoître, d’une part, les modifications régulières qui surviennent dans les organes par les fonctions mêmes de la vie ; de l’autre, les changemens accidentels qu’y produisent les affections morbifiques, notamment celles qui sont accompagnées de phénomènes particuliers relatifs aux opérations du cerveau : seul moyen d’y rapporter avec exactitude chaque effet à sa cause.

Je n’ajouterai qu’une dernière observation : c’est que l’ordre établi sur ce point, par la nature, est extrêmement favorable à la conservation et au bien-être des animaux. La nature s’est exclusivement réservé les opérations les plus compliquées, les plus délicates, les plus nécessaires. Celles qu’elle a laissées au choix de l’individu, sont les plus simples, les plus faciles, et peuvent souffrir des suspensions, ou des retards. Elle semble ne s’être fiée qu’à elle-même, de tout ce qui devoit se passer dans l’intérieur, où les impressions, par leur multiplicité, par leur complication, par la variété des effets qu’elles doivent produire, sont nécessairement confondues, embarrassées les unes dans les autres : elle abandonne seulement à chaque être, l’étude de ses relations avec les corps extérieurs ; relations déterminées par des impressions moins confuses, ou plus uniformes, qu’elle semble avoir rangées d’avance elle-même sous cinq chefs principaux, comme pour en diminuer encore la confusion.

Quant à la première difficulté (savoir quelles sont les idées et les affections morales qui tiennent à chacun de ces deux genres d’impressions), peut-être n’est-il pas tout-à-fait impossible de l’éclaircir.

§. v.

Dans le ventre de la mère, les animaux n’éprouvent, à proprement parler, presque aucune sensation[6]. Environnés des eaux de l’amnios, l’habitude émousse et rend nulle pour eux, l’impression de ce fluide : et s’ils rencontrent dans leurs mouvemens, les parois de la matrice ; si même il leur arrive quelquefois d’en être pressés étroitement, il ne résulte de là pour eux vraisemblablement aucune notion, aucune conscience précise et distincte des corps extérieurs ; du moins tant que leurs mouvemens ne sont pas l’ouvrage d’une volonté distincte, qui, seule, peut les conduire à placer hors d’eux, la cause des résistances qu’elle rencontre. En effet, tant que les impressions, reçues par un sens quelconque ne sont pas accompagnées, ou n’ont pas été précédées de celle de la résistance perçue, leur effet se réduit à des modifications intérieures, mais sans jugement formel, nettement senti par l’animal, qui le porte à penser qu’il existe autre chose que lui-même[7]. Pendant toute cette première époque, son existence propre, plus ou moins distinctement perçue, semble presque uniquement concentrée dans les impressions produites par le développement et l’action des organes : ces impressions peuvent toutes être regardées comme internes. La vue, l’ouïe, l’odorat et le goût, ne sont pas encore sortis de leur engourdissement ; et les effets du tact extérieur ne paroissent pas différer de ceux du tact des parties internes, exercé dans les divers mouvemens qui sont propres à leurs fonctions. Dès-lors cependant, il existe déjà des penchans dans l’animal ; il s’y forme des déterminations. Si l’enfant trépigne dans les derniers temps de la grossesse, s’il s’agite avec une inquiétude d’autant plus impétueuse et plus continuelle, qu’il est plus vivace et plus fort, ce n’est pas, comme l’ont dit presque tous les physiologistes, parce qu’il se trouve à l’étroit et mal à l’aise dans la matrice ; il y nage, au contraire, au milieu des eaux. Mais ses membres ont acquis un certain degré de force ; il sent le besoin de les exercer. Son poumon a pris un certain développement : la quantité d’oxygène qui lui vient de la mère, avec le sang de la veine ombilicale, ne lui suffit plus ; il lui faut de l’air, il le cherche avec l’avidité du besoin. Ces circonstances, jointes à la distention de la matrice, dont les fibres commencent à ne pouvoir prêter davantage, et à l’état particulier où se trouvent alors les extrémités de ses vaisseaux, abouchés avec les radicules du placenta, sont la véritable cause déterminante de l’accouchement.

Jusqu’alors, il est difficile de saisir par l’observation ce qui se passe dans le foetus. Cependant quelques faits nous apprennent que cette existence intérieure, étrangère aux impressions des corps extérieurs environnans, est nécessaire au travail fécond qui développe les organes, et qui les empreint d’une sensibilité toujours croissante. On a conservé des enfans nés avant terme, en imitant le procédé de la nature : c’est-à-dire, en les tenant sur des couches mollettes, au milieu d’une température égale à celle du corps humain ; en les environnant d’une vapeur humide, et leur faisant sucer de temps en temps quelques gouttes d’un fluide gélatineux. Ceux qu’on a conservés de cette manière, sont restés dans une sorte d’assoupissement jusqu’au neuvième mois ; et ce n’est pas sans admiration qu’on les a vus alors s’agiter avec force, comme s’il eût été véritablement question pour eux de naître. Leur respiration, pendant tout le temps de cette gestation artificielle, avoit été presque insensible : ce n’est qu’à l’époque de leur réveil, ou de leur nouvelle naissance, qu’ils ont commencé de respirer pleinement à la manière des animaux à sang chaud. Nous en avons un exemple célèbre dans Fortunio Liceti, savant recommandable du seizième siècle, qui vint au monde à l’ âge de cinq mois, et que son père, médecin de réputation, conserva par les soins les plus minutieux[8]. Brouzet, dans son Éducation physique des enfans, cite deux ou trois faits à-peu-près semblables et non moins étonnans.

Quand l’enfant a vu le jour, quand il respire, quand l’action de l’air extérieur imprime à ses organes plus d’énergie, plus d’activité, plus de régularité dans les mouvemens : ce n’est pas un simple changement de quelques habitudes qu’il éprouve ; c’est une véritable vie nouvelle qu’il commence. Dès ce moment, les appétits qui dépendent de sa nature particulière, c’est-à-dire de son organisation et du caractère de sa sensibilité, se montrent avec évidence. Produits par une série de mouvemens et d’impressions qui, par leur répétition continuelle, ont acquis une grande force, et dont aucune distraction n’est venue affoiblir ou troubler les effets, ils mettent au jour le résultat sensible de ces opérations singulières, que les lois ordonnatrices ont conduites avec tant de lenteur et de silence : et bien avant qu’il ait pu combiner les nouvelles impressions qui l’assaillent en foule, l’enfant a déjà des goûts, des penchans, des désirs ; il emploie tous ses faibles moyens pour les manifester et les satisfaire. Il cherche le sein de sa nourrice ; il le presse de ses mains débiles, pour en exprimer le fluide nourricier, il saisit et suce le mamelon.

