Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Préface du traducteur

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. v-x).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
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Entre toutes les sciences que le génie du moyen-âge sut si bien populariser par la religion, il en est une, aujourd’hui délaissée, et qui offre cependant à la culture un champ fertile et inépuisable : c’est la liturgie ; non pas seulement cette science qui n’a pour objet que la raison des cérémonies du culte catholique, mais celle qui touche encore d’un côté à ce que la théologie renferme de plus élevé, et de l’autre aux bases essentielles de l’art régénéré par le catholicisme. La liturgie, telle qu’on la comprenait au treizième siècle, qui en fut la plus belle époque, était donc tout à la fois du domaine de la théologie et de l’archéologie, ou plutôt elle les embrassait étroitement et les réunissait avec amour dans son sein.

La liturgie, la moins connue de toutes les sciences, est cependant une des plus indispensables à l’homme. Les catholiques assistent chaque jour à des cérémonies dont le sens aussi édifiant qu’instructif leur est encore fermé.

C’est à la sollicitation d’un grand nombre de fidèles, d’artistes et d’érudits, que nous avons entrepris de publier le Rational ou Manuel des Divins Offices, de Guillaume Durand. Le premier, le grand évêque de Mende, vient au treizième siècle réunir en un seul faisceau les nombreux documents épars avant lui dans une foule d’auteurs, et, les formulant dans une seule et même pensée, il met enfin le sceau à tout ce que les Pères, les Docteurs, les Savants catholiques avaient écrit sur la liturgie depuis l’origine du christianisme. Le premier, en effet, dans son livre, que l’on peut bien appeler l’Encyclopédie liturgique du treizième siècle[1], il étend et commente, avec autant de clarté que de profondeur, de science que d’intérêt, de style que de logique, la sublime parole de l’Apôtre des nations : « La lettre tue, c’est l’esprit seul qui vivifie »[2].

Et que l’on ne croie pas que ce livre soit le résultat de la science ou de l’imagination d’un seul homme ; non, il est (et c’est ce qui explique son immense influence) le résumé de tout ce que trois siècles avaient appris autant que compris, avec l’esprit et le cœur : le Rational ne fut donc, à proprement parler, que le dernier cri, le suprême écho des idées, des convictions, des sentiments de tout un peuple, de toutes les générations catholiques.

Le génie du moyen-âge peut se définir en deux mots : peu de livres, beaucoup de traditions. Nous avons aujourd’hui peu de traditions, beaucoup de livres.

Le protestantisme avait porté un rude échec à la sainteté des traditions ; vint la renaissance, païenne dans les arts, dans les lettres, dans les mœurs ; enfin, le dix-huitième siècle, avec son rire perfide autant qu’insensé, et qui, après avoir brisé tous les liens qui rattachaient l’homme à Dieu, le courba vers la terre et lui arracha, dans les funestes étreintes du philosophisme, l’abjuration de ses souvenirs, seule planche de salut qui lui restât.

La Révolution, en ébranlant le sol même de notre patrie, semblait avoir achevé de détruire le peu de nobles pensées qui devaient sauver le monde ; mais l’esprit du mal fut encore une fois trompé dans son attente, et un avenir plus pur et plus heureux se leva sur la France.

Aujourd’hui, après plus de trois siècles d’un oubli presque général, le moyen-âge et ses traditions religieuses sont étudiées de nouveau, sinon toujours avec l’esprit qui les créa, du moins avec cette curiosité payée par des découvertes dont notre ignorance s’étonne.

L’étude consciencieuse de ces temps de foi et de génie nous a fait sentir le vide qui existe dans nos âmes, en même temps que le besoin de donner un double aliment à notre cœur et à notre esprit, en offrant à l’un des consolations, à l’autre un vif intérêt ; tel a été le but de toutes les recherches tentées jusqu’ici, avec autant de bonheur que de zèle.

Toute la science du treizième siècle, et surtout celle de la liturgie, objet de nos études, venait de l’Église et descendait de la chaire évangélique : le prêtre était l’écho du peuple qui l’écoutait et qui connaissait déjà l’objet de ses instructions paternelles. Rentré dans sa demeure, il les méditait et développait encore le commentaire dévot et ingénieux qu’il avait entendu. Durand ne fît donc que résumer et que fondre dans son livre, qui est tout à la fois un manuel et une encyclopédie, les raisons liturgiques de son temps.

