Rapports du physique et du moral de l’homme/Troisième Mémoire

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TROISIÈME MÉMOIRE



Suite de l’histoire physiologique des Sensations.


J’avois cru pouvoir, citoyens, renfermer dans un seul Mémoire, le tableau général des phénomènes qui constituent l’exercice ou l’action de la sensibilité. Mais, après avoir passé les bornes ordinaires d’une lecture, je me suis encore vu forcé de renvoyer à un Mémoire supplémentaire, quelques idées qui sont, ou le développement naturel, ou le complément indispensable de celles dont vous avez entendu l’exposition. C’est pour vous rendre compte de ces idées que je demande aujourd’hui la parole. Mon soin principal, après celui de n’en négliger aucune qui soit essentielle, sera de les resserrer dans le plus court espace.

§. i.

Nous avons vu que les êtres animés ne reçoivent pas seulement des impressions relatives aux objets externes, dont les sens éprouvent l’action ; mais que, par l’exercice régulier de la vie, par celui des fonctions qui la réparent et la maintiennent, par le développement progressif des organes, enfin, par toute espèce de causes capables d’agir sur la sensibilité des parties internes, ces êtres reçoivent aussi d’autres impressions auxquelles l’univers extérieur n’a point de part directe. Nous avons vu que ces deux genres de modifications organiques influent sur la formation des idées et sur les déterminations ; et nous avons cru pouvoir rapporter à chacun d’eux, le système d’opérations intellectuelles, ou de penchans et d’actes qui paroissent en dépendre plus particulièrement.

Mais si nous voulons avoir une idée complète de cette action générale du système nerveux, nous devons encore faire un pas de plus.

La distinction des organes sensibles en internes et externes, et celles des impressions qu’ils peuvent recevoir, ne présentent plus, je pense, aucune difficulté. Mais l’analyse ne doit point en rester là.

Nous avons dit que le système nerveux réagit sur lui-même pour produire le sentiment, et sur les muscles, pour produire le mouvement. Mais il peut encore recevoir des impressions directes, par l’effet de certains changemens qui se passent dans son intérieur, et qui ne dépendent d’aucune action exercée, soit sur les extrémités sentantes extérieures, soit sur celles des autres organes internes. Dans la circonstance dont je parle, la cause des impressions s’applique uniquement à la pulpe cérébrale ou nerveuse. L’organe sensitif réagit sur lui-même pour les accroître, comme il réagit sur ses propres extrémités dans les cas ordinaires : il entre en action pour les combiner, comme si elles lui venoient du dehors. Souvent ces impressions, et l’activité du centre cérébral qu’elles sollicitent, sont d’une grande énergie : et communément il en résulte des mouvemens et des déterminations qui frappent d’autant plus l’observateur, que leur source échappe entièrement à sa curiosité, et qu’ils n’ont aucun rapport avec les causes régulières et sensibles.

De même que les opérations de la sensibilité, quand elles se rapportent aux impressions reçues par les viscères, ou par les organes externes, peuvent intéresser l’ensemble, ou seulement certaines parties du système nerveux : de même celles qui se passent uniquement dans le sein de ce système, peuvent aussi, tantôt résulter de son excitation générale, tantôt se renfermer dans l’une de ses dépendances, où la cause réside spécialement et borne son action.

Enfin, l’action générale du système peut, dans plusieurs circonstances, se diriger vers certains organes particuliers, et s’y concentrer exclusivement : comme aussi les excitations partielles de l’une, ou de plusieurs de ses divisions, peuvent également se faire ressentir d’une manière spéciale à d’autres divisions, avec lesquelles leur sympathie est plus étroite, ou plus vive, et finir quelquefois par entraîner le système tout entier.

Ces différentes propositions se déduisent de quelques faits également simples et concluans.

L’on observe tous les jours, dans la pratique de la médecine, des folies, des épilepsies, des affections extatiques, en un mot, différens dérangemens des fonctions du système cérébral, qui ne se rapportent aux lésions d’aucun autre organe, soit interne, soit externe. L’observation clinique prouve que leur cause réside dans l’organe nerveux lui-même ; et les dissections l’ont souvent démontré de la manière la plus invincible : car la consistance, la couleur et l’organisation même de la pulpe cérébrale se sont trouvées alors dans un état contre nature ; quelquefois même on y a découvert des corps étrangers, tels que des matières lymphatiques épanchées, des amas gélatineux, des échardes osseuses, des squirres, ou des pétrifications, dont la présence occasionnoit tous les accidens.

Dans ces cas, où l’observation peut lier les phénomènes avec leurs causes, nous voyons clairement que les impressions reçues dans le sein de l’organe sensitif, s’y comportent de la même manière que celles qui lui viennent des objets externes ; qu’elles se renforcent et deviennent plus distinctes par leur durée ; que l’organe les combine et les compare ; qu’il en tire des jugemens et des déterminations ; qu’il imprime aux parties musculaires, en vertu de ces mêmes impressions, des mouvemens qui, n’étant dans aucun rapport avec celles reçues par les autres organes externes, ou internes, ont été long-temps attribués à des causes surnaturelles. Ici, l’économie animale se présente à nous dans une de ces circonstances extrêmes, qui servent à faire connoître sa manière d’agir dans celles qui sont plus régulières. Entre cet état, où toutes les opérations semblent interverties, et l’état naturel, où leurs phénomènes suivent des lois plus connues, il y a beaucoup de nuances intermédiaires, dans lesquelles l’ordre et le désordre sont comme combinés en différentes proportions, mais qui laissent toujours également échapper les signes certains de l’énergie et de l’action propre de l’organe sensitif.

Dans l’état le plus naturel, avec un peu d’attention, nous le voyons encore entrer de lui-même en activité : nous voyons qu’il peut, pour cela, se passer d’impressions étrangères ; qu’il peut même, à certains égards, les écarter, et se soustraire à leur influence. C’est ainsi, qu’une attention forte, une méditation profonde, peut suspendre l’action des organes sentans externes ; c’est ainsi, pour prendre un exemple encore plus ordinaire, que s’exécutent les opérations de l’imagination et de la mémoire. Les notions des objets qu’on se rappelle et qu’on se représente, ont bien été fournies, le plus communément, il est vrai, par les impressions reçues dans les divers organes : mais l’acte qui réveille leur trace, qui les offre au cerveau sous leurs images propres, qui met cet organe en état d’en former une foule de combinaisons nouvelles, ne dépend souvent[1] en aucune manière, de causes situées hors de l’organe sensitif.

Je n’insisterai pas davantage sur ce point de doctrine, qui me semble suffisamment éclairci par le simple énoncé des phénomènes. Mais il est nécessaire de ne point en perdre les résultats de vue : ils s’appliquent aux questions les plus importantes de la physiologie et de l’analyse philosophique ; et, sans eux, on n’a qu’une idée très-fausse des opérations directes de la sensibilité. Nous verrons ailleurs, qu’ils peuvent aussi jeter beaucoup de jour sur les phénomènes du sommeil, dont nous avons laissé pressentir que la théorie se lie naturellement à celle de la folie et des différens délires.

D’autres faits aussi simples prouvent également que cette action, en quelque sorte, spontanée de l’organe sensitif, est quelquefois bornée à l’une de ses divisions. Dans plusieurs maladies, dont tous les médecins rencontrent chaque jour des exemples, l’on remarque certaines erreurs singulières, mais partielles, de la sensibilité ; erreurs qui sont fréquemment rectifiées par les impressions plus justes des autres organes, mais qui, fréquemment aussi, deviennent dominantes, et déterminent au moins de faux jugemens particuliers. J’ai vu des vaporeux qui se trouvoient si légers, qu’ils craignoient d’être emportés par le moindre vent ; j’en ai vu qui croyoient avoir le nez d’une grandeur excessive, et qui certifioient qu’ils le sentoient grossir d’une manière distincte. Quelques-uns recevoient l’impression de certaines odeurs extraordinaires ; d’autres entendoient, ou des bruits incommodes, ou des sons agréables.

Un homme qui avoit un abcès dans le corps calleux, m’a dit plusieurs fois, pendant le cours de sa maladie, qu’il sentoit son lit se dérober sous lui, et qu’une odeur cadavéreuse le poursuivoit sans cesse depuis plus de six mois. Il prenoit beaucoup de tabac pour la dissiper : mais c’étoit inutilement ; les deux odeurs, ou leurs impressions, se confondoient d’une manière insupportable ; et il les rapportoit également l’une et l’autre à l’organe même de l’odorat.

On pourroit citer encore ici ces sensations étranges que Boerhaave observa sur lui-même, dans une maladie où le système nerveux se trouvoit singulièrement intéressé. Le même cas, à-peu-près, s’est offert à moi, chez un homme, d’ailleurs plein d’esprit, et d’une raison très-sûre. Il se sentoit tour à tour étendre et rapetisser, pour ainsi dire, à l’infini. Cependant la vue, l’ouïe, le goût, &c. restoient à-peu-près dans leur état naturel ; et le jugement conservoit toujours, en général, la même fermeté.

Les autres malades, indiqués ci-dessus, étoient également en état de rectifier leur premier jugement.

Mais on sait que la raison des hypocondriaques n’échappe pas toujours à la puissance de ces illusions. Tout le monde connoît, du moins par ouï-dire, les histoires de plusieurs d’entre eux, qui croyoient fermement avoir des jambes de verre, ou de paille, ou n’avoir point de tête, ou qui soutenoient que leur corps renfermoit d’immenses amas d’eaux, capables d’inonder tout un pays, s’ils se permettoient d’uriner, &c. À des visions si ridicules, sur lesquelles ils ne formoient pas plus de doute que sur les vérités les plus constantes, ils joignoient souvent un sens droit et des opinions justes sur différens autres objets : quelques-uns même étoient capables, pendant ce temps, d’exécuter des travaux fort ingénieux. C’est au milieu des accès de la plus terrible hypocondriasie, que Swammerdam faisoit ses plus brillantes recherches. Mais, s’étant mis dans la tête que Dieu pouvoit s’offenser d’un examen si curieux de ses œuvres, il commença par renoncer à poursuivre de très-belles expériences sur les injections, dont il avoit eu l’idée long-temps avant Ruisch, et dont il avoit même déjà perfectionné beaucoup la méthode : et, dans un paroxysme plus violent, il finit par livrer aux flammes une grande partie de ses manuscrits.