Sans doute, citoyens, la succion ne doit pas être regardée comme un grand phénomène dans l’économie animale : mais son mécanisme est très-savant aux yeux du physicien ; et c’est toujours une chose bien digne de remarque, qu’un être exécutant des mouvemens aussi compliqués, sans les avoir appris, sans les avoir essayés encore. Hippocrate en étoit singulièrement frappé : il concluoit de-là que le fœtus a déjà sucé l’eau de l’amnios dans le ventre de la mère. Mais ce grand homme ne faisoit ainsi que reculer la difficulté. D’ailleurs, comme la respiration est nécessaire à la succion, et que certainement, malgré les contes populaires, répétés par quelques accoucheurs et anatomistes, le fœtus enveloppé de ses membranes, et plongé dans un liquide lymphatique, ne respire pas : cette explication, ou toute autre du même genre, est entièrement inadmissible.

Une chose plus digne encore d’être remarquée, quoique peut-être on la remarque moins, ce sont toutes ces passions qui se succèdent d’une manière si rapide, et se peignent avec tant de naïveté sur le visage mobile des enfans. Tandis que les foibles muscles de leurs bras et de leurs jambes savent encore à peine former quelques mouvemens indécis, les muscles de la face expriment déjà par des mouvemens distincts, quoique les élémens en soient bien plus compliqués, presque toute la suite des affections générales propres à la nature humaine : et l’observateur attentif reconnoît facilement dans ce tableau, les traits caractéristiques de l’homme futur. Où chercher les causes de cet apprentissage si compliqué, de ces habitudes qui se composent de tant de déterminations diverses ? Où trouver même les principes de ces passions, qui n’ont pu se former tout à coup ; car elles supposent l’action simultanée et régulière de tout l’organe sensitif ? Sans doute ce n’est pas dans les impressions encore si nouvelles, si confuses, si peu concordantes, des objets extérieurs. On sait que l’odorat n’existe point, à proprement parler, chez les enfans qui viennent de naître ; que leur goût, quoiqu’un peu plus développé, distingue à peine les saveurs ; que leur oreille n’entend presque rien ; que leur vue est incertaine, et sans la moindre justesse. Il est prouvé, par des faits certains, qu’ils sont plusieurs mois sans avoir d’idée précise des distances. Le tact est le seul de leur sens qui leur fournisse des perceptions distinctes ; vraisemblablement parce que c’est le seul qui, dans le ventre de la mère, ait reçu déjà quelque exercice. Mais les notions formelles qui résultent de ces opérations incertaines d’un sens unique, sont très-bornées et très-vagues ; il ne peut guère sur-tout en résulter instantanément une suite de déterminations si variées et si complexes. C’est donc, on peut l’affirmer, dans les impressions intérieures, dans leur concours simultané, dans leurs combinaisons sympathiques, dans leur répétition continuelle pendant tout le temps de la gestation, qu’il faut chercher à-la-fois, et la source de ces penchans qui se montrent au moment même de la naissance, et celle de ce langage de la physionomie, par lequel l’enfant sait déjà les exprimer, et celle enfin des déterminations qu’ils produisent. Il ne sauroit, je pense, y avoir de doute sur ce point fondamental.

Nous avons déjà vu, nous allons voir encore dans un moment, que cette conclusion se trouve confirmée par les déterminations analogues qui se forment à d’autres époques de la vie.

L’enfant nous présente en outre ici quelques faits, qui sont relatifs à sa nature et à l’état actuel de ses organes. Les petits des animaux nous en fournissent d’autres, qui se rapportent également à leur structure particulière, aux progrès qu’ils ont faits dans la vie, au rôle qu’ils doivent y remplir. Les oiseaux de la grande famille des gallinacés marchent en sortant de la coque. On les voit courir diligemment après le grain, et le béqueter sans commettre aucune erreur d’optique : ce qui prouve que non seulement ils savent se servir des muscles de leurs cuisses, mais qu’ils ont un sentiment juste de chacun de leurs mouvemens ; qu’ils savent également se bien servir de leurs yeux, et qu’ils jugent avec exactitude des distances. Ce phénomène singulier, et que pourtant on peut observer journellement dans les basses-cours, est bien capable de faire rêver beaucoup les véritables penseurs.

Plusieurs quadrupèdes naissent avec les yeux fermés : ceux-là ne peuvent chercher leur nourriture, c’est-à-dire, la mamelle de leur mère, que par le moyen du tact, ou de l’odorat. Mais il paroît que chez eux, l’un et l’autre de ces deux sens sont d’une sagacité remarquable. Les petits chiens et les petits chats sentent de loin l’approche de leur mère : ils ne la confondent point avec un autre animal de leur espèce et du même sexe : ils savent ramper entre ses jambes, pour aller chercher le mamelon ; ils ne se trompent, ni sur sa forme, ni sur la nature du service qu’ils en attendent, ni sur les moyens d’en exprimer le lait. Souvent les petits chats allongent leur cou pour chercher la mamelle, tandis que leurs reins et leurs cuisses sont encore engagés dans le vagin et dans la matrice de la mère[9]. Assurément, je le répète, rien n’est plus digne d’attention. Haller a vu plusieurs espèces d’animaux, tels que les petits des brebis et des chèvres, à l’instant même qu’ils sortoient de la matrice, aller chercher leur mère, à des distances considérables, avant qu’aucune expérience eût pu leur apprendre à se servir de leurs jambes, ni leur donner l’idée que leurs mères seules pouvoient fournir au premier de leurs besoins. Enfin, pour ne pas nous arrêter sur beaucoup d’autres faits dont la conséquence générale est la même, Gallien ayant tiré, par l’incision, un petit chevreau du ventre de sa mère, lui présenta différentes herbes : du cytise s’y trouva mêlé par hasard ; le chevreau le choisit de préférence, après avoir flairé dédaigneusement les autres plantes, et se mit sur-le-champ à le retourner entre ses mâchoires débiles[10].

