Ravensnest/Chapitre 13

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 149-159).

CHAPITRE XIII.


Il connaît le gibier : comme il garde bien le vent !
Silence !

Henri IV


Le lendemain matin, après le déjeuner, toute la famille s’occupait de préparatifs de départ. Non-seulement Miller, mais sa femme et sa fille, comptaient aller au petit Nest, comme s’appelait le hameau, par opposition au Nest qui était le nom communément donné à notre maison. J’appris ensuite que cette circonstance même était invoquée contre moi dans les controverses, comme un crime de lèse-majesté ; une résidence particulière ne devant pas monopoliser la majeure d’une proposition, tandis que le hameau se contentait de la mineure, surtout quand, dans ce dernier, il se trouvait deux tavernes qui sont exclusivement la propriété du public.

S’il n’y avait pas eu alors des motifs plus sérieux d’agitation, peut-être aurait-on pris pour ordre du jour la question de savoir auquel des deux Nest devait appartenir la priorité. J’ai entendu parler d’un procès qui eut lieu en France, concernant un nom qui a été fameux aux premières époques de l’histoire et qui a pris même une place distinguée dans les annales de notre république. Je veux parler de la maison de Grasse. Cette famille était établie avant la révolution, et l’est peut-être encore à un endroit nommé Grasse, dans le midi du royaume, la ville étant aussi fameuse par son commerce de soie, de parfums et de savons, que la famille par ses exploits guerriers. Il y a environ un siècle, le marquis de Grasse eut un procès avec ses voisins de la ville, à l’effet de décider si la famille avait donné son nom à la ville, ou si la ville avait donné son nom à la famille. Le marquis triompha dans la lutte, mais il compromit gravement sa fortune par cette nouvelle victoire. Comme ma maison avait été à coup sûr élevée et nommée alors que le site du petit Nest était encore dans la forêt vierge, on pourrait croire hors de toute contestation ses droits à la priorité ; mais on verrait peut-être le contraire en cas de procès. Chez nous, toutes choses dépendent tellement des majorités, que bientôt la tradition la plus authentique est celle qui compte le plus de partisans. Car avec le système des nombres, on fait peu attention à la supériorité des avantages, des connaissances, des droits, tout devant dépendre de trois contre deux.

Tom Miller avait disposé pour mon oncle Ro et moi un petit cabriolet découvert, tandis qu’il se plaçait, lui, sa femme, Kitty et un garçon, dans un véhicule à deux chevaux. Ces arrangements pris, nous nous mîmes en route au moment où l’horloge de la ferme sonnait neuf heures. Je conduisais mon cheval moi-même et c’était effectivement mon cheval ; chaque article, chaque ustensile de la ferme étant ma propriété, suivant la vieille loi, non moins que le chapeau que j’avais sur la tête. Il est vrai que les Miller avaient cinquante bu soixante acres en possession, et, d’après les nouvelles idées, on aurait pu soutenir que, puisque nous leur avions si longtemps donné des gages pour travailler la terre et pour se servir des troupeaux et des ustensiles, le titre de propriété devait passer de mes mains dans celles de Tom Miller. Si l’usage donne un droit, pourquoi ce droit ne s’appliquerait-il pas à un cheval et à une charrette, aussi bien qu’à une ferme ?

En sortant de la ferme, je portai attentivement mes regards vers la maison, dans l’espoir d’apercevoir une forme de quelque personne aimée, à la fenêtre ou sous le portique. Pas une âme ne parut néanmoins, et nous descendions le chemin derrière l’autre charrette, causant des événements de la veille et des incidents probables de la journée. La distance que nous avions à parcourir était de quatre milles, et l’heure indiquée pour le commencement du meeting, qui était la grande affaire du jour, était onze heures. En conséquence, rien ne nous pressait, et j’aimais mieux me conformer aux dispositions de l’animal que je conduisais, que d’arriver une ou deux heures trop tôt. Par suite de notre lenteur, Miller et sa famille furent bientôt hors de nos regards, leur désir étant de voir le plus possible.