Les faits que je rapporte sont, dis-je, assez connus : et l’on sait aussi par quels moyens ingénieux la médecine est quelquefois parvenue à dissiper les illusions de cette espèce de malades.

§. ii.

Mais ce n’est pas seulement pour les sensations ; c’est aussi pour les mouvemens, que l’action spontanée du système nerveux se borne souvent à certains points isolés.

Tout mouvement des parties vivantes suppose dans le sein du centre cérébral, ou dans le centre particulier des nerfs qui les animent, un mouvement analogue, dont il est, en quelque sorte, la représentation. Quand nous voyons des organes musculaires se mouvoir, nous sommes assurés que les points, ou les divisions, soit du cerveau, soit de ses dépendances qui s’y rapportent, sont mues aussi dans un ordre correspondant. Les mouvemens partiels apparens dépendent d’autres mouvemens cachés, qui sont également partiels : comme dans les spasmes cloniques généraux, où toutes les parties musculaires s’agitent à-la-fois, les divisions cérébrales et nerveuses qui régissent les différentes parties, sont très-certainement, soit par excitation directe, soit par sympathie, dans une convulsion générale[2]. L’anatomie nous a fait voir que certaines lésions du cerveau, de la moelle épinière, ou des ganglions, dont l’effet est de déterminer des mouvemens irréguliers dans les organes extérieurs, les impriment de préférence à l’un plutôt qu’à l’autre, et que ces mouvemens se trouvent circonscrits dans des limites plus ou moins étroites. Les expériences faites sur les animaux vivans confirment cette même vérité. Si l’on pique, ou si l’on irrite d’une manière quelconque, différens points de l’organe cérébral, on voit les convulsions, qui sont ordinairement produites par ce moyen, passer tour à tour d’un muscle à l’autre, et souvent ne pas s’étendre au-delà de ceux qui se rapportent aux points irrités. L’observation des phénomènes réguliers donne encore les mêmes résultats. Dans le sommeil, l’on agite le bras, la jambe, ou toute autre partie du corps, suivant le siége des impressions que l’organe sensitif reçoit et combine, suivant le caractère propre des idées qui se forment alors dans le cerveau : et pendant la veille, dans l’état le plus naturel, on voit des souvenirs lointains retracés par la mémoire, ou des tableaux formés par l’imagination, produire dans certains organes particuliers des mouvemens circonscrits, dont la cause agit sans doute exclusivement sur les points du système cérébral avec lesquels ces organes correspondent.

Enfin, les concentrations, soit de la sensibilité, soit du mouvement, dans certains points particuliers de ce système, vers lesquels alors l’irritation générale se dirige spécialement, et va se fixer ; leur passage de l’un à l’autre ; les opérations exécutées dans d’autres points que ceux où elles paroissent avoir été conçues, c’est-à-dire, les opérations dont les causes déterminantes, appliquées à ces derniers, produisent dans les premiers leurs plus importans effets : tous ces phénomènes, dis-je, se démontrent encore par les observations les plus simples, et par les expériences les plus faciles.

On sait que l’épilepsie idiopathique, ou celle qui tient à l’affection propre du système nerveux, ne se manifeste pas, à beaucoup près, d’une manière uniforme, générale et simultanée, dans tous les organes susceptibles de convulsions. Pour l’ordinaire, l’accès commence par un sentiment de mal-aise à l’orifice supérieur de l’estomac, et au diaphragme. Le malade éprouve de la pesanteur de tête, un léger vertige : ses yeux deviennent hagards, et tout-à-coup il perd la connoissance. Souvent à l’affection de la tête, succèdent des frémissemens particuliers le long de la moelle épinière et des gros troncs nerveux ; à ces frémissemens, des impressions plus ou moins vives dans les organes de la génération. La cause des mouvemens convulsifs, concentrée d’abord à la région précordiale, se répand de proche en proche, en suivant le trajet des expansions nerveuses dans les organes les plus sensibles ; et l’observateur attentif voit leurs impressions s’appeler, en quelque sorte, et se déterminer mutuellement, jusqu’à ce qu’enfin l’agitation devienne universelle.

Dans d’autres épilepsies, qu’on appelle sympathiques, parce qu’elles dépendent d’une affection locale, qui se communique et s’étend par consensus[3], c’est dans le siége même du mal que les accidens se préparent. Par exemple, si le mal est situé dans un nerf de la jambe, duquel la pulpe sentante soit viciée intérieurement, ou comprimée par quelque corps étranger, le malade éprouve d’abord, dans le lieu même, certaines sensations extraordinaires, ou douloureuses, ou simplement incommodes et fatigantes. Bientôt une autre sensation, qu’il compare à celle d’une vapeur, ou d’un air frais, et qu’on nomme, par cette raison, en médecine, aura epileptica, suit le trajet du nerf, en remontant vers la tête : et l’accès commence au moment où l’aura semble pénétrer dans la cavité du crâne.

Au début de certaines fièvres malignes, on remarque également des concentrations, tantôt de sensibilité nerveuse, tantôt de spasme et de contraction musculaire, qui se prolongent pendant plusieurs jours. Elles sont le prélude, ou d’un désordre général dans les fonctions de l’organe sensitif, ou de convulsions effrayantes, qui, durant le cours de la maladie, se porteront simultanément, ou tour à tour, sur les différens muscles. Ordinairement c’est à l’estomac, ou dans les organes des sens, que ces écarts de la sensibilité se manifestent ; c’est à la gorge, ou sur les muscles de la mâchoire, que ces spasmes se fixent de préférence : et la gravité des uns et des autres, paroît pouvoir se mesurer sur le voisinage de leur siége, et de l’origine commune des nerfs.

Dans d’autres cas, au contraire, certains organes sont, pour ainsi dire, le rendez-vous particulier de toutes les affections et de tous les mouvemens. L’impression commence par être générale ; la convulsion semble n’épargner aucun muscle. Mais bientôt tout se dirige vers la partie foible ; et plus les accès durent, ou se répètent fréquemment, plus aussi, par degrés, la concentration devient absolue et rapide. Enfin, les maladies nerveuses nous présentent journellement des désordres subits de l’estomac, qui résultent de certaines idées, ou de certaines passions : les accès hystériques, ou hypocondriaques se terminent assez souvent par une augmentation de sensibilité, ou par des convulsions fixées dans certains organes : et chez quelques sujets mobiles, le seul effort de l’attention, ou de la pensée, suffit pour les faire naître.

Quant à la communication sympathique des affections d’un organe à l’autre, en ne parlant, comme nous le faisons ici, que de celles dont les causes agissent directement dans le sein même de l’organe sensitif, les exemples se présentent en foule tous les jours, au praticien observateur : les livres de médecine en sont remplis. Ainsi, quelques lésions du cerveau causent des inflammations et des suppurations dans le foie ; comme quelques lésions du foie causent réciproquement, mais suivant des lois qui ne se rapportent pas à notre objet, et l’inflammation, et l’abcès du cerveau. Ainsi, dans les rêves suffoquans, dits cochemars (je parle encore uniquement de ceux qui ne tiennent point à des embarras de l’estomac, ou de la circulation, mais à des dispositions nerveuses particulières) ; dans les cochemars, dis-je, l’observation nous annonce, et nous fait reconnoître quelquefois, ou des sensations, ou des mouvemens qui commencent dans une partie, et vont se terminer dans une autre ; ou qui passent de la première à la seconde, sans qu’on puisse en trouver la cause dans les sympathies organiques connues. Ces transitions dépendent évidemment de déterminations conçues dans le sein même du système nerveux.

Un fait général met cette proposition hors de doute, et la présente dans tout son jour.

Les gens de lettres, les penseurs, les artistes, en un mot, tous les hommes dont les nerfs et le cerveau reçoivent beaucoup d’impressions, ou combinent beaucoup d’idées, sont très-sujets à des pertes nocturnes, très-énervantes pour eux. Cet accident se lie presque toujours à des rêves ; et quelquefois ces rêves prennent le caractère du cochemar, avant de produire leur dernier effet. J’ai traité plusieurs malades de ce genre ; car il n’est pas rare que leur état devienne une vrai maladie. J’en ai rencontré deux, chez lesquels l’événement étoit précédé par un rêve long et détaillé : ils voyoient une femme, ils l’entendoient approcher de leur lit, ils la sentoient s’appuyer du poids de tout son corps sur leur poitrine : et c’étoit après avoir essuyé pendant plusieurs minutes, les angoisses d’un véritable cochemar, que les organes de la génération se trouvant excités par la présence de cet objet imaginaire, la catastrophe du rêve amenoit ordinairement la fin du sommeil. Plusieurs autres médecins ont observé le même fait avec peu de variétés dans les circonstances.

La conclusion qui peut s’en tirer est sans doute remarquable : mais elle ne résulte pas, au reste, moins nettement de tous les actes de la mémoire ou de l’imagination, dont les impressions originelles appartiennent à un organe, tandis que les déterminations paraissent ne réagir passagèrement sur lui, que pour se diriger entièrement vers un autre.

Mais revenons un moment sur la suite de nos propositions, et résumons-les en peu de mots.

Le système cérébral a la faculté de se mettre en action par lui-même, c’est-à-dire, de recevoir des impressions, d’exécuter des mouvemens, et de déterminer des mouvemens analogues dans les autres organes, en vertu de causes dont l’action s’exerce dans son sein, et s’applique directement à quelque point de sa pulpe interne.

Dans ces circonstances, les impressions ressenties généralement par tout le système nerveux, peuvent se concentrer dans une de ses parties : les impressions reçues par l’une de ses parties peuvent, tantôt devenir générales, et mettre en jeu tout le système ; tantôt passer, par voie de sympathie, d’un point à l’autre, et produire leurs derniers effets ailleurs que dans le siége où réside la cause, ou dans le lieu de son application.

Toutes ces propriétés du système nerveux sont inhérentes à sa nature, ou à son existence elle-même, dans l’état de vie. Il faut les connoître, il faut en avoir des idées précises, pour bien concevoir le mécanisme de ses fonctions : et l’on ne doit pas craindre de peser sur toutes les observations qui peuvent éclaircir tant d’admirables phénomènes.