Ces résultats des impressions intérieures, reçues par les petits des animaux pendant le tems de la gestation, et relatives, dans chaque espèce, à l’ordre du développement de ses organes et à la nature de sa sensibilité, paroissent si convaincans et si décisifs, ils se lient d’ailleurs si bien aux phénomènes analogues, qui se présentent aux époques subséquentes de la vie, qu’on ne peut trop engager les philosophes à les méditer, à les comparer, à peser toutes leurs conséquences.

Nous ne reviendrons pas sur ceux de ces phénomènes qui tiennent à la maturité des organes de la génération : ce que nous en avons déjà dit fait voir assez nettement, qu’ils ont lieu par le même mécanisme dont dépendent les premières déterminations de l’animal naissant. Les uns et les autres ne sont le fruit d’aucune expérience, d’aucun raisonnement, d’aucun choix fondé sur le système connu des sensations.

Mais la nature vivante nous présente encore, sur cette matière, quelques faits généraux qui méritent de n’être pas passés sous silence.

À mesure que les animaux se développent, la nature leur apprend à se servir de nouveaux organes ; et c’est même en cela sur-tout que consiste leur développement. Ce progrès de la vie se montre, dans certaines circonstances particulières, sous un jour qui le rend encore plus digne de remarque. Souvent l’animal essaie de se servir d’une partie, avant qu’elle ait atteint le degré de croissance nécessaire, quelquefois même avant qu’elle existe. Les petits oiseaux agitent leurs ailes privées de plumes, et couvertes à peine d’un léger duvet : et l’on ne peut pas dire qu’ils ne font en cela que suivre les leçons, ou l’exemple de leurs mères ; car ceux qu’on fait éclore par des moyens artificiels, manifestent le même instinct. Les chevreaux et les agneaux cherchent à frapper, en se jouant, des cornes qu’ils n’ont pas encore : c’est ce que les anciens, grands observateurs de la nature, avaient remarqué soigneusement, et ce qu’ils ont retracé dans des tableaux pleins de grace.

Mais de tous ces penchans, qu’on ne peut rapporter aux leçons du jugement et de l’habitude, l’instinct maternel n’est-il pas le plus fort, le plus dominant ? À quelle puissance faut-il attribuer ces mouvemens d’une nature sublime dans son but et dans ses moyens, mouvemens qui ne sont pas moins irrésistibles, qui le sont peut-être même encore plus dans les animaux que dans l’homme ? N’est-ce pas évidemment aux impressions déjà reçues dans la matrice, à l’état des mamelles, à la disposition sympathique où se trouve tout le système nerveux, par rapport à ces organes éminemment sensibles ? Ne voit-on pas constamment l’amour maternel d’autant plus énergique et plus profond, que cette sympathie est plus intime et plus vive ; pourvu toutefois que l’abus, ou l’abstinence déplacée des plaisirs amoureux n’ait pas dénaturé son caractère ? — Il est sûr qu’en général, les femmes froides sont rarement des mères passionnées[11].

Je crois inutile d’insister davantage sur ce point.

Mais le temps qui précède la maternité nous montre, dans les animaux, une suite d’actions qui sont bien plus inexplicables encore, suivant la théorie de Condillac. Dans ce temps, toutes les espèces sont occupées des sentimens et des plaisirs de l’amour : elles y paroissent livrées tout entières. Cependant les oiseaux, au milieu de leurs chants d’allégresse, et plusieurs quadrupèdes au milieu de leurs jeux, préparent déjà le berceau de leurs petits. Quel rapport y a-t-il entre les impressions qui les captivent, et les soins de leur maternité future ? J’insiste particulièrement encore ici sur l’instinct maternel ; parce que la tendresse des pères, dans toutes les espèces, paraît fondée d’abord presque uniquement sur l’amour qu’ils ont pour leur compagne, dont ce sentiment, toujours impérieux, souvent profond et délicat, leur fait partager les intérêts et les soins. Alors, on voit les oiseaux construire d’eux-mêmes les édifices les plus ingénieux, sans qu’aucun modèle leur en ait fait connoître le plan, sans qu’aucune leçon leur en ait indiqué les matériaux : car les petits élevés à la brochette et dans nos cages, font aussi des nids dans la saison de leurs amours ; l’exécution seulement en paroît plus imparfaite ; parce que la nature particulière de tous les êtres vivans se détériore dans l’esclavage, et que l’homme n’est pas le seul dont il enchaîne et dégrade les facultés. Dans tous les temps et dans tous les pays, la forme de ces édifices est toujours la même pour chaque espèce : elle est la mieux appropriée à la conservation et au bien-être des petits ; et chez les espèces que les lois de leur organisation et le caractère de leurs besoins fixent dans un pays particulier, elle se trouve également appropriée au climat et aux divers dangers qui les y menacent. Bonnet a rassemblé sur cet objet beaucoup de détails curieux, dans sa Contemplation de la nature. il est vrai que c’est pour en étayer la philosophie des causes finales, à la réalité desquelles il croyoit fortement, quoique Bacon, dans un siècle moins éclairé, les eût déjà comparées, avec raison, à des vierges qui se consacrent au Seigneur et qui n’enfantent rien : mais la prévention de Bonnet à cet égard ne seroit pas un motif suffisant pour faire rejeter d’intéressantes observations. La philosophie rationnelle analytique doit commencer à marcher d’après les faits, à l’exemple de toutes les parties de la science humaine qui ont acquis une véritable certitude.

Nous pourrions rapporter encore ici quelques autres observations générales qui se confondent avec les précédentes. Nous pourrions citer, par exemple, les effets produits par la mutilation sur les penchans de l’homme et des animaux, et les appétits singuliers qui se manifestent dans certaines maladies, notamment à l’approche des crises : mais la multiplicité des preuves identiques n’ajouteroit rien ici à la vérité des conclusions.