La route entre le Nest et le petit Nest est rustique et aussi agréable à l’œil qu’on peut s’y attendre dans cette partie de la contrée, où il n’y a ni eaux ni montagnes. Nos paysages de New-York ont rarement cette grandeur d’aspect que présentent les campagnes en Italie, en Suisse et en Espagne ; mais nous en avons beaucoup qui ne demandent, pour compléter leurs charmes, qu’un dernier coup de main à leurs accessoires artificiels. Ainsi en est-il de la principale vallée de Ravensnest, qui, au moment même où nous la traversions, présentait un tableau de richesse mêlée de bien-être que l’on rencontre rarement dans ce vieux monde, où l’absence de clôtures et la concentration des habitations dans les villages, donnent aux champs un aspect de nudité et de désolation, malgré l’habileté des labours et la beauté des moissons.

— Ce domaine vaut bien la peine qu’on se le dispute aujourd’hui, dit mon oncle, quoique jusqu’ici il n’ait pas été fort productif pour son propriétaire. Le premier demi-siècle d’une propriété américaine ne rapporte guère que de la peine et des ennuis.

— Et après cela, le tenancier doit l’avoir, au prix qu’il déterminera, comme une récompense de son travail !

— Quel témoignage nous rencontrons ici, partout où l’œil se repose, de l’égoïsme de l’homme et du danger de lui abandonner le contrôle illimité de ses propres affaires ! En Angleterre, où les propriétaires forment réellement une aristocratie et font réellement les lois, les fermiers sont en querelle avec eux, afin de n’être pas opprimés et d’avoir un juste produit pour leur travail ; tandis qu’ici le propriétaire du sol lutte contre le pouvoir du nombre, contre le peuple, qui est notre seule aristocratie, afin de maintenir son droit de propriété dans ses formes les plus simples et les moins contestables. Il y a au fond de ces deux maux un vice commun, qui est l’égoïsme.

Nous approchions alors de l’église de Saint-André et du presbytère avec les terres qui en dépendent. Il y avait en tout une amélioration sensible depuis que je ne l’avais vu. Des buissons y avaient été plantés, les clôtures étaient en bon état, le jardin était bien cultivé, les champs étaient verdoyants, tout enfin dénotait un nouveau maître et une nouvelle main. Le ministre précédent était un prêtre égoïste, paresseux, dolent, à esprit étroit et capricieux. Mais M. Warren avait la réputation d’être un bon et véritable chrétien, se plaisant dans les devoirs de sa fonction et servant Dieu parce qu’il l’aimait. Je ne saurais dire combien est laborieuse la vie d’un prêtre de campagne, combien est maigre et restreinte sa pitance, et combien il mériterait davantage si sa récompense était proportionnée à ses vertus. Mais ce tableau, comme beaucoup d’autres, a ses différentes faces, et il se rencontre certainement des hommes qui entrent dans l’Église par des motifs très-peu en harmonie avec ceux qui devraient les influencer.

— Voilà le wagon de M. Warren à sa porte, dit mon oncle comme nous passions le presbytère. Se peut-il qu’il ait l’intention de se rendre au village, dans une occasion comme celle-ci ?

— Rien n’est plus probable, monsieur, répondis-je, si le portrait que Patt m’a tracé de lui est vrai. Elle me dit qu’il a montré beaucoup d’activité pour comprimer l’esprit de convoitise qui envahit tous les cœurs, et qu’il a prêché hardiment, quoique en termes généraux, contre les principes émis depuis peu. L’autre ministre recherche la popularité, et prêche ou prie en faveur des anti-rentistes.

— Sans parler davantage, nous poursuivîmes notre route, qui nous conduisit bientôt dans un bois assez étendu, faisant partie de la forêt vierge. Ce bois, qui avait plus de mille acres de superficie, s’étendait depuis les montagnes à travers des terres d’assez peu de valeur, et avait été réservé pour les besoins de l’avenir. Il était donc ma propriété, et, quelque étrange que cela puisse paraître, un des chefs d’accusation portée contre moi et mes prédécesseurs reposait sur ce que nous avions refusé de le donner à bail. Ainsi, d’un côté, on nous accusait pour avoir donné nos terres à bail, de l’autre côté, pour ne les avoir pas données.