Ainsi donc, suivant l’expression de Sydenham, il y a dans l’homme un autre homme intérieur, doué des mêmes facultés, des mêmes affections, susceptible de toutes les déterminations analogues aux phénomènes extérieurs, ou plutôt dont les faits apparens de la vie ne font que manifester au-dehors les dispositions secrètes, et représenter en quelque sorte les opérations. Cet homme intérieur, c’est l’organe cérébral. L’on voit aisément qu’il faut encore ici distinguer les impressions qui lui sont essentiellement et exclusivement propres, de celles reçues par les différentes parties internes ; et les mouvemens conçus dans son sein, de ceux dont il ne fait qu’appercevoir au-dehors les motifs par ses extrémités sentantes, pour envoyer les déterminations qui en résultent, aux différens organes moteurs.

Nous remarquons donc clairement trois sortes d’opérations de la sensibilité, que la différence de leurs effets nous force de ne pas confondre : la première se rapporte aux organes des sens ; la seconde aux parties internes, notamment aux viscères des cavités de la poitrine et du bas-ventre (et nous rangeons avec ces derniers, les organes de la génération) ; la troisième à l’organe cérébral lui-même, abstraction faite des impressions qui lui sont transmises par ses extrémités sentantes, soit internes, soit externes.

De ce qui précède, et de ce que nous avons déjà fait observer dans le dernier mémoire, on peut conclure facilement que les nerfs et le cerveau ne sont point des organes purement passifs ; que leurs fonctions supposent, au contraire, une continuelle activité, qui dure autant que la vie. La nature de ces fonctions, et la manière dont elles s’exécutent, suffiroient pour le prouver : d’ailleurs, la connoissance physiologique de ces organes, c’est-à-dire, celle de leur structure et des mouvemens par lesquels ils se nourrissent et reproduisent sans cesse la cause immédiate de la sensibilité, le démontre avec une évidence que l’œil peut saisir. Et de célèbres médecins ont fait voir, en outre, que le sommeil lui-même, cet état de repos où les organes des sens ne reçoivent plus d’impressions ; où le système sensitif tout entier semble vouloir se dérober à celles qui ne sont pas indispensables pour le maintien de la vie ; où la pensée enfin est le plus souvent tout-à-fait suspendue : ces médecins, dis-je, ont fait voir que le sommeil n’est point une fonction passive, et que, pour le produire, l’organe cérébral entre dans une véritable action.

Ces différentes vérités, qui sont, en quelque sorte, l’énonciation directe des phénomènes bien vus, jettent à leur tour beaucoup de lumière sur les phénomènes. Elles aident à concevoir ces extases, dont l’effet est de concentrer la sensibilité, la pensée et la vie, dans les foyers nerveux : elles rendent raison des songes, particulièrement de ceux qui ne sont pas le produit d’impressions reçues par les extrémités sentantes : elles expliquent d’une manière plus satisfaisante ces délires, tantôt partiels, tantôt généraux, qui non-seulement changent les relations morales de l’homme avec le monde extérieur, mais qui modifient encore si puissamment la manière dont nos facultés purement organiques sont affectées dans ces nouvelles relations. C’est également ici, qu’il faut rapporter certains états particuliers qui, faisant taire une grande partie des impressions extérieures, rendent percevables d’autres impressions internes qui, dans l’état ordinaire, échappent à la conscience de l’individu ; ces fausses associations d’idées, qui brouillent tout, en rapprochant des objets sans relation véritable entre eux ; enfin, ces dispositions si communes, même chez les penseurs, lesquelles font trop souvent confondre les notions distinctes et directes, qui viennent des choses par les sens, avec les impressions qui naissent en même temps, ou par suite, dans le cerveau ; confusion qui bientôt en rend les images entièrement méconnoissables, si l’on n’a pas l’habitude de les ramener sans cesse à leur source. Avec un peu de réflexion, tout cela doit s’entendre et s’expliquer assez de soi-même ; et je crois inutile d’entrer dans aucun détail à cet égard.

J’observerai seulement que si la puissance de l’imagination est plus étendue ; si sa réaction sur certains organes, par exemple, sur ceux de la génération, est plus complète pendant le sommeil que durant la veille : la raison en est très-simple ; on peut la trouver ici sans difficulté. En effet, pendant la veille, il arrive toujours au cerveau quelques impressions externes, qui modifient plus, ou moins ses opérations propres, et rectifient à certains degré, les erreurs de l’imagination : au lieu que dans le sommeil, tout se passe à l’intérieur ; les impressions internes deviennent par conséquent plus vives, ou plus dominantes ; les illusions sont entières ; et les déterminations qui s’y lient, ne rencontrent aucun obstacle dans les impressions contraires reçues par les sens.

Les points ci-dessus, encore une fois, me paraissent suffisamment éclaircis : poursuivons notre marche.

§. iii.

Pour entrer en action, pour la communiquer facilement et sans trouble aux différens organes, le système cérébral doit se trouver dans certains états sur lesquels l’observation peut encore fournir quelques lumières. Soit que les impressions lui viennent de ses extrémités sentantes externes et internes ; soit que leurs causes agissant dans lui-même, les opérations qu’elles excitent, lui soient plus spécialement propres, la condition de son intégrité doit paroître la plus indispensable. Mais on n’a pas encore bien établi en quoi consiste l’intégrité du cerveau, de la moelle épinière, du système nerveux en général. Il est certain qu’on peut retrancher des portions considérables de ce système, sans léser les fonctions sensitives de ce qui reste intact ; sans porter de désordre apparent dans les opérations intellectuelles. Les organes dont le concours n’est pas indispensable au maintien de la vie, sont fréquemment amputés avec leurs nerfs ; des portions considérables du cerveau lui-même sont consumées par différentes maladies, sont enlevées par divers accidens, ou par des opérations nécessaires, sans que la sensibilité générale, les fonctions les plus délicates de la vie, et les facultés de l’esprit en reçoivent aucune atteinte. Il est vrai que ce qui se passe de cette manière, sans inconvénient chez tel individu, peut devenir grave, et quelquefois entièrement funeste chez tel autre, et que les parties à l’exacte conservation desquelles la nature attache celle de la vie, ou de ses plus importantes fonctions, ne sont pas, à beaucoup près, les mêmes dans tous les sujets. Mais l’expérience n’en démontre pas moins, elle démontre même mieux, qu’à l’exception de ces organes, qui ne peuvent cesser d’agir sans que la vie elle-même cesse, il est extrêmement difficile de déterminer le degré où les lésions doivent inévitablement produire tel effet connu. Le cerveau, le cervelet lui-même, et les dépendances de l’un et de l’autre, ne font plus aujourd’hui d’exception (on peut l’affirmer d’après des observations et des expériences très-sûres) : et quoique leurs maladies vives et subites, sur-tout lorsqu’elles portent sur le point central, qui forme plus particulièrement l’origine commune des nerfs, deviennent assez constamment fatales, beaucoup d’exemples ont appris que, dans les cas moins caractérisés, dans les maladies plus lentes, on ne peut former de pronostic certain touchant la vie ou la mort, la perte ou la conservation des facultés sensitives et intellectuelles.

Nous disons cependant que la pensée exige l’intégrité du cerveau ; parce que sans cerveau, l’on ne pense point, et que ses maladies apportent des altérations analogues et proportionnelles dans les opérations de l’esprit. Mais j’avoue ingénûment que je suis hors d’état d’établir avec exactitude en quoi consiste cette intégrité.

L’intime organisation de la pulpe cérébrale nous est encore assez mal connue ; il ne paroît même pas que nos instrumens actuels puissent nous y procurer beaucoup de nouvelles découvertes. Nous avons, je crois, épuisé ce que peut l’emploi du microscope, et l’art des injections. Si l’on veut pousser plus loin l’anatomie humaine en général, et celle du système nerveux en particulier, il faut imaginer d’autres méthodes, d’autres instrumens. Aussi, les conditions organiques sans lesquelles ce système remplit mal, ou ne remplit point ses fonctions, sont au moins très-difficiles à déterminer : mais l’observation des maladies et l’ouverture des cadavres ont fourni quelques considérations utiles, qui se lient d’ailleurs très-bien avec les phénomènes ordinaires de la sensibilité. Je vais rapprocher ces différens résultats.

Dans l’état naturel du cerveau, l’on s’aperçoit facilement que sa couleur, sa consistance, et le volume des vaisseaux qui l’embrassent, ou qui se plongent dans ses divisions, ont été déterminés et réglés par la nature. L’on ne peut douter qu’il n’y ait un rapport direct entre ces circonstances, et la manière dont s’opèrent les fonctions de la sensibilité ; car, si les unes changent, les autres sont modifiées dans la même proportion. Quand la pulpe est plus ou moins ferme qu’elle ne doit l’être ; quand elle est plus ou moins colorée ; quand ses vaisseaux se trouvent dans un état d’affaissement, ou d’excessive dilatation ; quand les fluides qu’ils contiennent ont trop de consistance ou de ténuité, sont inertes ou acrimonieux, les fonctions sensitives ne s’exercent plus suivant l’ordre établi.

Tantôt, on trouve le cerveau dans un état de mollesse particulière. Il est abreuvé de sérosités, ou de matières lymphatiques et gélatineuses ; sa couleur est ternie ; il est un peu jaunâtre ; ses vaisseaux, presque affaissés, offrent à peine dans leurs troncs principaux, quelques vestiges d’un sang pâle et appauvri. Tantôt, la masse cérébrale est, au contraire, d’une consistance plus ferme que dans l’état naturel : sa pulpe a quelque chose de sec ; elle est presque friable au toucher : souvent alors, ses vaisseaux sont injectés d’un sang vif et vermeil, quelquefois d’un sang épais, noirâtre, et comme poisseux. Quelquefois aussi, l’œil y reconnoît les traces d’une véritable inflammation : c’est-à-dire que, non seulement les artères et les veines sont dessinés vivement, les unes en pourpre, les autres en bleu plus rougeâtre qu’à l’ordinaire ; mais que les membranes blanches, et la pulpe elle-même sont tachées, en différens points, d’un nuage sanglant. Enfin, nous avons déjà remarqué dans le premier Mémoire, que la pulpe pouvoit être d’une consistance fort inégale, ferme et sèche dans un point, molle et humide dans un autre ; et qu’il s’y formoit assez fréquemment, des corps étrangers de divers genres, des ossifications, des noyaux pierreux, des cartilages, des squirres, &c.

