Rational (Durand de Mende)/Volume 5/Septième livre/Chapitre 42

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 5p. 122-129).


CHAPITRE XLII.
DE SAINT ETIENNE, DE SAINT JEAN L’ÉVANGÉLISTE, ET DES SS. INNOCENTS.


Le jour qui suit la Nativité du Seigneur, on célèbre la fête de la mort du bienheureux Etienne, premier martyr ; et cependant il souffrit le martyre dans le mois d’août. Nous avons dit, au chapitre de l’Invention de ce saint, pourquoi on célèbre cette fête de son Invention.

I. On demande pourquoi ces trois fêtes, savoir de saint Etienne, de saint Jean et des saints Innocents, sont rangées immédiatement après la fête de la Nativité du Seigneur ? Je réponds : Premièrement, afin que tous ses compagnons soient réunis au Christ, le chef et l’époux ; car le Christ, époux de l’Église, quand il est venu en ce monde, à sa nativité, s’est adjoint trois compagnons, dont il est dit dans le Cantique des cantiques : « Mon bien-aimé, qui est blanc et rose, est choisi entre mille. » Il est blanc dans la personne de Jean, vierge et confesseur ; rose dans la personne d’Etienne, premier martyr ; choisi entre mille, dans la personne de la phalange innombrable des Innocents, Secondement, afin qu’ainsi l’Église réunisse à la fois tous les genres de martyrs, du martyre desquels la nativité du Christ fut la cause.

II. Car il y a trois genres de martyres : le premier est le martyre de volonté et d’œuvre, et tel fut le martyre du bienheureux Etienne ; et c’est le genre de martyre le plus digne et le plus méritoire. Or, nous disons ceci : certaines circonstances peuvent faire qu’il y ait des confesseurs qui aient plus de mérites que certains martyrs. C’est pour cela que la fête d’Etienne précède celle des autres martyrs et fait suite à la fête de la Nativité du Seigneur ; d’où vient que dans cette fête même on dit que la mort que le Sauveur a daigné souffrir pour tous, Etienne, le premier au-dessus de tous, l’a rendue au Sauveur ; et, de plus, le Christ est né hier sur la terre, afin qu’Etienne naquît aujourd’hui dans les cieux.

III. Dans la fête du bienheureux Etienne, l’introït dit : Etenim sederunt principes, et adversum me loquebantur, « Les princes, assis sur leurs tribunaux, ont prononcé contre moi. » Par où l’on montre les embûches que les princes des Juifs tendaient au bienheureux Etienne. L’épître, tirée des Actes des apôtres (chap. vi) : Stephanus, plenus, etc., « Etienne, plein de grâce et de force ; » cette épître, comme le dit le bienheureux Augustin dans son sermon de ce jour, n’est pas moins admirable et digne sous le rapport de la forme que sous celui du mystère ; on y raconte tant la passion du martyr que la cause de cette passion, et ses mérites ou sa récompense ; ce qui est aussi insinué et représenté dans le répons, qui est : Sederunt principes, etc. ; et dans celui-ci : Video cœlos, etc., « Je vois les cieux ouverts, et Jésus se tenant à la droite de Dieu » (Act., chap. viii) ; et dans l’offertoire et la postcommunion : Video cœlos apertos (Act., chap. vii). Dans l’office de nuit aussi on trouve la même chose, à savoir que souvent et très-souvent les princes des prêtres tinrent conseil pour le faire périr.

IV. L’évangile est : Ecce ego mitto ad vos (Mat., chap. xiv). On y voit ces mots : « Jérusalem, Jérusalem, qui mets à mort les prophètes et qui les lapides, etc. ; » car Etienne fut lapidé. On y lit aussi : A sanguine Abel, « Depuis le sang du juste Abel. » Car, de même qu’Abel fut le premier martyr de l’Ancien-Testament, ainsi en fut-il d’Etienne dans le Nouveau-Testament.

V. Alcuin, maître de Charlemagne et son chapelain, a composé l’office de saint Etienne (ou peut-être a composé un office de saint Etienne) ; il a pris les antiennes nocturnes des psaumes qui les accompagnent. Le reste est tiré des Actes des apôtres. Les antiennes de laudes sont aussi précédées de versets, comme il a été dit dans la sixième partie, au chapitre du Dimanche de la Trinité. On dit aussi souvent l’alleluia dans les petits versets, ou à cause de la solennité de la Nativité du Seigneur, ou bien pour exprimer notre joie de ce que saint Etienne partage la société des anges. Or, on dit le capitule Stephanus, plenus gratia, etc. ; et celui-ci : Surrexerunt quidam, qui sont tirés des Actes (chap. vii) ; et cet autre : Cum esset Stephanus (Act., chap. vii).