Vous voyez donc, citoyens, que les déterminations dont l’ensemble est désigné sous le nom d’instinct, ainsi que les idées qui en dépendent, doivent être rapportées à ces impressions intérieures, suite nécessaire des diverses fonctions vitales. Et puisque Locke et ses disciples ont prouvé que les jugemens raisonnés se forment sur les impressions distinctes qui nous viennent des objets extérieurs par l’entremise des sens ; comme ils ont même, suivant la méthode des chimistes, décomposé les idées et les ont ramenées à leurs élémens primitifs ; qu’ils les ont ensuite recomposées de toutes pièces, de manière à ne laisser aucun doute sur l’évidence de leurs résultats : il semble que le partage entre ces deux espèces de causes se trouve fait de lui-même. À l’une appartiendra l’instinct ; à l’autre le raisonnement. Et ceci nous explique fort bien pourquoi l’instinct est plus étendu, plus puissant, plus éclairé même, si l’on peut se servir de cette expression, dans les animaux que dans l’homme ; pourquoi dans ce dernier, il l’est d’autant moins, que les forces intellectuelles s’exercent davantage. Car vous savez que chaque organe a, dans l’ordre naturel, une faculté de sentir limitée et circonscrite ; que cependant des excitations habituelles peuvent reculer beaucoup les bornes de cette faculté ; mais que c’est toujours aux dépens des autres organes : l’être sensitif n’étant capable que d’une certaine somme d’attention, qui cesse de se diriger d’un côté, quand elle est absorbée de l’autre. Vous sentez aussi, sans que je le dise, que dans l’état le plus ordinaire de la nature humaine, les résultats de l’instinct se mêlent avec ceux du raisonnement, pour produire le système moral de l’homme. Quand tous ses organes jouissent d’une activité moyenne, et en quelque sorte proportionnelle, aucun ordre d’impressions ne domine ; toutes se compensent et se confondent. Ces circonstances, les plus conformes d’ailleurs, je crois, à sa véritable destination, sont par conséquent celles où l’analyse que nous venons d’esquisser est le plus difficile. Mais de même que certains phénomènes de la santé ne se connoissent bien que par la considération des maladies ; de même ce qui paroît confus et indiscernable dans l’état moral le plus naturel, se distingue et se classe avec évidence, sitôt que l’équilibre entre les organes sentans est rompu, et que, par suite, certaines opérations, ou certaines qualités, deviennent dominantes.

Je me sers ici du mot instinct, non que je regarde comme suffisamment déterminée l’idée qu’on y attache dans le langage vulgaire ; je crois même indispensable de traiter ce sujet plus à fond, et je me propose d’y revenir dans un mémoire particulier : mais le mot existe ; il est, ou son équivalent, usité dans toutes les langues ; et les observations précédentes combattant une opinion qui tend à le faire regarder comme vide de sens, ou comme représentatif d’une idée vague et fausse, il étoit impossible de lui substituer un autre mot, qui nécessairement auroit eu l’air de dénaturer la question. J’observe d’ailleurs qu’il semble avoir été fait exactement dans l’esprit du sens rigoureux que je lui donne : en effet, il est formé des deux radicaux in ou ιν, dans, dedans, et στιζειν, verbe grec, qui veut dire piquer, aiguillonner. L’instinct est donc, suivant la signification étymologique, le produit des excitations dont les stimulus s’appliquent à l’intérieur, c’est-à-dire, justement suivant la signification que nous lui donnons ici, le résultat des impressions reçues par les organes internes.

Ainsi, dans les animaux en général, et dans l’homme en particulier, il y a deux genres bien distincts d’impressions, qui sont la source de leurs idées et de leurs déterminations morales ; et ces deux genres se retrouvent, mais dans des rapports différens, chez toutes les espèces. Car l’homme, placé, par quelques circonstances de son organisation, à la tête des animaux, participe de leurs facultés instinctives ; comme, à leur tour, quoique privés en grande partie de l’art des signes, qui sont le vrai moyen de comparer les sensations, et de les transformer en pensées, ils participent jusqu’à certain point de ses facultés intellectuelles. Et peut-être, en y regardant bien attentivement, trouveroit-on que la distance qui le sépare, sous ce dernier point de vue, de certaines espèces, est bien petite relativement à celle qui sépare plusieurs de ces mêmes espèces les unes des autres ; et que la supériorité d’instinct que la plupart ont sur lui, jointe sur-tout à leur absence presqu’absolue d’imagination, compense, pour leur bonheur réel, les avantages qui lui ont été prodigués, et dont elles ne jouissent pas.

C’est beaucoup d’avoir bien établi que toutes les idées et toutes les déterminations morales sont le résultat des impressions reçues par les différens organes : c’est avoir fait, je crois, un pas de plus, d’avoir montré que ces impressions offrent des différences générales bien évidentes, et qu’on peut les distinguer par leur siége et par le caractère de leurs produits ; quoique cependant, encore une fois, elles agissent sans cesse les unes sur les autres, à cause des communications rapides et continuelles entre les diverses parties de l’organe sensitif. Car, suivant l’expression d’Hippocrate, tout y concourt, tout y conspire, tout y consent. C’est encore quelque chose peut-être, d’avoir rattaché les observations embarrassantes qui regardent l’instinct, à l’analyse philosophique, qui, ne leur trouvant pas d’origine dans les sensations proprement dites, les avoit écartées, comme erronées, ou dangereuses dans leurs conséquences, et capables de tout brouiller de nouveau.

Mais il reste encore une grande lacune entre les impressions internes, ou externes, d’une part, et les déterminations morales, ou les idées, de l’autre. La philosophie rationnelle a désespéré de la remplir : l’anatomie et la physiologie ne se sont pas encore dirigées vers ce but. Voyons s’il est en effet impossible d’y marcher par des routes sûres.

Mais je crois nécessaire de nous arrêter un moment, sur quelques circonstances qui peuvent faire mieux connoître la manière dont s’exécutent les opérations de la sensibilité.

§.vi.

Les psychologues et les physiologistes ont rangé, comme de concert, les impressions, par rapport à leurs effets généraux dans l’organe sensitif, sous deux chefs qui les embrassent effectivement toutes : le plaisir et la douleur. Je ne m’attacherai pas à prouver que l’un et l’autre concourent également à la conservation de l’animal ; qu’ils dépendent de la même cause, et se correspondent toujours entre eux, dans certains balancemens nécessaires. Il suffit de remarquer qu’on ne peut concevoir sans plaisir et douleur, la nature animale ; leurs phénomènes étant essentiels à la sensibilité, comme ceux de la gravitation et de l’équilibre aux mouvemens des grandes masses de l’univers. Mais ils sont accompagnés de circonstances particulières qui méritent quelque attention.