Telles sont, en général, les dispositions organiques du cerveau, dont l’anatomie médicale a fourni les exemples et les preuves. Or, la comparaison de beaucoup de cadavres a mis en état de rapporter ces divers phénomènes aux dispositions sensitives qui leur correspondent pendant la vie.

Mais l’observation de l’homme sain et malade nous fournit d’autres faits généraux, qui, sans pouvoir se lier, avec la même évidence, à des états organiques bien constans du système cérébral, n’en doivent pas moins être considérés comme exprimant les lois principales suivant lesquelles s’exécutent ses fonctions.

Pour que les impressions soient reçues, ou agissent convenablement, il faut qu’elles aient une certaine vivacité déterminée ; qu’elles se portent de la circonférence au centre, pour produire le sentiment, et reviennent ensuite du centre à la circonférence, pour produire le mouvement ; le tout avec une vélocité moyenne : il faut que le sentiment ne soit point émoussé, point languissant, mais qu’il ne soit point trop vif et tumultueux ; que le mouvement le suive avec la vitesse de l’éclair, mais qu’il ne soit point inquiet et précipité. Si les impressions sont foibles, vagues, traînantes, les déterminations se forment avec lenteur, et d’une manière incomplète. Si les impressions sont excessivement profondes, dominantes, ou rapides, les déterminations prennent divers caractères nouveaux, plus ou moins analogues, qui peuvent les dénaturer également.

On voit, par exemple, des hommes dont les pensées et les volontés ne semblent naître qu’après-coup, et manquent essentiellement du degré d’énergie et d’activité convenable. On en voit d’autres, au contraire, qui s’efforcent vainement de secouer certaines impressions dominantes, et qui manifestent dans leurs idées, comme dans leurs penchans, une tournure exclusive et opiniâtre. On en voit qui, démêlant avec peine une foule de choses qu’ils sentent à la fois, ne se donnent pas le temps d’en comparer les élémens divers, et dont, en conséquence, toutes les habitudes prennent un caractère de précipitation qu’ils ne paroissent pas les maîtres de modérer.

Sans doute il existe des rapports directs entre la manière dont le sentiment se forme, et celle dont le mouvement se détermine : la proposition, presentée ainsi d’une manière générale, ne souffre point d’objection. Mais comme on rencontre ici des faits qui semblent, au premier coup-d’œil, entièrement contradictoires, il faut commencer par bien éclaircir les circonstances qui les caractérisent, si l’on veut arriver à des résultats complets et satisfaisans.

Un sentiment obscur et faible produit des mouvemens incertains et sans énergie : mais il ne s’ensuit pas que les organes moteurs soient toujours alors dans un état de faiblesse radicale. D’autre part, quoiqu’un sentiment vif produise des mouvemens prompts et forts, du moins relativement, il ne s’ensuit pas non plus que ces mêmes organes aient alors une grande force réelle. Il n’y a pas de doute que les forces motrices sont entretenues par l’influence des forces sensitives ; et quand celles-ci s’éteignent, ou cessent d’agir, celles-là s’éteignent également, ou languissent et s’affaissent. Mais pour que la sensibilité soit une source de vie et d’action, il faut qu’elle s’exerce d’une manière régulière, et suivant l’ordre de la nature. Des impressions trop vives et trop multipliées, altèrent, usent, ou appauvrisent singulièrement l’énergie musculaire. Les hommes très-sensibles sont foibles en général : non que leur sensibilité tienne toujours à la foiblesse de leurs organes ; mais parce que le principe même des mouvemens, la cause nerveuse qui les détermine, employée avec excès dans cette réaction que nous avons dit être nécessaire pour sentir, ne sauroit s’appliquer à celle qui l’est plus évidemment encore pour exécuter les mouvemens.

Chez ces hommes donc, les mouvemens sont vifs et précipités ; mais ils n’ont pas une énergie stable. La précipitation devient telle quelquefois, qu’ils vivent dans un état continuel de mobilité. Sensibles à toutes les impressions, ils obéissent à toutes en même temps ; et comme elles se multiplient sans terme et sans relâche, ils paroissent ne savoir à laquelle entendre. J’ai vu des femmes vaporeuses, et même quelques hommes hypocondriaques, sur-tout de ceux dont l’état tient à l’abus des plaisirs de l’amour, qui tressailloient au moindre bruit, que le moindre mouvement exécuté devant eux, mettoit dans une véritable agitation. Chez Mesmer, quelques-unes des femmes éminemment nerveuses, dont son baquet étoit le rendez-vous, sembloient dans l’impossibilité de voir faire un geste sans en être émues. Les médecins hollandais et anglais nous ont conservé l’histoire d’un homme si mobile, qu’il se sentoit forcé de répéter tous les mouvemens et toutes les attitudes dont il étoit témoin : si alors, on l’empêchoit d’obéir à cette impulsion, soit en saisissant ses membres, soit en lui faisant prendre des attitudes contraires, il éprouvoit une angoisse insupportable. Ici, comme on voit, la faculté d’imitation se trouve portée jusqu’au degré de la maladie : et quoique cette faculté soit la principale source de notre perfectionnement, il est aisé de sentir que lorsqu’elle passe certaines limites, elle rend incapable de réfléchir, et même de former une volonté.

Ces rapports alternatifs des forces sensitives et des forces motrices, nous font voir pourquoi, dans l’épilepsie et dans la manie furieuse, où les sens externes reçoivent une moindre somme d’impressions, les organes moteurs acquièrent un surcroît souvent inconcevable d’énergie : c’est précisément le cas inverse de ces états de débilité musculaire dont nous venons de parler, et qui dépendent d’une excessive sensibilité. Ces rapports font voir très-nettement aussi l’immédiate liaison de la cause qui sent, avec la cause qui meut : et l’on est directement conduit à reconnoître que tous les mouvemens ont leurs points d’appui dans le sein du système cérébral, comme toutes les impressions quelconques y vont chercher leurs points de réunion.

Ainsi donc, les forces motrices s’engourdissent et s’éteignent, quand la sensibilité, par son influence vivifiante, par son action continuelle et régulière, ne les renouvelle pas ; mais elles se dégradent également, elles perdent de leur stabilité, de leur énergie, quand les impressions sont trop vives, trop rapides, trop multipliées. Nous savons, à n’en pouvoir douter, que l’épuisement qui suit les plaisirs de l’amour, dépend bien moins des pertes matérielles qui les accompagnent, que des impressions voluptueuses qui leur sont propres. D’autres émotions de plusieurs genres laissent également après elles, lorsqu’elles sont vives ou profondes, un sentiment durable de fatigue dans tout l’organe nerveux : et les efforts de l’imagination, ou de la méditation, qui consistent, les uns à recevoir et reproduire, les autres à reproduire et comparer les impressions, en l’absence des objets, ne causent pas une moindre lassitude que les plaisirs les plus énervans, ou les travaux manuels les plus pénibles. C’est là principalement ce qui rend le sommeil nécessaire ; car il faut sur-tout interrompre les sensations : c’est là ce qui le rend plus nécessaire encore peut-être aux penseurs, aux hommes dont le moral est très-développé, qu’aux hommes de peine, dont les muscles fatigués ont, il est vrai, besoin de tranquillité, mais qui, sentant moins et pensant peu, ne s’épuisent point, comme les premiers, par le seul effet de la veille. Les femmes, qui reçoivent, en général, des impressions plus multipliées, ou plus diverses, et quelques hommes qui se rapprochent d’elles par leur constitution primitive, ou par leurs maladies, ne peuvent également se passer d’un long sommeil. Sa longueur nécessaire peut se mesurer, en quelque sorte, sur la quantité des sensations, autant et plus que sur celle des mouvemens. J’ai connu quelques personnes qui, ne fermant presque pas l’œil depuis plusieurs années, étoient par conséquent dans l’impossibilité de se soustraire entièrement à l’action des objets extérieurs, ou au travail de la mémoire et de l’imagination ; mais qui, chaque jour, éprouvoient, une ou deux fois, une espèce d’engourdissement périodique de quelques heures, pendant lequel elles devenoient à-peu-près incapables de sentir et de penser.

Une autre considération résulte encore ici, de l’examen réfléchi des faits : c’est que l’énergie et la persistance des mouvemens se proportionnent à la force et à la durée des sensations. Je dis à leur force et à leur durée ; car nous venons de voir que des sensations trop vives, trop rapides, trop multipliées produisent un effet contraire. Cette considération se lie parfaitement à tout ce qui précède : elle conduit à des vues nouvelles sur le caractère des déterminations, relativement à celui des impressions dont elles naissent, et des organes où ces impressions sont reçues : elle établit plus nettement encore le rapport véritable des forces sensitives et des forces motrices : elle peut même servir à rendre raison de leurs balancemens alternatifs ; c’est-à-dire, de ces circonstances où les unes paroissent agir d’autant moins, que l’excitation des autres est plus considérable.

Les premiers physiologistes avaient observé déjà que les habitudes du système musculaire, ou moteur, sont dans une espèce d’équilibre singulier avec celles du système nerveux, ou sensitif. Une énergie extraordinaire, une tenacité quelquefois merveilleuse dans les mouvemens, se trouve unie, chez certains sujets, à une manière de sentir forte, profonde, en quelque sorte ineffaçable. Cette disposition, quand elle est constante et suffisamment prononcée, forme un tempérament à part, ou plutôt diverses nuances de tempérament, qui se rapprochent et se tiennent par ce point commun, la persistance de toutes les habitudes. Mais on peut penser que les impressions ne sont profondes et durables, que parce que les fibres élémentaires des organes sont fortes et tenaces ; qu’ainsi, les forces sensitives peuvent se trouver modifiées par l’état des forces motrices, plutôt qu’elles ne les modifient, ou ne les déterminent elles-mêmes. Rien ne paroît, en effet, plus vraisemblable au premier coup-d’œil : et comme cette observation seule pourroit établir entre elles une distinction plus évidente, il est assez remarquable que Haller et ses disciples n’aient pas pris la question par ce côté, qui leur offroit des argumens bien plus solides que la plupart de ceux dont ils s’étayent. Il est vrai que de nouveaux faits ne tardent pas à réformer cette première conclusion. Les muscles les plus robustes, comme il suit de ce que nous avons dit plus haut, s’énervent par le seul effet de sensations trop vives, ou trop multipliées, reçues par l’individu, toutes choses restant égales d’ailleurs : et lorsque certains accidens changent le caractère des sensations chez les personnes même foibles et languissantes ; lorsque, par exemple, certaines maladies appliquent directement au système nerveux, des causes d’impressions fortes, profondes et durables, ou que seulement elles le rendent susceptible de recevoir de semblables impressions du dehors : les muscles les plus débiles acquièrent sur-le-champ, la faculté d’exécuter des mouvemens d’une énergie et d’une violence qu’on peine à concevoir[4].