Nous avions près d’un mille à faire à travers la forêt, avant de rentrer dans la plaine, qui se trouvait à un mille et demi du village sur notre gauche ; cette petite forêt ne s’étendait pas à plus de cent perches, et se terminait au bord d’un petit cours d’eau. Sur notre droite, la forêt avait près d’un mille de largeur, et se confondait au loin avec d’autres portions de bois réservées pour les fermes sur le territoire desquelles elles croissaient. Ainsi que cela a souvent lieu en Amérique dans le cas où des routes traversent une forêt, une seconde pousse se développait sur chaque côté du chemin, qui était bordé dans toute son étendue de masses touffues de pins, de châtaigniers et d’érables. Dans quelques endroits, ces masses s’avançaient sur la route, tandis que dans d’autres l’espace était entièrement libre. Marchant à travers les bois, nous en avions atteint à peu prés le centre, à un endroit éloigné d’un mille et demi de toute habitation. Notre vue était limitée en avant et en arrière, par les jeunes pousses, lorsque nos oreilles furent frappées d’un bruit de sifflet perçant et mystérieux. J’avoue qu’à cette interruption je ne me sentis pas à mon aise, car je me rappelais la conversation de la précédente soirée. Pour mon oncle, à son tressaillement soudain, et au geste qu’il fit en portant la main à l’endroit où devaient être ses pistolets, s’il en eût porté, je jugeai qu’il se croyait déjà entre les mains des Philistins.

Il suffit d’une demi-minute pour nous faire connaître la vérité. J’avais à peine arrêté le cheval pour jeter un coup d’œil autour de nous, qu’une file d’hommes armés et déguisés sortit en ligne des buissons, et se rangea sur la route en face de nous. Ils étaient au nombre de six Indgiens comme ils s’appelaient ; chacun portait un fusil et une poire à poudre. Le déguisement était très-simple. Se composant d’une espèce de blouse en calicot avec des pantalons de même étoffe qui les cachaient entièrement. La tête était couverte d’une espèce de chaperon ou masque également en calicot, avec des trous pour les yeux, le nez et la bouche. Il n’y avait aucun moyen de reconnaître un homme ainsi équipé, à moins que ce ne fût à la taille dans le cas où elle serait remarquable en grandeur ou en petitesse. Un homme de taille moyenne était parfaitement à l’abri de tout examen, pourvu qu’il ne parlât pas. Ceux qui parlaient changeaient leur voix, et se servaient d’un jargon destiné à imiter l’anglais imparfait des indigènes. Quoique aucun de nous n’eût encore rencontré un seul individu de cette bande, nous reconnûmes aussitôt ces perturbateurs du repos public pour ce qu’ils étaient.

Ma première pensée fut de tourner notre véhicule et de fouetter notre pacifique coursier. Heureusement, avant de le tenter, je tournai la tête pour voir si le passage était libre, et je vis six autres Indgiens barrant la route derrière nous. La mesure la plus sage était donc de faire bonne figure ; en conséquence, je laissai le cheval continuer tranquillement son pas vers la ligne des hommes rangés devant nous, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par un des Indgiens.

— Sago, Sago, cria celui qui semblait le chef et que je désignerai ainsi, comment va, comment va ? D’où venir, eh ! où aller, eh ? Que dire aussi ? vive la rente ou à bas la rente, eh ?

— Nous être teux Allemands, répliqua mon oncle Ro exagérant encore, son dialecte, tandis que j’étais furieusement tenté d’éclater de rire, en voyant des hommes parlant la même langue, recourir des deux côtés à de semblables moyens de déception. – Nous être teux Allemands, qui font aller endendre un homme brêcher sur la rente, et pour fendre des montres. Foulez-fous acheter montres, messieurs ?