Les extrémités sentantes des nerfs, ou plutôt les gaînes qui les recouvrent, peuvent être dans deux états très-différens. Tantôt les bouts extérieurs du tube éprouvent une constriction forte et vive, qui repousse en quelque sorte le nerf en lui-même ; tantôt ils se relâchent, et lui permettent de s’épanouir en liberté. Ces deux états, à raison soit de leur degré, soit de l’importance ou de l’étendue des organes qui en sont le siége primitif, se communiquent plus ou moins à tout le système nerveux, et se répètent, suivant les mêmes lois, dans toutes les parties de la machine vivante. Comme ils apportent une gêne considérable dans les fonctions, ou leur donnent au contraire une grande aisance, on voit facilement pourquoi il en résulte des perceptions si diverses. Quand ils sont foibles et peu marqués, ils ne produisent qu’un sentiment de mal-aise, ou de bien-être : quand ils sont prononcés plus fortement, c’est la douleur ou le plaisir[12]. Dans le premier cas, l’animal se retire tout entier sur lui-même, comme pour présenter le moins de surface possible : dans le second, tous ces organes semblent aller au-devant des impressions ; ils s’épanouissent pour les recevoir par plus de points. On sait assez, sans qu’il soit nécessaire de le dire, que ces deux circonstances dépendent ou de la nature des causes qui agissent sur les nerfs, ou de la manière dont ces causes exercent leur action. Mais l’on ne doit pas négliger d’observer que les impressions agréables peuvent, par leur durée ou leur intensité, produire le mal-aise, ou même la douleur ; et que les impressions douloureuses, en déterminant un afflux plus considérable de liqueurs dans les parties qu’elles occupent, y produisent souvent quelques-uns des effets, pour ainsi dire, mécaniques et locaux, du plaisir : ce qui du reste n’apporte aucun changement à la distinction établie.

Quoique la sensibilité veille par-tout et sans cesse à la conservation de l’animal, soit en l’avertissant des dangers qui le menacent, ou des avantages qu’il peut recevoir de la part des objets extérieurs ; soit en entretenant, dans l’intérieur, la suite non interrompue des fonctions vitales : cependant les impressions ne paraissent pas avoir lieu d’une manière instantanée ; elles ne se font point sentir dans dans tous les cas avec la même force ; et pour qu’elles aient leur plein effet, il y faut toujours un certain degré d’attention de l’organe sensitif, attention dont la mesure peut donner, sous plusieurs rapports, celle de leur différence.

L’observation réfléchie de soi-même suffit pour faire voir que les extrémités sentantes des nerfs reçoivent d’abord, pour ainsi dire, un premier avertissement ; mais que les résultats en sont incomplets, si l’attention de l’organe sensitif ne met ces extrémités en état de recevoir et de lui transmettre l’impression toute entière. Nous savons, avec certitude, que l’attention modifie directement l’état local des organes ; puisque, sans elle, les lésions les plus graves ne produisent souvent ni la douleur, ni l’inflammation qui leur sont propres ; et qu’au contraire, une observation minutieuse des impressions les plus fugitives peut leur donner un caractère important, ou même occasionner quelquefois des impressions véritables, sans cause réelle extérieure, ou sans objet qui les détermine.

L’on peut donc considérer les opérations de la sensibilité comme se faisant en deux temps. D’abord, les extrémités des nerfs reçoivent et transmettent le premier avertissement à tout l’organe sensitif, ou seulement, comme on le verra ci-après, à l’un de ses systèmes isolés ; ensuite, l’organe sensitif réagit sur elles, pour les mettre en état de recevoir toute l’impression : de sorte que la sensibilité, qui, dans le premier temps, semble avoir reflué de la circonférence au centre, revient, dans le second, du centre à la circonférence ; et que, pour tout dire en un mot, les nerfs exercent sur eux-mêmes une véritable réaction pour le sentiment, comme ils en exercent une autre sur les parties musculaires pour le mouvement. L’observation journalière montre que cela se passe évidemment ainsi, par rapport aux impressions intérieures ; elle peut prouver que cela ne se passe pas d’une manière différente par rapport à celles des organes internes : car les unes et les autres s’accroissent également par leur propre durée, qui ne fait que fixer l’attention sensitive : elles sont indistinctement, et tour-à-tour, absorbées, les plus foibles par les plus fortes ; celles qui deviennent dominantes détruisant quelquefois tout l’effet de celles qui ne se fortifient pas dans la même proportion. Enfin, chez les sujets éminemment sensibles, les impressions intérieures, et même, dans certains cas, les opérations des viscères qui s’y rapportent, deviennent percevables au moyen de l’extrême attention que ces sujets y donnent : et l’on ne peut pas douter que la même chose n’arrivât plus fréquemment, si les objets extérieurs n’occasionnoient de continuelles diversions.

Remarquons donc ici que la sensibilité se comporte à la manière d’un fluide, dont la quantité totale est déterminée, et qui, toutes les fois qu’il se jette en plus grande abondance dans un de ses canaux, diminue proportionnellement dans les autres. Cela devient très-sensible dans toutes les affections violentes, mais sur-tout dans les extases, où le cerveau et quelques autres organes sympathiques jouissent du dernier degré d’énergie et d’action ; tandis que la faculté de sentir et de se mouvoir, tandis que la vie, en un mot, semble avoir entièrement abandonné tout le reste. Dans cet état violent, des fanatiques ont reçu quelquefois impunément de fortes blessures qui, dans l’état naturel, eussent été mortelles, ou très-dangereuses : car la gravité des accidens qui s’ensuivent de l’action des corps sur nos organes, dépend principalement de la sensibilité de ces derniers ; et nous voyons tous les jours que ce qui seroit un poison violent pour l’homme sain, n’a presque plus d’effet sur l’homme malade. C’est en mettant à profit cette disposition physique, que les charlatans, de tous les genres et de tous les pays, ont opéré la plupart de leurs miracles : c’est par là que les convulsionnaires de Saint-Médard ont pu souvent étonner les imaginations foibles, de leurs coups d’épée et de bûche, qu’ils appeloient ascétiquement des consolations : c’est la véritable verge magique au moyen de laquelle Mesmer faisoit quelquefois cesser les douleurs habituelles, et, donnant une direction nouvelle à l’attention, établissoit tout-à-coup, dans les constitutions mobiles, des séries de mouvemens inaccoutumés, presque toujours funestes, ou du moins dangereux : c’est ainsi que les illuminés de France et d’Allemagne anéantissent, pour leurs adeptes, l’effet des sensations extérieures, et qu’ils les font exister dans un monde qui ne s’y rapporte en rien[13].

Mais revenons à notre analyse.