C’est ainsi qu’on voit souvent des femmes vaporeuses qui, dans leur état habituel, peuvent à peine se tenir debout, vaincre, dans leurs accès convulsifs, des résistances qui seroient au-dessus des forces de plusieurs hommes réunis. C’est ainsi que, dans les affections mélancoliques, dans la rage, et sur-tout dans les maladies maniaques, des hommes foibles et chétifs brisent les plus forts liens, quelquefois de grosses chaînes, qui seroient, dans l’état naturel, capables de déchirer tous leurs muscles ; ce qui, pour le redire en passant, établit une bien grande différence entre les forces mécaniques de la fibre musculaire, et les divers degrés des forces vivantes qui l’animent. C’est encore ainsi que, dans toutes les passions énergiques, chaque homme trouve en lui-même une vigueur qu’il ne soupçonnoit pas, et devient capable d’exécuter des mouvemens dont l’idée seule l’eût effrayé dans des temps plus calmes. Et l’on ne peut pas dire qu’on ne fait alors que reconnoître en soi, que mettre en action, des forces existantes, mais assoupies : les observations générales que je viens d’indiquer, prouvent qu’il se produit alors véritablement de nouvelles forces, par la manière nouvelle dont le système nerveux est affecté. Je fais, au reste, ici, comme il est aisé de le voir, abstraction des dérangemens que les émotions profondes peuvent occasionner dans les fonctions des organes réparateurs ; dérangemens qui, par parenthèse, ne détruisent pas toujours, à beaucoup près, les forces musculaires, ou la cause immédiate des mouvemens.

Mais nous devons également tenir compte d’une dernière considération, sans laquelle les opérations du système nerveux demeurent enveloppées de beaucoup d’incertitudes : il est sur-tout nécessaire de ne pas la négliger, si l’on veut se faire des notions exactes du caractère des idées et des déterminations, ou des traces que les unes laissent après elles, et des habitudes dans lesquelles les autres se transforment.

À mesure que les sensations diminuent, ou deviennent plus obscures, on voit souvent les forces musculaires augmenter, et leur exercice acquérir un nouveau degré d’énergie. Les maniaques deviennent quelquefois presque entièrement insensibles aux impressions extérieures ; et c’est alors sur-tout qu’ils sont capables des plus violens efforts. Les sujets stupides ou bornés, les épileptiques qui, pour l’ordinaire, ont des sensations très-engourdies, en un mot, tous les hommes qui sentent moins que les autres, paroissent avoir généralement des forces musculaires plus considérables. Plusieurs bons observateurs en ont déduit la règle, que ces forces sont en raison inverse de la sensibilité, et réciproquement. Mais, avec un peu de réflexion, il est aisé de reconnoître qu’il y a quelque confusion dans ce résultat : j’en trouve la preuve dans les faits même qu’on allègue. L’augmentation des forces, chez les épileptiques et chez les maniaques, coïncide, j’en conviens, avec l’affoissement, ou même avec l’entière cessation des impressions extérieures : mais ce n’est pas de cette circonstance qu’elle tire sa source. La pratique de la médecine et l’anatomie médicale nous apprennent qu’elle est due à de puissantes impressions, dont les cause s’appliquent directement au système cérébral, et qui produisent en même temps la stupeur des sens externes. Chez les hommes d’un esprit borné, mais d’ailleus sains et vigoureux, les impressions d’après lesquelles les déterminations musculaires acquièrent ce degré d’énergie, ont toujours également leur principe immédiat dans le système cérébral, ou dans les autres organes internes. Or, la mesure de l’intelligence se tire de l’étendue et du caractère des notions que nous avons acquises sur les objets environnans ; et l’imbécillité sera d’autant plus complète, que les impressions reçues par les organes des sens seront moins vives, moins profondes et moins variées.

On peut entrevoir maintenant le but vers lequel nous marchons ; et l’on sent, je crois, la sûreté du fil qui nous dirige.

§. iv.

Sortons des mouvemens musculaires proprement dits, et revenons aux images que se retrace, et aux déterminations que forme directement le système nerveux. Mais nous avons déjà vu qu’elles sont bien évidemment produites, les unes et les autres, par des mouvemens exécutés dans le sein de ce système : nous pouvons donc rapporter ses opérations immédiates aux mêmes lois qui règlent l’action d’un membre quelconque. Or, que se passe-t-il quand un membre se meut ? La cause du mouvement lui est transmise par les nerfs ; et cette cause se proportionne à des impressions reçues et combinées dans un centre nerveux. En d’autres termes, tout mouvement est précédé d’impressions analogues : ce sont elles qui le déterminent ; et toujours il en garde le caractère. Nous devons retrouver le même ordre de phénomènes dans les opérations propres de l’organe cérébral. Ainsi donc, puisque les faits nous apprennent que les mouvemens produits par des causes qui agissent d’une manière immédiate sur le système nerveux lui-même, sont les plus persistans et les plus forts : qu’ils dominent constamment, et quelquefois étouffent, ou masquent tous les autres, ou plutôt que leurs causes ne paroissent alors pouvoir être distraites dans l’action qu’elles exercent, par aucun autre genre d’impressions : il est évident aussi que les idées, les déterminations, les souvenirs, les habitudes, lesquelles ne sont elles-mêmes que des souvenirs de déterminations, ou d’idées ; il est évident, dis-je, que toutes ces opéations doivent devenir essentiellement dominantes, lorsqu’elles dépendent du même genre de causes. Et c’est en effet ce que nous voyons clairement chez les maniaques, chez les visionnaires, et chez certains mélancoliques qui se rapprochent des uns, ou des autres. Les objets extérieurs, les nécessités même les plus pressantes de la vie, ne peuvent souvent les tirer de leurs rêveries accoutumées, et faire diversion à leurs habitudes opiniâtres.

En second lieu, puisque les organes internes sont dans une activité constante, et qu’il se fait entre eux et le centre cérébral, un échange continuel d’impressions et de mouvemens, les idées, les affections et les habitudes qui dépendent de leurs fonctions, doivent obtenir le second rang en énergie, en persistance et en tenacité. Tel est aussi le caractère essentiel des déterminations instinctives, qui, d’après l’analyse faite dans le précédent Mémoire, tiennent plus particulièrement au développement successif, et aux fonctions propres de ces organes internes ; mais dont il ne faut pas, à la vérité, séparer les fonctions directes et le développement de l’organe nerveux lui-même, qui, sans doute, y entrent pour une part considérable.

Troisièmement, puisque les organes des sens ne sont point dans une activité continuelle, et que chaque jour, pendant le sommeil, ils cessent presque entièrement de recevoir des impressions ; puisque d’ailleurs ils ne peuvent en recevoir tous à la fois, et que celles qui se rapportent à l’un, sur-tout lorsqu’elles sont un peu vives, émoussent, ou même absorbent entièrement celles qui se rapportent à l’autre ; puisqu’enfin ils sont exposés à éprouver de continuelles diversions de la part des différens organes internes : leurs impressions doivent évidemment avoir un degré plus foible de force, ou de profondeur ; elles doivent laisser des traces moins durables, ou des souvenirs moins familiers. Et maintenant, si l’on peut déterminer quels sont, parmi les organes des sens, ceux auxquels les causes extérieures s’appliquent avec le plus d’énergie ou de persistance, il ne sera peut-être pas difficile de classer les idées, ou les habitudes qu’elles produisent, relativement au degré de mémoire particulier à chacun de ces organes. En outre, s’il est vrai, comme semble l’indiquer l’observation la plus attentive des phénomènes, que, par la nature de leurs fonctions, les organes des sens se rapprochent plus ou moins de l’organe immédiat de la pensée ; leurs extrémités nerveuses étant inégalement modifiées dans leur manière de sentir, suivant la structure de leurs gaînes, et les dispositions des parties non sensibles qui les recouvrent ou les environnent : nous aurons encore un moyen de classer les diverses idées, déterminations, habitudes, etc. ; nous pourrons assigner plus nettement la cause de leurs différences.

Quelques anthropologistes disent que les opérations de certains sens sont plus près de l’état spirituel que celles des autres ; que les premiers semblent plus appartenir à l’esprit, tandis que les seconds tiennent plus à la matière organisée. Il est facile de voir que, si ces écrivains avaient eu quelque idée claire dans la tête en s’exprimant ainsi, c’eût été celle que je viens d’énoncer en d’autres termes ; et je n’ai pas besoin de dire pourquoi j’écarte ceux dont ils se sont servis.

§. v.

Les nerfs ne paroissent différer entre eux, ni par leur substance, ni par leur structure. La pulpe cérébrale se distribue avec uniformité dans les troncs principaux : elle y est entièrement homogène ; et la manière dont les filets intérieurs sont rangés et distribués par paquets, établit une ressemblance parfaite entre un nerf et un nerf. En les examinant à leurs extrémités, il est impossible d’y saisir de différences : et si les recherches se portent sur cette substance caséiforme, qu’ils laissent échapper lorsqu’on les coupe transversalement, on voit qu’elle est la même dans tous ; qu’elle est identique avec celle que le cerveau, la moelle alongée et la moelle épinière fournissent aux troncs principaux dont ils sont l’origine commune. Ce n’est pas seulement au scalpel, à l’œil, au microscope, que cette substance se montre toujours la même : examinée par la chimie, on n’y remarque aucune différence, ni par rapport à ses produits, ni par rapport aux phénomènes de sa décomposition. Et quant à l’enveloppe extérieure des nerfs, on n’ignore pas que c’est un simple tissu cellulaire épaissi, dont les fonctions semblent se borner à loger en sûreté leur pulpe, et à lui donner la consistance et la tenacité nécessaires pour résister au froissement des parties environnantes. Tout nous porte donc à croire que la différence des impressions tient à la structure différente, non des nerfs, mais des organes dans lesquels ils sentent ; à la manière dont leurs extrémités y sont épanouies ; à celle dont les causes des impressions agissent sur leurs épanouissemens. Voyons si l’anatomie et la physiologie peuvent nous fournir quelques lumières à cet égard. Je n’entrerai point dans de grands détails : ils sont presque toujours inutiles pour l’intelligence des lois de la nature ; ils pourroient ici jeter de l’embarras sur des idées qui n’auront de prix que par leur évidence et leur simplicité.