Quoique ces vauriens sussent probablement qui nous étions, au moins dans notre condition empruntée, et eussent sans doute été avertis de notre approche, cette proposition réussit, et ils se mirent, à sauter, à gesticuler, à crier, pour montrer le plaisir qu’ils en éprouvaient. En un instant toute la bande fut autour de nous, avec huit ou dix hommes de plus qui sortirent des buissons les plus proches. Ils nous firent sortir de notre char avec une douce violence qui témoignait de leur impatience. Pour le coup, je m’attendais à voir disparaître tous les bijoux et toutes les montres, qui par bonheur, n’étaient pas de grand, prix. Qui pouvait, en effet, supposer que des hommes associés pour voler sur une grande échelle hésiteraient à faire la même chose en diminutif. Je me trompais cependant ; un certain genre de discipline imperceptible maintenait en ordre ceux qui auraient été disposés à agir ainsi, et il s’en trouvait certainement quelques-uns dans une pareille communauté. Le cheval fut laissé au milieu de la route, fort heureux de goûter quelque repos, tandis qu’on nous indiqua le tronc d’un arbre tombé pour y déposer notre boîte de bijoux. Une douzaine de montres se trouvèrent bientôt dans les mains de ces prétendus sauvages, qui manifestèrent une grande admiration à leur brillante apparence. Pendant que se passait cette scène moitié jouée, moitié naturelle, le chef me fit signe de m’asseoir à l’extrémité de l’arbre, et, accompagné par deux ou trois de ses compagnons, il se mit à me questionner.

— Prenez garde dire vrai. Ceci, Éclair-brillant, en mettant sa main sur sa poitrine de manière à me bien faire connaître le guerrier qui portait ce titre éminent. — Pas bon mentir à lui ; savoir tout avant de demander ; demander seulement comme épreuve. Que faites-vous ici, eh ?

— Nous fenons pour foir les Indgiens et le peuple du fillage, pour leur fendre montres.

— Tout cela vrai ? Pouvez-vous crier à bas la rente, eh ?

— C’est très-vacile ; à bas ta rente, eh !

— Vrai Allemand, eh ? vous pas espion ? vous pas être envoyé par le gouvernement, eh ? les propriétaires pas vous payer, eh ?

— Que pourrais-che esbionner ? Rien à esbionner, que des hommes afec des fisages de calicot. Bourquoi fous craindre gouferneur ? Che crois gouferneur très-ami des anti-rentistes.

— Pas quand nous agir ainsi. Envoyer cavalerie, envoyer infanterie après nous. Je pense aussi très-ami, quand il oser.

— Qu’il aille au diable ! cria un des membres de la tribu en anglais, aussi clair et aussi rustique que le langage d’un clown. S’il est notre ami, pourquoi a-t-il envoyé de l’artillerie et de la cavalerie à Hudson ? Pourquoi a-t-il tramé le Grand-Tonnerre devant ses cours infernales ? Qu’il aille au diable !

Il n’y avait pas se méprendre à cette explosion de sentiment. Ce fut apparemment la pensée d’Éclair-Brillant ; car il dit quelque chose à l’oreille d’un de ses compagnons qui prit par le bras l’indgien indiscret et l’emmena au milieu de ses imprécations.

— Qu’il aille au diable répéta-t-il aussi longtemps que je pus l’entendre. Dès qu’on fut débarrassé de sa présence, Éclair-Brillant reprit son examen, quoiqu’il fût assez vexé du caractère peu dramatique de l’interruption.

— Vrai ; pas espion, eh ? vrai, gouverneur pas l’envoyer, eh ? vrai, venir vendre montres, eh ?

— Che fenir, che fous dis, pour voir si montres peuvent se fendre, et pas pour le gouferneur ; che jamais vu l’homme.

Tout cela était vrai, et ma conscience était assez à l’aise quant à ce qu’il pouvait y avoir d’équivoque dans mes paroles.

— Que pense-t-on là-bas sur les Indgiens, eh ? Que dit-on de l’anti-rente, eh ? Entendre beaucoup parler de cela ?

— Eh pien ! quelques-uns pensent l’anti-rente ponne chose, quelques-uns maufaise chose. Chacun pense comme il feut.