Cette réaction de l’organe sensitif sur lui-même, pour produire le sentiment, et sur les autres parties pour produire le mouvement, a lieu dans toutes les opérations de la vie : elle succède aux simples impressions, d’une part, pour les compléter, de l’autre, pour amener toutes les déterminations qui s’y coordonnent.

Nous avons laissé pressentir que la réaction ne s’exécute pas dans une étendue toujours la même de l’organe sensitif. Souvent elle l’embrasse tout entier : quelquefois elle est renfermée dans l’un de ses principaux départemens ; il y a même des cas où elle est entièrement isolée du système général, et ne dépasse pas les limites d’un organe particulier. Le point d’où elle part est toujours un centre nerveux, soit des gros troncs, comme le sont la moelle épinière et le cerveau ; soit des troncs inférieurs, comme les gros troncs et les ganglions ; soit enfin des ramifications les plus déliées, comme les troncs inférieurs : et l’importance de ce centre est toujours proportionnée à celle des fonctions vitales que la réaction détermine, ou à l’étendue des organes qui les exécutent.

Tout cela résulte directement des faits.

Je passe sous silence une foule d’observations relatives aux sympathies, qui, pour être bien expliquées, m’entraîneroient beaucoup au-delà des bornes que je me suis prescrites. Il nous suffira de considérer la matière animée dans quelques états, où tantôt les lois fixes de la nature, et tantôt ses jeux bizarres, nous la présentent. Nous ne sortirons même pas des faits qu’on observe dans l’espèce humaine.

§. vii.

Pour qu’il y ait intégrité dans toutes les fonctions, il faut qu’elle existe dans tous les organes ; il faut notamment que le système cérébral et toutes ses dépendances n’aient éprouvé aucune lésion, ni dans leur formation primitive elle-même, ni postérieurement et par l’effet des maladies. Par exemple, pour penser, il faut que le cerveau soit sain. Les hydrocéphales, chez lesquels sa substance se détruit et s’efface par degrés, deviennent stupides. Cependant l’influence de la moelle épinière suffit encore alors pour faire vivre les viscères de la poitrine et de l’abdomen : et même, quand cette moelle a subi le sort du cerveau, les gros troncs nerveux entretiennent assez longtems un reste de vie. Quelques enfans naissent sans tête[14] : ceux-là meurent aussitôt après leur naissance, parce que la nutrition qui se faisoit par le cordon ombilical, ne peut plus avoir lieu de cette manière, ni d’aucune autre qui suffise au maintien de la vie. Mais ils sont d’ailleurs souvent gros et gras : leurs membres sont bien conformés ; ils ont tous les signes de la force.

Chez d’autres enfans, l’état du cerveau empêche entièrement la pensée. Ils n’en vivent pas moins sains et vigoureux : ils digèrent bien ; tous leurs autres organes se développent ; et les déterminations instinctives qui tiennent à la nature humaine générale, se manifestent chez eux, à-peu-près aux époques, et suivant les lois ordinaires. Il n’y a pas long-temps que j’eus l’occasion d’observer un de ces automates. Sa stupidité tenoit à la petitesse extrême et à la mauvaise conformation de la tête, qui n’avoit jamais eu de sutures. Il était sourd de naissance. Quoiqu’il eût les yeux en assez bon état, et qu’il parût recevoir quelques impressions de la lumière, il n’avoit aucune idée des distances. Cependant il était d’ailleurs très-sain et très-fort ; il mangeoit avec avidité. Quand on ne lui donnoit pas bien vîte un morceau après l’autre, il entroit dans de violentes agitations. Il aimoit à empoigner ce qui lui tomboit sous la main, particulièrement les corps animés, dont la douce chaleur, et, je crois, aussi les émanations, paraissoient lui être agréables. Les organes de la génération étoient chez lui dans une activité précoce ; et l’on avoit des preuves fréquentes qu’ils excitoient fortement son attention.

Enfin, l’on voit se former dans la matrice et dans les ovaires, des masses charnues, ou des parties osseuses, telles par exemple que des mâchoires garnies de leurs dents, qui se développent et jouissent d’une vie véritable ; car elles sont animées par des nerfs dont l’influence y détermine les mêmes mouvemens que dans celles qui font partie d’un corps complet et régulier. Il en est de ces productions anomales comme des monstres sans tête dont nous avons parlé plus haut : la vie ne s’y conserve qu’autant qu’elles restent attachées aux organes qui leur ont donné naissance ; la nature les y forme et les y nourrit par un artifice particulier. Celles qui peuvent être rejetées dans une espèce d’enfantement, se flétrissent et meurent aussi-tôt qu’elles sont livrées à elles-mêmes ; parce qu’elles ne pompent plus alors, de sucs nourriciers analogues à leur nature. Mais on voit qu’elles avoient une vie propre, plus ou moins étendue, suivant celle de leurs nerfs, qui forment évidemment un système, comme le fait tout l’organe sensitif dans un enfant bien conformé[15].

Ainsi donc, je le répète, l’action et la réaction du système nerveux, qui constituent les différentes fonctions vitales, peuvent s’exercer sur des parties isolées de ce système. À mesure que le cercle, ou l’influence de ces parties s’étend, les fonctions se multiplient, ou se compliquent. Le développement des viscères du thorax et du bas-ventre peut avoir lieu par la seule influence de la moelle épinière. Mais la pensée, qui se produit dans le cerveau, ne sauroit exister quand cet organe manque : elle s’altère plus, ou moins, quand il est mal conformé, ou malade : et l’on n’en sera pas surpris, puisque les nerfs de la vue, de l’ouïe, du goût et de l’odorat, en partent directement, et que les nerfs brachiaux, dont dépendent les opérations les plus délicates du tact, y tiennent de très-près, étant formés, en grande partie, des paires cervicales.

Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné spécialement à la produire ; de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les glandes maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires. Les impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité ; comme les alimens, en tombant dans l’estomac, l’excitent à la secrétion plus abondante du suc gastrique et aux mouvemens qui favorisent leur propre dissolution. La fonction propre de l’un est de percevoir chaque impression particulière, d’y attacher des signes, de combiner les différentes impressions, de les comparer entre elles, d’en tirer des jugemens et des déterminations ; comme la fonction de l’autre est d’agir sur les substances nutritives, dont la présence le stimule, de les dissoudre, d’en assimiler les sucs à notre nature.