VI. Le second martyre est le martyre volontaire ou de volonté, et non effectif, comme fut le martyre de saint Jean l’Évangéliste, qui fut martyr, comme il paraît évidemment par cette antienne : In ferventis olei, etc., « Saint Jean fut jeté dans une chaudière d’huile bouillante ; w d’où il sortit intact, protégé par la grâce divine, afin que de même qu’il ne ressentit pas l’aiguillon de la chair, puisqu’il fut vierge et sous le rapport de l’ame et sous le rapport du corps, ainsi il ne ressentit pas le bouillonnement le plus ardent de l’huile. Or, le jour de sa naissance, dans certaines églises on chante la messe au point du jour, pour marquer qu’ayant reçu la lumière de ce monde, il a toujours offert à Dieu le sacrifice de sa virginité ; et comme il ne pouvait avoir deux vigiles, à cause de la fête du bienheureux Etienne, il fut décrété qu’il aurait deux messes.

VII. Dans la messe du bienheureux Jean, l’épître est : Qui timet Dominum faciet bona, etc. (Eccles., chap. xv). L’évangile est : Dixit Jesus Petro (Jean, dern. chap.) ; et on chante l’alleluia : Valde honorandus est, etc., où il est dit que Jean, lors de la Cène, reposa sur la poitrine du Seigneur ; il est tiré de Jean (dern. chap.). L’introït est : In medio ecclesiœ aperuit (Eccles., chap. iv) ; et le répons, Exiit sermo inter fratres, etc. (Jean, chap. vi). L’alleluia est : Hic est discipulus (dern. chap.) ; la communion, Exiit sermo (du même chapitre). On dit encore aux heures le capitule Cibavit (Eccles., chap. xv) ; et celui-ci : Benedictus Deus et Pater (Ephés., chap. i) ; et celui-ci : Qui timet Dominum (Eccles., chap. xv).

VIII. Et remarque que le bienheureux Jean-Baptiste mourut le jour de la fête du bienheureux Jean l’Évangéliste ; mais comme on ne pouvait alors célébrer sa fête, elle fut transférée trois jours après la naissance, ou le troisième jour de la naissance du Seigneur, afin que l’époux eût tous ses compagnons avec lui, comme il a été dit ci-dessus. Et la fête du bienheureux Jean-Baptiste est restée en son jour, et ce n’est pas étonnant, parce que ce jour fut annoncé ou désigné par l’autorité d’un ange, pour s’y livrer à la joie de la nativité du Précurseur ; et il ne faut pas dogmatiser ni prétendre que Jean l’Évangéliste a cédé le pas à Jean-Baptiste comme au plus grand et au plus digne, et déduire cette opinion de ce que l’on lit : « Parmi les enfants des femmes, aucun n’a été plus grand que Jean-Baptiste. » Car il a été révélé d’une manière divine qu’il ne fallait pas disputer sur leur prééminence. Deux maîtres, dont l’un préférait Jean-Baptiste et l’autre Jean l’Évangéliste, ayant désigné un jour pour une discussion solennelle à ce sujet, tous deux recherchèrent avec le plus grand soin les autorités et les raisons les plus propres à faire prévaloir le Jean qu’ils préféraient ; enfin, le jour de la discussion, chacun des deux saints apparut à son partisan ou zélateur, en disant : « Nous sommes bien unis dans les cieux ; ne disputez pas à notre sujet sur la terre. » Alors les deux adversaires se firent part mutuellement de cette vision, qu’ils annoncèrent ensuite au peuple, et ils bénirent le Seigneur. Ou bien encore, cette fête fut transférée au troisième jour après la Nativité du Seigneur, peut-être parce que ce fut en ce jour qu’une basilique fut dédiée à saint Jean l’Évangéliste, ou parce que, peut-être, ce fut en ce jour qu’il revint de l’île de Pathmos, ou qu’il reçut la mitre (infulatus), car il fut patriarche d’Ephèse.