Toutes les impressions peuvent, et doivent même se rapporter au tact. C’est, en quelque sorte, le sens général : les autres n’en sont que des modifications, ou des variétés. Mais le tact de l’œil, qui distingue les impressions de la lumière, et celui de l’oreille, qui remarque et note les vibrations sonores, ne se ressemblent point entre eux : ils ne ressemblent pas davantage l’un et l’autre au tact de la langue, ou de la membrane pituitaire, dont la fonction est de reconnoître les saveurs, ou les odeurs ; ni même à celui de l’organe externe, dont les opérations sont relatives à des qualités, en quelque sorte, plus matérielles des corps, tels que leur forme extérieure, leur volume, leur température, leur consistance, &c.

Ce dernier, ou le toucher proprement dit, s’exerce par toute la peau, qu’on peut en considérer comme l’organe spécial. La peau est formée de feuillets cellulaires plus ou moins épaissis, de vaisseaux infiniment déliés et de filets nerveux. Ce sont les filets nerveux qui l’animent et lui prêtent le sentiment. En se terminant à sa surface externe, ils se dépouillent de leur première enveloppe, laquelle se divise en lambeaux frangés, et va se perdre dans le corps qu’on nomme réticulaire. Dépouillée de son enveloppe la plus grossière, l’extrémité du nerf s’épanouit, et s’élève entre les mailles de ce réseau muqueux ; elle prend la forme d’un petit fungus, ou d’un mamelon. Dans cet état, il s’en faut grandement que la pulpe nerveuse soit à nu : des couches d’un tissu cellulaire condensé l’environnent encore, sous forme de membrane ; et ce n’est qu’à travers ces intermédiaires, devenus plus, ou moins épais, suivant l’action plus, ou moins forte et continue des corps extérieurs ; ce n’est qu’à travers ces espèces de langes, que e nerf reçoit les impressions. Les mamelons sont même logés dans des sillons, ou rainures tracées sur la peau ; ce qui les dérobe encore à l’action trop vive, ou trop immédiate des corps : et ces sillons, plus profonds à l’extrémité des doigts, où les mamelons sont aussi plus nombreux, s’y trouvent d’ailleurs rangés en spirales : de sorte que les fonctions tactiles peuvent, et doivent s’y exercer de tous les côtés et sur tous les points.

Dans l’organe spécial du goût, la nature ne paroît pas s’être beaucoup écartée de cette forme, qu’on peut regarder comme la plus générale. Les nerfs de la langue se terminent également par des mamelons, mais qui sont plus saillans, plus spongieux, plus épanouis. Le tissu cellulaire qui les entoure est plus lâche, leurs gaînes plus inégales ; ils sont inondés de sucs muqueux et lymphatiques. Au reste, la langue n’est pas l’organe exclusif du goût : on a cité plusieurs exemples de personnes qui l’avaient perdue toute entière par l’effet de différentes maladies, et qui goûtoient fort bien les alimens. L’anatomie en peut même assigner la raison ; car elle a découvert des mamelons semblables à ceux de la langue, dans l’intérieur des joues, au palais, et dans le fond de la bouche.

La membrane pituitaire qui revêt les cavités des narines, ainsi que les sinus maxillaires et frontaux, n’est pas uniquement composée de tissu muqueux, de vaisseaux et de nerfs ; elle est en outre parsemée d’une quantité considérable de glandes. Mais les nerfs, ou plutôt les filets nerveux, y sont innombrables. Ils viennent des olfactifs qui forment la première paire, et qui sortent du crâne, par les porosités de l’os ethmoïde. L’ophthalmique leur fournit aussi une branche ; et c’est vraisemblablement par là que s’établissent les rapports sympathiques entre les yeux et le nez, entre la vue et l’odorat. On peut remarquer, à l’œil nu, que la membrane pituitaire forme une espèce de velouté très-court et très-uni. Les pinceaux en paraissent entièrement muqueux ; et les filets nerveux, qui sont ici plus mous que dans l’organe externe et dans l’intérieur de la bouche, se terminent par de petits mamelons, qui sont aussi beaucoup plus fins et plus dépourvus de consistance. Leur enveloppe n’est qu’une gaze légère et transparente, à travers laquelle la pulpe cérébrale, rougie par une foule innombrable de petits vaisseaux artériels et veineux, dont elle est entourée, bourgeonne en grains délicats.

Quoique les fonctions de l’odorat paraissent plus éloignées du tact simple, que celles de l’ouïe, qui semble se borner à reconnoître les vibrations sonores ; cependant comme l’organe interne de l’ouïe est sans cesse baigné par un fluide lymphatique, et que l’air pénètre, au contraire, sans cesse dans les cavités du nez, les extrémités sentantes du nerf auditif, c’est-à-dire, celles de sa partie molle, qui vont tapisser l’intérieur de la rampe du limaçon et des canaux demi-circulaires, sont plus délicats et plus muqueuses. Ici, la pulpe cérébrale semble s’être dépouillée de presque tout ce qui pouvoit offusquer pour elle les impressions. Mais, au reste, il ne seroit pas difficile de faire voir que le nombre et le rapport des vibrations du corps sonore ne forment que le matériel inanimé du son : sans doute, il s’en faut beaucoup que ce soit là le son lui-même. Les chefs-d’œuvre de Pergolèze, de Paësiello, de Sacchini, ne sont pas une simple suite de frémissemens réguliers : et quand on considère les fonctions admirables de l’ouïe, même en faisant abstraction de l’influence que ce sens exerce par la parole, sur les opérations intellectuelles, on voit qu’il est autant au-dessus de l’odorat, par l’importance et l’étendue de ces mêmes fonctions, que les épanouissemens du nerf auditif sont, par leur mollesse, au-dessus de ceux du nerf olfactif. La gradation de la nature n’est donc troublée ici par aucune anomalie organique.

Enfin, dans la rétine, ou dans l’expansion du nerf optique qui est le véritable organe de la vue, la nature est allée encore plus loin : car les extrémités du nerf auditif forment un tout solide avec la membrane sur la surface de laquelle elles sont épanouies. Mais l’expansion du nerf optique n’est, en quelque sorte, qu’une mucosité flottante ; le réseau membraneux qui la recouvre par ses deux faces, celle qui regarde le corps vitré, et celle qui s’applique à la choroïde, est d’une telle ténuité, que l’eau pure n’est pas plus transparente : et quoique la rétine elle-même admette un assez grand nombre de vaisseaux dans sa structure, la pulpe nerveuse y peut être regardée comme à peu près entièrement à nu.

§. vi.

Tels sont, en peu de mots, les instrumens immédiats des sensations ; c’est-à-dire, telle est la disposition des extrémités nerveuses dans les divers organes des sens. Depuis celui du tact, qui reçoit les sensations les plus générales et les plus simples, jusqu’à celui de la vue, qui reçoit les plus circonstanciées, les plus délicates et les plus complexes, les nerfs s’y débarrassent de plus en plus, de tous les intermédiaires placés entre eux et les objets extérieurs ; ils se dépouillent de plus en plus, de leurs enveloppes ; et leurs impressions se rapprochent, par degrés, de celles dont la cause est appliquée immédiatement à la pulpe sentante, dans le sein même de l’organe cérébral.

Il nous reste maintenant à voir comment ont lieu les différentes sensations, ou quelles sont les circonstances les plus évidentes et les plus générales qu’on peut regarder comme propres aux fonctions de chacun des organes des sens.

C’est une loi constante de la nature animée, que le retour fréquent des impressions les rende plus distinctes, que la répétition des mouvemens les rende plus faciles et plus précis. Les sens se cultivent par l’exercice ; et l’empire de l’habitude s’y fait sentir d’abord, avant de se manifester dans les organes moteurs. Mais c’est une loi non moins constante et non moins générale, que des impressions trop vives, trop souvent répétées, ou trop nombreuses, s’affoiblissent par l’effet direct de ces dernières cironstances. La faculté de sentir a des bornes qui ne peuvent être franchies. Les sucs du tissu cellulaire affluent dans tous les endroits où elle est vicieusement excitée : il s’y forme des gonflemens momentanés, ou de nouvelles enveloppes, en quelque sorte, artificielles, qui masquent de plus en plus, les extrémités des nerfs ; et souvent la sensibilité même s’altère et s’use alors immédiatement. Ainsi la conservation de la finesse des sens, et leur perfectionnement progressif exigent que les impressions n’aillent pas au-delà des limites naturelles de la faculté de sentir ; comme il faut, en même temps, qu’elles l’exercent toute entière pour qu’ils ne s’engourdissent pas.

Par la nature même de leurs fonctions, les extrémités sentantes des nerfs du tact sont exposées à l’action, trop souvent mal graduée, des corps extérieurs. C’est le sens qui reçoit d’ordinaire le plus d’impressions capables de le rendre obtus et calleux. Souvent, l’intérieur des mains et le bout des doigts, ses organes plus particuliers, se recouvrent, dans les différens travaux, d’un cuir épais et dur, qui forme des espèces de gants naturels. Il en est de même des pieds, où la distribution des nerfs, et leurs épanouissemens en extrémités mamelonnées, sont exactement semblables à ceux des mains : ce qui, pour le dire en passant, contrarie un peu la philosophie des causes finales ; car on ne voit pas trop à quoi bon cet appareil si sensible, dans une partie destinée aux plus fortes pressions, et qui doit porter tout le poids du corps.

D’après cela, l’on ne sera point étonné que le tact, qui d’ailleurs est le sens le plus sûr, parce qu’il juge des conditions les plus simples, ou les plus saillantes des objets, et qu’il s’applique sur eux, immédiatement et par toutes leurs faces, ne soit pas cependant celui qui a le plus de mémoire, ou dont les impressions laissent les traces les plus nettes, et se rappellent le plus facilement. Je parle ici de l’état ordinaire : car l’on sait, d’après beaucoup d’exemples, qu’une culture particulière peut donner au tact, autant de mémoire et d’imagination qu’à la vue elle-même. Quelques amateurs de sculpture jugent mieux de la beauté des formes par la main que par l’œil. Le sculpteur Ganibasius ayant perdu la vue, ne renonça point à son art : en touchant des statues, ou des corps vivans, il savoit en saisir les formes ; il les reproduisoit fidèlement : et l’on voit tous les jours des aveugles qui se rappellent et se peignent vivement tous les objets, par des circonstances uniquement relatives aux impressions du tact.