Outre l’intérêt et l’édification, premières et constantes qualités du Rational, c’est encore un livre utile et indispensable pour bien connaître toutes les traditions artistiques et religieuses du moyen-âge. Cet ouvrage est le pain de tous, de l’enfant comme du vieillard, du savant comme de l’ignorant.

On pourra juger de l’intérêt des matières classées dans l’œuvre de Guillaume par un simple coup d’œil jeté sur le tableau qui termine la biographie de Durand. Disons seulement ici que l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique catholiques y occupent une large place. Des notes accompagnent chaque volume du Rational ; elles servent à éclaircir les points curieux et importants de l’histoire de la symbolique chrétienne ; toujours fidèles à leur but, elles viennent compléter ce qui pourrait nécessairement manquer dans un ouvrage où l’auteur a embrassé tant de matières.

Durand a voulu donner la raison de toutes les parties de la liturgie et de l’archéologie, mais l’explication forcée même des plus petits détails répand parfois une certaine obscurité sur le style de l’évêque de Mende ; c’est encore un voile que l’imagination a le charme de soulever et derrière lequel elle trouve de quoi nourrir la dévotion la plus naïve comme la plus ingénieuse.

En toute science, les préliminaires sont arides ; on ne devra donc pas s’étonner du peu d’intérêt apparent des premiers chapitres du Rational, qui sont comme l’exposition de ce grand ouvrage : péristyle sévère, mais qui ouvre à l’œil étonné des perspectives aussi agréables que variées, une fois qu’on en a franchi le seuil.

Telle est l’impression que l’on éprouve à la lecture de l’œuvre de Durand.

Parlerons-nous maintenant de l’influence du Rational dans le monde chrétien ? — En moins de deux siècles, ce monument littéraire, quoique écrit en latin, compte plus de quatre-vingt-dix éditions[3] ; il est traduit dans toutes les langues de l’Europe, excepté dans la nôtre[4]. Les esprits les plus distingués de tous les temps se réunissent pour proclamer cet ouvrage « un monument gigantesque, en même temps que pieux et savant. »

Pourtant la langue adoptée par Guillaume était un grand obstacle à ce que son œuvre se répandît parmi nous ; de plus, le Rational était depuis longtemps devenu très-rare, et son prix élevé en rendait l'acquisition très-difficile[5]. Nous l’avons donc traduit, en restant fidèle, comme par le passé, au principe que nous nous sommes imposé : traduction simple et rigoureuse ; ne rien supprimer, mais aussi ne rien ajouter, telle a été nôtre règle dans ce travail.

Enfin, nous joignons, entre autres notes curieuses et importantes à l’œuvre de Durand, les proses que l’on chantait en France au moyen-âge. Nous les avons traduites et annotées d’une manière assez détaillée. Nous pensons que l’on nous saura gré d’avoir non-seulement indiqué, comme on l’a fait jusqu’ici, mais plus encore, d’avoir fait revivre le texte de ces magnifiques et catholiques poésies, l’une des parties les plus essentielles de l’Office Divin.


Charles BARTHÉLEMY (de Paris).
  1. M. le comte de Montalembert, dans sa belle Introduction à l’Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, nous semble avoir révélé d’une manière admirable toute la portée de l’œuvre de Durand, lorsqu’il dit, en parlant du treizième siècle, que « Guillaume… en illustra la fin, et… donna le code le plus complet de la liturgique dans son Rational. » (p. LXIV).
  2. Phrase éloquente, éloquemment développée par saint Augustin dans un de ses plus remarquables traités, celui De l’Esprit et de la Lettre.
  3. M. Victor Le Clerc en a compté jusqu’à quatre-vingt-quatorze éditions.
  4. On ne peut pas même donner le nom de paraphrase à la traduction faite par ordre de Charles V, dit le Sage. Voir ce que nous en disons dans une des notes bibliographiques de notre Notice sur la vie et sur les écrits de Guillaume Durand.
  5. Ce que nous disons ici doit s’entendre surtout des premières éditions du XVe siècle, qui sont les plus belles et les plus correctes, et dont les exemplaires sont devenus rares. Nous avons vu un exemplaire du Rational qui avait été payé 2,700 fr. Le prix de cet ouvrage, dans ces derniers temps, a varié de 1,000 fr. à 2,000, 2,700, 3,400 fr. Voir la biographie de Durand, par M. V. Le Clerc ; Hist. litt. de la France, t. XX, p. 485.