IX. Il en est qui disent que le bienheureux Jean, étant descendu au tombeau après la célébration de la messe, disparut aux yeux des assistants ; et comme l’eau jaillit de la terre en cet endroit, ils ajoutent que Jean vit sous cette terre, et que c’est son haleine qui forme cette source qui sort de la terre. D’autres prétendent qu’il fut ravi aux cieux. Donc l’office de ce jour est composé, partie de l’évangile, partie des tribulations qu’eut à supporter saint Jean. Dans ce dernier répons, savoir In medio ecclesiœ, tiré du livre de la Sagesse, et où il s’agit de l’esprit d’intelligence, on termine par un neume, parce que ce fut par l’esprit d’intelligence qu’il parla du Verbe ineffable, c’est-à-dire du vrai Dieu.

X. Le troisième martyre est le martyre effectif et non volontaire, tel que fut celui des Innocents, qui tient le troisième rang en dignité et parmi les fêtes des martyrs[1] (18). Mais pourquoi la fête des Innocents est-elle célébrée avant la fête de l’Étoile, c’est-à-dire de l’Épiphanie, puisqu’ils ont été mis mort après l’apparition de l’étoile, savoir quand Hérode vit qu’il avait été joué par les mages ? A cela on répond qu’Hérode, ayant appris les bruits qui se répandaient touchant le Christ, en fut fort troublé, craignant de perdre sa couronne ; ce qui lui suggéra la pensée de mettre à mort tous les enfants, pour qu’ainsi le Christ n’échappât point ; mais il en fut empêché alors ; car César-Auguste lui ordonna de venir le trouver, avec Aristobule et Alexandre, son fils, pour se justifier devant lui ; et comme il n’osa point désobéir, il s’y rendit. Lorsqu’il fut de retour, un an révolu après la naissance du Seigneur, il fit mettre à mort tous les enfants, à partir de l’âge de deux ans et au-dessous. Or, Διετα en grec, espace de deux ans, se dit biennium en latin.

XI. On demande pourquoi, dans la festivité des Innocents, à la messe, on ne chante pas Gloria in excelsis, ni Alleluia, ni les autres cantiques d’allégresse. Les maîtres disent que c’est parce que les Innocents sont morts avant la passion du Christ, et qu’ainsi ils sont descendus dans les limbes ; mais, par une semblable raison, ils devraient les supprimer aussi à la fête du bienheureux Jean-Baptiste. Il faut donc dire que ceci arrive, parce que l’auteur de l’office a voulu que nous nous unissions en cette festivité aux ames des femmes dévotes gémissant et se lamentant de la mort des Innocents. C’est à cause de leur tristesse que nous supprimons les cantiques de joie. C’est pourquoi on lit la prophétie de Jérémie relative au Innocents (chap. xxxi) : « Une voix a été entendue dans Rama. « Ces mots s’entendent à la lettre des Benjamites qui furent exterminés à cause de la femme du lévite qu’ils avaient outragée. Et Rachel fut mère de Benjamin. Ou bien par Rachel, qui s’interprète brebis (ovis), ou videns (voyant), on entend l’Église qui pleure ses trois sortes d’enfants. Les premiers sont les martyrs. En considérant qu’ils lui ont été arrachés, elle ne veut point s’en consoler dans les temps présents, « parce qu’ils ne sont plus ; » mais toutes ses consolations, elle les garde pour l’avenir. Les seconds enfants que pleure l’Église, ce sont ceux qui meurent dans le sein de leur mère avant de voir la lumière, ou bien qui viennent avant leur terme ; en quoi l’Église souffre un avortement. Les troisièmes sont ceux qui, après avoir été régénérés dans le baptême, reculent ou marchent en arrière par le péché. L’Église pleure les uns et les autres, parce qu’ils ne sont plus, c’est-à-dire parce qu’ils sont damnés. C’est pourquoi l’Église gémit, et supprime les cantiques de joie. On peut encore en apporter une autre raison. Car les cantiques de joie doivent proprement se chanter après la victoire ; d’où il fut dit à Ezéchiel : « Fais tes dispositions dans ta maison, parce que tu mourras, » pour n’avoir pas chanté les chants de joie après la victoire ; mais les Innocents n’ont pas remporté de victoire ; car, où il n’y a pas de combat, il n’y a pas de victoire. La seconde raison est la meilleure. Certains, cependant, au lieu d’Alleluia, chantent à la messe : Laus tibi, Christe ; d’autres, Cantemus, eia !