Le tact est le premier sens qui se développe ; c’est le dernier qui s’éteint. Cela doit être, puisqu’il est la base des autres ; puisqu’il est, en quelque sorte, la sensibilité même, et que son entière et générale abolition suppose celle de la vie.

Mais il peut paroître étonnant que le goût, dont les opérations sont liées à l’un de nos premiers besoins, et qui s’exerce par des actes si répétés, n’acquière pas plus promptement le degré de culture, ou de finesse dont il est susceptible ; qu’il ne conserve pas mieux la trace de ce qu’il a senti. L’on doit s’en étonner d’autant plus, que ses impressions se confondent, à quelques égards, avec celles qui accompagnent la digestin stomachique. Les unes et les autres concourent à renforcer le sentiment impérieux de la faim, dont elles dirigent les déterminations. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, dans la première enfance, le goût est avide sans être éclairé, ou délicat ; que, dans la jeunesse, ses plaisirs bornés font place à d’autres sensations qui sont d’un tout autre prix, et dont l’influence sur le système, est d’ailleurs bien plus étendue. J. J. Rousseau, qui si souvent a peint la nature avec une inimitable vérité, dit que la gourmandise appartient à l’époque qui précède l’adolescence. Mais ce n’est que dans l’âge mûr, lorsque d’autres appétits commencent à n’avoir plus le même empire, que l’on devient exigeant et recherché dans ses repas ; et le véritable âge des Apicius est peut-être encore plus voisin de la vieillesse. Il est également certain que rien n’est plus difficile que de se rappeler, ou d’imaginer un goût particulier dont on n’éprouve pas actuellement la sensation.

Quelques courtes réflexions suffisent pour faire disparoître ce que ces observations présentent de singulier.

1°. Les impressions qui dépendent du manger et du boire sont souvent accompagnées d’un désir vif, qui les rend emportées et tumultueuses : on est plus enclin à les précipiter et à les renouveler, qu’à les goûter et à les étudier. 2°. Le sentiment de bien-être de l’estomac, qui s’y mêle immédiatement, empêche l’attention de peser beaucoup sur elles. 3°. Elles sont courtes de leur nature ; du moins, chacune a peu de persistance 4°. Il est rare qu’elles soient simples ; elles s’associent, se confondent, et changent à tout instant. 5°. La chute des alimens dans l’estomac excite ordinairement l’activité du cerveau. Quand on mange en compagnie, la conversation, sans troubler le plaisir direct du goût, empêche de s’arrêter sur chaque sensation particulière, et de s’en former des images distinctes ; et lorsqu’on mange seul, on est généralement entraîné dans une suite souvent confuse de pensées. 6°. Enfin, il faut aussi, je crois, compter pour quelque chose la disposition spongieuse des nerfs du goût, qui leur permet, à la vérité, de recevoir des sensations vives, mais qui les soustrait à des impressions durables, par les flots de mucosités dont ils sont abreuvés aussi-tôt, et qui délayent, ou dénaturent les principes sapides.

Cependant on a vu des hommes qui mangeoient avec une attention particulière, dont même quelques-uns mangeoient seuls, pour n’être pas distraits du recueillement qu’ils portoient dans leurs repas ; ils sembloient s’être fait une mémoire vive, nette et sûre de tous les goûts des alimens, ou des boissons. J’en ai rencontré qui disoient se rappeler très-bien celui d’un vin dont ils avaient bu trente ans auparavant.

Des rapports intimes et multipliés unissent le goût et l’odorat. On flaire les alimens et les boissons, avant de manger et de boire ; et leur odeur ajoute beaucoup aux sensations qu’on éprouve en buvant et mangeant. Il y a même entre le nez et le canal intestinal, certaines sympathies singulières, qui ne sont peut-être que le produit de l’habitude ; mais comme on les retrouve dans tous les pays et chez tous les hommes, quoiqu’à différens degrés, et se rapportant à divers objets, on peut les ranger parmi les habitudes nécessaires, qui ne peuvent guère être distinguées des phénomènes naturels. Tout le monde sait que certaines mauvaises odeurs soulèvent l’estomac, et sont quelquefois capables d’occasionner des vomissemens terribles.

Mais il est un autre système d’organes avec lequel l’odorat paroît avoir des rapports encore plus étendus ; je veux parler des organes de la génération. Les médecins avoient remarqué, dès l’origine même de l’art, que les affections qui leur sont propres peuvent être facilement excitées, ou calmées par différentes odeurs[5]. La saison des fleurs est en même temps celle des plaisirs de l’amour : les idées voluptueuses se lient à celles des jardins, ou des ombrages odorans ; et les poètes attribuent avec raison aux parfums, la propriété de porter dans l’âme une douce ivresse. Quel est l’homme, même le plus sage, à moins qu’il ne soit mal organisé, dont les émanations d’un bosquet fleuri n’émeuvent pas l’imagination, à qui elles ne rappellent pas quelques souvenirs ? Mais je ne veux point considérer les odeurs dans leurs effets éloignés et moraux ; c’est-à-dire, comme réveillant, par le seul effet de la liaison des idées, une foule d’impressions qui ne dépendent pas directement de leur propre influence. Les odeurs agissent fortement, par elles-mêmes, sur tout le système nerveux ; elles le disposent à toutes les sensations de plaisir : elles lui communiquent ce léger degré de trouble qui semble en être inséparable ; et tout cela, parce qu’elles exercent une action spéciale sur les organes où prennent leur source les plaisirs les plus vifs accordés à la nature sensible. Dans l’enfance, l’influence de l’odorat est presque nulle ; dans la vieillesse, elle est foible : son époque véritable est celle de la jeunesse, celle de l’amour.

On a remarqué que l’odorat avoit peu de mémoire : la raison en est simple. En général, ses impressions ne sont pas fortes ; et elles ont peu de constance. Lorsqu’elles sont fortes, elles émoussent promptement la sensibilité de l’organe : lorsqu’elles ont quelque constance, elles cessent bientôt d’être apperçues. Leur cause, qui nage dans l’air, s’applique aux extrémités nerveuses d’une manière fugitive et diffuse. Elles laissent donc peu de traces, si ce n’est lorsque certaines particules odorantes, plus énergiques, restent embarrassées dans les mucosités de la membrane pituitaire. Mais alors, comme je viens de le dire, on ne les remarque pas long-temps. Enfin, sans parler des périodes de temps, ou des intervalles pendant lesquels l’odorat est dans une espèce d’engourdissement, il est aisé de voir que, par la nature même de ses impressions, il ébranle plutôt le système nerveux qu’il ne le rend attentif : qu’on doit par conséquent, plutôt savourer ces mêmes impressions, que les distinguer ; en être affecté, que s’en faire des images bien distinctes.

C’est par la vue et par l’ouïe, que nous viennent les connoissances les plus étendues : et la mémoire de ces deux sens est la plus durable, comme la plus précise. Une circonstance particulière donne à l’ouïe, beaucoup d’exactitude ; c’est la propriété de recevoir et d’analyser les impressions du langage parlé. Les sons que produit le larynx de l’homme tiennent à son organisation : les cris qu’il pousse pour exprimer sa joie, ses peines, et ses différens appétits, sont spontanés, comme les premiers mouvemens de ses muscles ; c’est un instinct vague qui les détermine. Il n’en est pas ainsi de la parole : parler est un art qu’on apprend lentement, en attachant à chaque articulation un sens convenu. Or, l’on apprend à parler par le moyen de l’oreille : sans son secours, nous ne pourrions tenter cet apprentissage ; nous n’aurions même aucune idée des sons articulés qu’il a pour but de nous accoutumer à reproduire, en y attachant les idées, ou les sentimens dont ils sont les signes convenus. L’oreille est donc obligée ici de peser sur chaque impression particulière, d’y revenir cent et cent fois, de la résoudre dans ses élémens, de la recomposer, de la comparer avec les autres impressions du même genre ; en un mot, d’analyser avec la plus grande circonspection.

C’est là, ce qui donne à l’ouïe, cette justesse, et à ses souvenirs cette persistance et cette netteté qui leur sont particulières. Mais l’on voit que, du moins sous ce rapport, l’artifice de ses sensations et de sa mémoire, est fondé sur une lente culture : leurs plus simples résultats supposent le long exercice d’une attention commandée.

Une autre circonstance, qui tient de plus près aux lois directes de la nature, paroît influer, non pas au même degré, mais cependant beaucoup, sur les qualités de l’ouïe : c’est le caractère rhythmique et mesuré que peuvent avoir, et qu’ont fréquemment en effet, ses impressions. Par cette puissance de l’habitude dont il a déjà été question ci-dessus, la nature se plaît aux retours périodiques ; elle aime à trouver et à saisir des rapports réguliers, non-seulement entre les impressions, mais sur-tout entre les divers espaces de temps qui les séparent : et les accords harmoniques de tous les genres fixent son attention, facilitent son analyse, et lui laissent des traces plus durables.

Il est inutile de dire que je veux ici parler du chant. Les rapports réguliers quant au nombre entre diverses vibrations sonores, ne forment pas seulement une agréable symétrie ; les sons déterminés par ces vibrations ont chacun, pour ainsi dire, une âme ; et leurs combinaisons produisent une langue bien plus passionnée, quoique moins précise et moins cironstanciée que la précédente. Cette langue, qui, dans l’état de perfection des sociétés, devient l’objet d’un art savant, semble pourtant fournie assez immédiatement par la nature. Les enfans aiment le chant ; ils l’écoutent avec l’attention du plaisir, long-temps avant de pouvoir articuler et comprendre un seul mot, long-temps même avant d’avoir des notions distinctes relatives aux autres sens : et, dans l’état de la plus grossière culture, la voix humaine sait déjà produire des sons pleins d’expression et de charme.