Dira-t-on que les mouvemens organiques par lesquels s’exécutent les fonctions du cerveau nous sont inconnues ? Mais l’action par laquelle les nerfs de l’estomac déterminent les opérations différentes qui constituent la digestion ; mais la manière dont ils imprègnent le suc gastrique de la puissance dissolvante la plus active, ne se dérobent pas moins à nos recherches. Nous voyons les alimens tomber dans ce viscère, avec les qualités qui leur sont propres ; nous les en voyons sortir avec des qualités nouvelles : et nous concluons qu’il leur a véritablement fait subir cette altération. Nous voyons également les impressions arriver au cerveau, par l’entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action ; il agit sur elles : et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées, que le langage de la physionomie et du geste, ou les signes de la parole et de l’écriture, manifestent au-dehors. Nous concluons, avec la même certitude, que le cerveau digère en quelque sorte les impressions ; qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée.

Ceci résout pleinement la difficulté élevée par ceux qui, considérant la sensibilité comme une faculté passive, ne conçoivent pas comment juger, raisonner, imaginer, ne peut jamais être autre chose que sentir. La difficulté n’existe plus, quand on reconnoît, dans ces diverses opérations, l’action du cerveau sur les impressions qui lui sont transmises.

Mais si, de plus, l’on fait attention que le mouvement, dont toute action des organes suppose l’existence, n’est dans l’économie animale, qu’une modification, qu’une transformation du sentiment, on verra que nous sommes bien véritablement dispensés de faire aucun changement dans la doctrine des analystes modernes, et que tous les phénomènes physiologiques, ou moraux se rapportent toujours uniquement, en dernier résultat, à la sensibilité.

§. viii.
CONCLUSION.

En revenant sur la série des idées que nous venons de parcourir, on peut en résumer les conséquences dans ce petit nombre de propositions :

La faculté de sentir et de se mouvoir forme le caractère de la nature animale.

La faculté de sentir consiste dans celle qu’a le système nerveux d’être averti des impressions produites sur ses différentes parties, et notamment sur ses extrémités.

Les impressions sont internes, ou externes.

Les impressions externes, lorsque la perception en est distincte, portent particulièrement le nom de sensations.

Les impressions internes sont très-souvent confuses et vagues ; et l’animal n’en est alors averti que par des effets dont il ne démêle, ou ne sent pas directement la liaison avec leur cause.

Les unes résultent de l’application des objets extérieurs aux organes des sens :

Les autres, du développement des fonctions régulières, ou des maladies propres aux différens organes.

Des premières, dépendent plus particulièrement les idées :

Des secondes, les déterminations qui portent le nom d’instinct.

Le sentiment et le mouvement sont liés l’un à l’autre.

Tout mouvement est déterminé par une impression ; et les nerfs, organes du sentiment, animent et dirigent les organes moteurs.

Pour sentir, l’organe nerveux réagit sur lui-même.

Pour mouvoir, il réagit sur d’autres parties auxquelles il communique la faculté contractile, principe simple et fécond de tout mouvement animal.

Enfin, les fonctions vitales peuvent s’exercer par l’influence de quelques ramifications nerveuses, isolées du système : les facultés instinctives peuvent se développer, quoique le cerveau soit à-peu-près entièrement détruit, et qu’il paroisse dans une entière inaction.

Mais pour la formation de la pensée, il faut que ce viscère existe, et qu’il soit dans un état sain : il en est l’organe spécial.

En tirant ces conclusions, nous nous sommes toujours appuyés sur les faits, à la manière des physiciens ; nous avons marché de proposition en proposition, à la manière des géomètres ; et, je le répète, nous avons trouvé par-tout, pour unique principe des phénomènes de l’existence animale, la 'faculté de sentir.

Mais quelle est la cause de cette faculté ? quelle est sa nature, ou son essence ?

Ce ne seront pas des philosophes qui feront ces questions.

Nous n’avons d’idée des objets que par les phénomènes observables qu’ils nous présentent : leur nature, ou leur essence ne peut être pour nous que l’ensemble de ces phénomènes.

Nous n’expliquons les phénomènes que par leurs rapports de ressemblance, ou de succession, avec d’autres phénomènes connus. Quand l’un ressemble à l’autre, nous l’y rattachons d’une manière plus, ou moins étroite, suivant que la ressemblance est plus, ou moins parfaite. Quand l’un succède constamment à l’autre, nous supposons qu’il est engendré par lui ; et nous établissons entre eux, les relations exprimées par les deux termes d’effet et de cause. C’est là ce que nous appelons expliquer.

Par conséquent, les faits généraux[16] ne s’expliquent point, et l’on ne sauroit en assigner la cause.

Puisqu’ils sont généraux, ils ne se rapportent point, par ressemblance, à un autre ; attendu que, dans cette dernière supposition, ils cesseroient d’être généraux, soit en se subordonnant à lui, soit en s’y confondant d’une manière absolue. Encore moins peut-on y chercher les rapports d’un effet à sa cause ; puisque ces rapports ne peuvent s’établir qu’entre des phénomènes également connus, qui sont offerts par la nature dans un ordre constant de succession, et puisque le dernier, ou le fait général, perdroit évidemment son caractère, du moment qu’il seroit possible de le subordonner à un autre qui, dès ce même moment, en effet, viendroit le remplacer.

En un mot, les faits généraux sont, parce qu’ils sont : et l’on ne doit pas plus aujourd’hui vouloir expliquer la sensibilité dans la physique animale et dans la philosophie rationnelle, que l’attraction dans la physique des masses.

Au reste, l’on sent que ces diverses questions tiennent directement à celles des causes premières, qui ne peuvent être connues, par cela même qu’elles sont premières, et pour beaucoup d’autres raisons que ce n’est pas ici le lieu de développer.

L’inscription de l’un des temples anciens, où la sagesse paroît s’être réfugiée, avant que le charlatanisme y eût élevé son trône, faisoit parler d’une manière véritablement grande et philosophique, la cause première de l’univers : Je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ; et nul n’a connu ma nature.

Une autre inscription disoit : Connois-toi toi-même.

La première est l’aveu d’une ignorance inévitable.

La seconde est l’indication formelle et précise du but que doivent se tracer la philosophie rationnelle et la philosophie morale : elle est, en quelque sorte, l’abrégé de toutes les leçons de la sagesse sur ces deux grands sujets de nos méditations.

Car si nous considérons les opérations de notre intelligence, nous voyons qu’elles dépendent des facultés attachées à nos organes.