XII. Et l’on dit l’épître Vidi super montem Sion agnum stantem (Apoc, c. xiv), et l’évangile Angelus Domini apparuit in somnis, etc. (Math., c. ii). Si cette fête tombe un dimanche, on ne supprime aucun chant d’allégresse, à cause de la joie de la résurrection. Dans l’octave aussi on chante les cantiques d’allégresse, pour marquer la joie dont ils seront comblés dans l’octave, c’est-à-dire à la résurrection, parce que, bien qu’ils soient descendus dans les limbes, cependant ils ressusciteront avec nous dans la gloire. En effet, les octaves des festivités sont célébrées en mémoire de la résurrection générale qu’elles désignent. En ce jour encore, comme on a représenté la tristesse des femmes, les diacres, en un grand nombre d’églises, ne revêtent point la dalmatique, ni les sous-diacres la subtile ou tunicelle, pour marquer que les Innocents, aussitôt après leur mort, n’ont pas reçu la première robe, mais sont descendus dans les limbes. On a parlé de cela dans la troisième partie, au chapitre des Couleurs.

XIII. En cette fête on dit ce capitule : Vidi supra montem (Apoc, c. xiv) ; et celui-ci : Hi sunt qui cum mulieribus, etc. ; et celui-là : Hi empti sunt (au même endroit). Et remarque que les anciens nocturnes sont tirés des psaumes ; le reste, de l’épître et de l’évangile. Lorsque l’on parle de ce nombre cent quarante-quatre mille, on parle du fini pour l’infini, parce que Dieu comprend tous les élus sous un nombre certain. Ce que l’on dit encore : « Je vis sous l’autel de Dieu les âmes de ceux qui avaient été mis à mort, » doit être pris dans ce sens que Jean vit sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été mis à mort, c’est-à-dire qui inclinaient leur tête, ou bien parce qu’il vit cela (in absconso), dans le mystère, au sein des ténèbres du mystère ; car personne ici-bas ne peut pénétrer ce qui se passe dans les cieux.

XIV. Mais pourquoi l’Église solennise-t-elle la mort des Innocents, qui n’ont pas eu la volonté de souffrir ? Car il paraît, par la même raison, que si un tyran mettait à mort un pareil nombre d’enfants, l’Église devrait également célébrer pour eux une solennité, ce qui n’est pas vrai. On peut répondre que cette fête doit être célébrée pour trois motifs, bien que les Innocents n’aient pas eu la volonté de souffrir. Premièrement, parce que c’était le Christ qu’on cherchait et qu’on mettait à mort dans leur personne ; secondement, parce que, en eux, le Christ était caché au diable et à Hérode ; troisièmement, parce qu’ils ont confessé le nom du Seigneur, non en parlant, mais en mourant ; parce qu’ils ont été mis à mort pour le Christ et à la place du Christ. Ils étaient innocents parce qu’ils avaient été circoncis, car la circoncision était alors le remède contre le péché originel, bien qu’elle n’eût pas la même efficacité que possède maintenant le baptême.

XV. Or, il faut savoir que dans certaines églises, le jour de la Nativité du Seigneur, les diacres, quand les vêpres sont achevées, forment un branle (in tripudio), et, en dansant, ils chantent l’antienne de saint Etienne, qui fut le plus excellent des diacres ; et un prêtre dit la collecte. Ils célèbrent les nocturnes et l’office du lendemain ou pour le lendemain, et ils donnent les bénédictions aux leçons, ce que cependant ils ne doivent pas faire. Les prêtres font de même à la fête du bienheureux Etienne, à vêpres, en l’honneur du bienheureux Jean, parce qu’il fut prêtre. Le soir de la fête de saint Jean, les enfants en agissent de même en l’honneur des SS. Innocents. Les sous-diacres, en certaines églises, fêtent le jour de la Circoncision, comme on l’a dit en cet endroit ; d’autres fêtent à l’Épiphanie, d’autres à l’octave de l’Épiphanie, ce qu’on appelle la fête des Fous. Mais comme, dès l’antiquité, la physionomie de cet ordre est très-incertaine ; car dans les anciens canons (Extra De natura et qualitat.) beaucoup appellent cet ordre sacré, et un grand nombre disent le contraire ; c’est pourquoi les sous-diacres n’ont pas de jour certain et arrêté pour le fêter. L’office de leur fête est fort confus.

  1. Voyez, note 18, une belle homélie du pape S. Léon-le-Grand, sur les Saints Innocents.