Le rhythme de la poésie n’est qu’une imitation de celui de la musique. Comme rhythme proprement dit, les impressions qu’il occasionne, sont moins vives et moins fortes : mais, par des images plus détaillées, mieux circonscrites, ou par des sentimens développés avec plus d’ordre, et d’une manière qui suit de plus près leurs mouvemens, ou leurs nuances, la poésie obtient souvent aussi de grands effets immédiats. Ces effets sont même, en général, plus durables, parce que les objets qu’elle retrace étant plus complets et mieux déterminés, fournissent plus d’aliment à la réflexion. Au reste, le rhythme du chant, et celui des vers, soit lorsque ce dernier dépend de la mesure des syllabes, soit lorsqu’il n’est fondé que sur leur nombre, soit enfin lorsqu’il tient au retour périodique des mêmes sons articulés, rendent l’un et l’autre les perceptions de l’ouïe plus distinctes, et leur rappel plus facile.

L’audition se fait par l’intermède d’un fluide lymphatique contenu dans l’oreille interne, lequel transmet les vibrations de l’air aux extrémités nerveuses. Il en est de même de la vue. La rétine embrasse le corps vitré qui la soutient ; elle ne reçoit l’impression des rayons lumineux, qu’à tavers cette gelée transparente : et l’utilité des différentes humeurs de l’œil n’est pas seulement de les réfracter et de les diriger ; il paroît aussi qu’elles en approprient les impressions à la sensibilité de la pulpe du nerf optique.

On observe, dans les opérations de l’œil, deux circonstances principales qui doivent beaucoup influer sur leur caractère. 1°. La lumière agit presque constamment sur cet organe, pendant tout le temps de la veille : elle excite fortement son attention par des impressions vives et variées ; et les jugemens qui s’y rapportent, se mêlent à l’emploi de toutes nos facultés, à la satisfaction de tous nos besoins. 2°. L’œil peut prolonger, renouveler, ou varier à son gré les impressions : il peut s’appliquer cent et cent fois aux mêmes objets, les considérer à loisir, sous toutes leurs faces et dans tous leurs rapports ; en un mot, quitter et reprendre à volonté les impressions. Ce ne sont pas elles qui viennent l’affecter fortuitement ; c’est lui qui va les chercher et les choisir. Il résulte de là, qu’elles réunissent toutes les qualités qui peuvent en rendre les résultats bien distincts, et donner à leurs souvenirs un grand caractère de persistance. L’on ne s’étonnera donc pas que la vue soit le sens doué de la plus grande force de mémoire et d’imagination.

Ne passons point sous silence, au sujet de l’oreille et de l’œil, une remarque qui peut mener à des vues nouvelles, peut-être même à des notions plus exactes sur les sensations en elles-mêmes, et sur les traces qu’elles laissent dans l’organe sensitif. Nous avons dit que la perception des objets extérieurs ne paroît pas proprement se faire dans les organes des sens. Les circonstances dans lesquelles on rapporte des douleurs à certaines parties qui n’existent plus, semblent le prouver. Il est d’ailleurs vraisemblable que la perception se fait au même lieu que la comparaison : or, le siége de la comparaison est bien évidemment le centre commun des nerfs, auquel se rapportent les sensations comparées[6]. Cependant, je ne serois pas éloigné de penser que les sens, pris chacun à part, ont leur mémoire propre ; quelques faits de physiologie paroissent l’indiquer relativement au tact, au goût et à l’odorat. Mais une observation que tout le monde a faite, ou peut faire facilement sur soi-même, en fournit la preuve, ou l’induction plus directe pour l’ouïe et pour la vue. Quand on a long-temps entendu les mêmes sons, ce n’est pas dans la mémoire proprement dite, c’est dans l’oreille qu’ils restent, ou se renouvellent, et souvent d’une manière fort importune. Quand on a fixé les regards pendant quelques minutes sur des corps lumineux, si l’on ferme l’œil, leur image ne s’en efface pas tout de suite ; elle y reste même quelquefois, un temps plus long que la durée de l’impression réelle. Mais ses couleurs vont s’affoiblissant de moment en moment, jusqu’à ce que l’image se perde entièrement dans l’obscurité. J’ai souvent fait cette expérience sur une fenêtre vivement éclairée par le soleil : je fixois les compartimens de ses carreaux pendant quelques minutes, et je fermois ensuite les yeux. La trace des impressions duroit ordinairement, à peu près le double du temps qu’avoient duré les impressions elles-mêmes. Ce n’est point ici le lieu de tirer de ce fait toutes ses conséquences : mais il est aisé de sentir qu’elles peuvent avoir beaucoup d’importance et d’étendue[7].

D’après la distinction entre les impressions reçues par les sens externes, celles qui sont propres aux organes intérieurs, et celles dont la cause agit directement dans le sein de l’organe sensitif, on pourroit se demander, avec quelque raison, si la division actuelle des sens est complète, et s’il n’y en a véritablement pas plus de cinq. Assurément les impressions qui se rapportent aux organes de la génération, par exemple, diffèrent autant de celles du goût, et celles qui tiennent aux opérations de l’estomac, diffèrent autant de celles de l’ouïe, que celles qui sont propres à l’ouïe et au goût, diffèrent de celles de la vue et de l’odorat : rien n’est plus certain. Les déterminations produites par l’action directe de différentes causes sur les centres nerveux eux-mêmes, ont aussi des caractères bien particuliers ; et les idées, ou les penchans qui résultent de ces différens ordres d’impressions, se ressentent nécessairement de leur origine. Cependant, comme il paroît impossible encore de les circonscrire avec assez de précision, c’est-à-dire, de ramener chaque produit à son instrument, chaque résultat à ses données, une analyse sévère rejette comme prématurées, les nouvelles divisions qui viennent s’offrir d’elles-mêmes ; et le sens du toucher étant un sens général qui répond à tout, peut-être seront-elles toujours regardées comme inutiles. L’on voit, au reste, bien clairement ici, quelle est la seule signification raisonnable qui puisse être attachée au mot sens interne, dont quelques philosophes se sont servis avec assez peu de précaution. Pour la déterminer avec plus d’exactitude, il faudroit y rapporter toutes les opérations qui n’appartiennent point aux organes des sens proprement dits : et dès-lors, ce mot ne seroit plus, je pense, un sujet de débats et de nouvelles incertitudes.

CONCLUSION.

Je terminerai ce long mémoire, en observant que les sensations, nécessaires pour acquérir des idées, pour éprouver des sentimens, pour avoir des volontés, en un mot, pour être, le sont à différens degrés, suivant les dispositions primitives, ou les habitudes propres à chaque individu : je veux dire que l’un a besoin d’en recevoir beaucoup, ou de les recevoir très-fortes, très-vives ; que l’autre n’en peut, en quelque manière, digérer qu’un petit nombre, ou ne les supporte que plus lentes et moins prononcées. Cela dépend de l’état des organes, de la force, ou de la foiblesse du système nerveux, mais sur-tout de la manière dont il sent.

Les sensations de plaisir sont celles que la nature nous invite à chercher : elle nous invite également à fuir celles de la douleur. Il ne faut cependant pas croire que les premières soient toujours utiles, et les secondes toujours nuisibles. L’habitude du plaisir, même lorsqu’il ne va point jusqu’à dégrader directement les forces, nous rend incapables de supporter les changemens brusques que les hasards de la vie peuvent amener. De son côté, la douleur ne donne pas seulement d’utiles leçons : elle contribue aussi plus d’une fois, à fortifier tout le corps ; elle imprime plus de stabilité, d’équilibre et d’aplomb aux systèmes nerveux et musculaire. Mais il faut toujours, pour cela, qu’elle soit suivie d’une réaction proportionnelle ; il faut que la nature se relève avec énergie sous le coup. C’est ainsi que le malheur moral augmente la force de l’âme, quand il ne va pas jusqu’à l’abattre. Il ne se borne point à faire voir sous des points de vue plus vrais, les hommes et les choses ; il élève encore et trempe le courage, dans lequel nous pouvons trouver presque toujours, quand nous savons y recourir, un asyle sûr contre les maux de la destinée humaine.




  1. Je dis souvent, et non pas toujours. Dans beaucoup de cas, les opérations de l’imagination, ou de la mémoire sont directement excitées et déterminées à notre insu, par des impressions qu’il faut rapporter aux extrémités sentantes, externes ou internes.
  2. Ceci nous force à revenir encore sur la question de la non-contractilité des nerfs. Nous avons dit qu’elle étoit absolue ; et les nerfs sont, en effet, immobiles relativement aux parties qui les avoisinent : mais, comme nous l’avons observé dans le précédent Mémoire, ils n’en éprouvent pas moins certainement beaucoup de mouvemens internes. La pulpe du cerveau, de la moelle allongée et de la moelle épinière, susceptible de dilatation et de resserrement, paroît l’être aussi de palpitations intérieures très-marquées. Schllitting, ayant fait, avec le scalpel, une blessure profonde au cervelet d’un chien vivant, y plongea le doigt : il sentit, à plusieurs reprises, la pulpe cérébrale palpiter autour de son doigt, et le serrer par secousses oscillatoires ; et ce mouvement se ranimoit, il devenoit même plus fort, toutes les fois que, de l’autre main, l’observateur irritoit la moelle épinière, mise à nu le long de plusieurs vertèbres.
  3. Ou par communication de sentiment.
  4. Ce n’est pas que l’état de l’organe cellulaire et celui de la fibre charnue n’influent directement, à leur tour, sur la sensibilité ; nous aurons plusieurs fois occasion d’en faire la remarque, dans les tableaux des âges, des sexes, et des tempéramens : mais nous verrons aussi que les dispositions des parties insensibles (*) sont toujours déterminées d’avance par les dispositions primordiales, ou accidentelles du système nerveux.

    (*) C’est-à-dire, dont la sensibilité ne se manifeste point dans l’état naturel.

  5. Par exemple, la plupart des remèdes employés avec succès, dans les affections hystériques, sont des substances douées d’une odeur forte.
  6. Ces sensations appartiennent souvent à différens organes à-la-fois.
  7. Ces souvenirs de l’oreille peuvent se renouveler plusieurs fois, même après les interruptions du som- meil ; ce qui semble prouver que ce n’est pas une simple continuation d’ébranlemens nerveux locaux. Ceux de l’œil se réveillent aussi très-facilement dans certains états d’excitation générale de l’organe sensitif, sur-tout pendant le silence et l’obscurité de la nuit.