Et si nous recherchons les principes de la morale, nous trouvons que les règles doivent en être fondées sur les rapports mutuels des hommes ; que ces rapports découlent de leurs besoins et de leurs facultés ; que leurs facultés et leurs besoins dépendent de leur organisation.

Ainsi, ce mot si célèbre dans l’antiquité, γνωθι σεαυτον, est très-digne de servir d’inscription à cette salle[17], aussi bien qu’au temple de Delphes.

Tel est, en particulier, citoyens, l’objet des travaux de notre classe. Elle s’y attachera constamment ; elle l’embrassera tout entier : mais elle poursuivra l’examen de chaque partie avec autant de circonspection dans la méthode, que de hardiesse et d’indépendance dans les vues : sans jamais sortir de la route qu’une saine philosophie lui trace ; sans laisser égarer ses recherches dans des questions oiseuses, où l’observation et l’expérience ne pouvant nous servir de guides, il est impossible aux esprits les plus fermes de faire autre chose que des faux pas.

Tel est, dis-je, notre but ; telle est la route par laquelle nous pouvons y parvenir. Aucun de vous n’ignore que, si le bonheur individuel et social ne peut se fonder que sur la vertu, la vertu ne se fonde, à son tour, que sur la connoissance de la nature, sur la raison, sur la vérité.


  1. Je n’entrerai dans aucun détail anatomique. Consultez, pour les descriptions des organes, l’Anatomie vraiment analytique, de Boyer ; et, pour leur arrangement en systèmes généraux, celle de Bichat, plus particulièrement appliquée à la physiologie
  2. Notre collègue Sieyes, dans sa Déclaration des Droits, l’un des meilleurs morceaux d’analyse qui existent dans aucune langue, distingue avec raison les deux principes des besoins et des facultés, qui lui fournissent la base des premiers rapports sociaux. En effet, ils sont et doivent rester distincts pour le moraliste : ce n’est qu’aux yeux du physiologiste, qu’ils se confondent à leur source.
  3. Idée vient, comme on sait, du grec εἰδος, ressemblance, simulacre.
  4. Elles en dépendent exclusivement, pour l’ordinaire, mais pas toujours, comme on le verra dans la suite ; ce qui du reste n’altère en rien ici la vérité de l’assertion générale, et sur-tout de l’observation qui s’y trouve liée.
  5. J’adopte, comme on le verra ci-après, cette manière de distinguer les deux genres, très-différens en effet, des modifications principales éprouvées par la matière vivante.
  6. C’est-à-dire, comme on le verra ci-après, aucune sensation distinguée, comparée, et d’où puisse résulter un premier jugement.
  7. Au reste, nous reviendrons sur ce sujet, dans le dixième Mémoire ; et nous serons plus en état de nous faire des idées précises de ce qui se passe ici dans le système cérébral et nerveux. N’anticipons pas ici sur des idées qui paroîtront fort simples alors.
  8. Licéti vécut ensuite plus de quatre-vingts ans.
  9. J’ai moi-même été témoin de ce fait.
  10. Le fait rapporté par Galien, peut avoir été embelli par son imagination : mais que ce fait soit exact, ou qu’il ne le soit pas, peu importe à la solution de la question présente. La quantité de ceux dont le résultat est le même, et qui sont incontestables, est presqu’aussi grande que celle des espèces inférieures d’animaux. Un grand nombre de ces espèces, sur-tout dans la classe des insectes, exécutent beaucoup de mouvemens combinés, dont ils n’ont jamais ni vu les exemples, ni reçu les leçons : ils manifestent très-souvent la tendance à certaines déterminations, avant que les besoins, dont ces déterminations dépendent, existent chez eux.
  11. Dans mon département et dans plusieurs de ceux qui l’avoisinent, quand on manque de poules couveuses, on emploie une pratique singulière qui mérite d’être remarquée. On prend un chapon, on lui plume l’abdomen, on le frotte avec des orties et du vinaigre ; et, dans l’état d’irritation locale où cette opération l’a mis, on le place sur des œufs. Il y reste d’abord machinalement pour soulager la douleur qu’il éprouve : bientôt il s’établit dans ses entrailles une suite d’impressions inaccoutumées, mais agréables, qui l’attachent à ces œufs pendant tout le temps nécessaire à l’incubation, et dont l’effet est de produire en lui, une espèce d’amour maternel factice, qui dure, comme celui de la poule, aussi long-temps que les petits poulets ont besoin d’une vigilance et de soins étrangers. Les coqs ne se prêtent pas à ce manège : ils ont un instinct qui les porte ailleurs ; et cet instinct tient à des circonstances évidentes, dont ce que nous avons déjà dit explique suffisamment l’action.
  12. Ces deux états des extrémités sentantes ne sont pas toujours la cause du plaisir, ou de la douleur ; mais chacun d’eux accompagne la sensation qui lui est spécialement propre, donne immédiatement naissance à quelques-uns de ses effets, et les augmente tous.
  13. Les visions des illuminés tiennent encore à une autre propriété vitale, dont ce n’est pas ici le lieu de parler, mais que je développerai dans un Mémoire supplémentaire : je veux dire, à la faculté qu’a l’organe sensitif d’entrer en action par lui-même, ou de recevoir des impressions dont les causes agissent immédiatement dans son sein.
  14. C’est-à-dire, sans cerveau : et très-souvent alors la bouche n’existe point, ou son ouverture est oblitérée.
  15. Les observateurs de physique végétale ont souvent remarqué dans les parties tronquées des plantes, certains développemens qui ne s’étendoient point à la plante entière. Un bourgeon peut végéter et fleurir, tandis que la branche et l’arbre auxquels il tient, ne jouissent plus de la vie ; il peut devenir le siège d’une végétation régulière, quoique partielle. Mais le phénomène est bien plus frappant, quand on le retrouve dans le système animal.
  16. La sensibilité est le fait général de la nature vivante : il est évident que sa cause rentre dans les causes premières. En supposant, ce qui n’est pas impossible en effet, qu’on puisse découvrir un jour la liaison que la sensibilité peut avoir avec certaines propriétés bien reconnues de la matière, il resteroit toujours encore à découvrir d’où viennent ces mêmes propriétés, et ainsi de suite. Mais il est vrai qu’en suivant cette route, et pour arriver à ce terme, on auroit résolu beaucoup de problèmes importans.
  17. Celle de l’Institut national.