À ce moment, un léger sifflet se fit entendre derrière les broussailles, et tous les Indgiens furent debout. Chacun rendit la montre qu’il tenait, et en moins d’une demi-minute nous nous trouvâmes seuls. Ce mouvement avait été si subit, que nous restâmes en suspens pour savoir ce que nous allions faire. Mon oncle cependant s’occupa froidement à remettre ses bijoux dans la boîte, tandis que je me dirigeais vers le cheval qui s’étant débarrassé de son collier, paissait tranquillement sur les bords du chemin. Bientôt un trot de cheval et un bruit de roues nous annonça l’approche d’un véhicule semblable au nôtre. Au moment où il débouchait derrière un coude formé par la route, je vis qu’il contenait M. Warren et sa charmante fille.

La route étant étroite et notre équipage placé au milieu, il n’était pas possible aux nouveaux venus d’avancer, et le ministre s’arrêta à l’endroit où nous nous tenions.

— Bonjour, messieurs, dit cordialement M. Warren. Êtes-vous occupés à jouer du Handel aux nymphes du bois ou à réciter des églogues ?

— Nein, nein, herr pastor ; nous avons rencontré des acheteurs qui fiennent de nous quitter, répondit l’oncle Ro, qui remplissait certainement son rôle avec un parfait aplomb. Guten tag, guten tag. Est-ce que herr pastor se rend au fillage ?

— Oui. J’apprends qu’il doit y avoir là un meeting de ces hommes égarés appelés anti-rentistes, et que plusieurs de mes paroissiens y assisteront. En pareille occasion, je regarde comme mon devoir de me trouver au milieu des miens et de leur faire entendre quelques bons conseils. Rien n’est plus éloigné de mes idées de convenance que de voir un prêtre se mêler à ce qui touche en général aux affaires politiques ; mais ici, c’est une affaire de morale, et le ministre de Dieu ne doit pas se tenir à l’écart quand un mot peut empêcher quelques frères chancelants de tomber dans le péché. Cette dernière considération me conduit au milieu d’une scène que j’aurais sans cela volontiers évitée.

Tout cela peut être fort bien, me dis-je en moi-même, mais que va faire sa fille dans un pareil endroit ? Est-ce que l’esprit de Mary Warren ne serait pas au-dessus des esprits ordinaires ? et peut-elle trouver du plaisir à entendre des prédications de ce genre, et à se rendre à des meetings publics ? Il n’y a pas de meilleure preuve d’une bonne éducation, que le soin qu’on prend d’éviter tout contact avec des gens dont les goûts et les principes ne sont pas à notre niveau ; et cependant voilà une jeune personne pour laquelle je ressentais déjà de l’amour, qui s’en va vers le village pour entendre un prédicateur ambulant débiter des sornettes sur l’économie politique, enfin pour voir et être vue ! Je me sentis étrangement contrarié, et j’aurais volontiers donné la meilleure ferme de ma propriété pour qu’il en fût autrement. Mon oncle eut probablement la même pensée que moi, d’après la remarque qu’il fit.

— Et la jung frau va-t-elle aussi foir les Indgiens, pour leur persuader qu’ils sont très-méchants ?

La figure de Mary m’avait semblé un peu pâle lorsqu’elle nous rencontra. Elle devint alors pourpre ; sa tête s’inclina même un peu, et elle jeta sur son père un regard tendre et inquiet.

— Non, non dit vivement M. Warren ; cette chère enfant en s’aventurant dans un tel endroit, fait violence à tous ses sentiments excepté un. Sa piété filiale l’a emporté sur ses craintes et ses goûts, et, lorsqu’elle a su que je voulais y aller, aucun de mes arguments n’a pu la persuader de rester à la maison. J’espère qu’elle n’aura pas lieu de s’en repentir.

De vives couleurs brillaient encore sur la figure de Mary ; mais elle parut heureuse de voir que ses véritables motifs étaient si bien appréciés ; je la vis même sourire quoiqu’elle restât muette. Mes propres sentiments éprouvèrent aussi une soudaine révolution. Je n’avais plus besoin de lui demander ces goûts et ces inclinations qui seuls peuvent rendre une jeune femme chère à un homme de cœur ; c’était chez elle un sentiment de haute moralité et d’affection naturelle, qui lui faisait surmonter ses répugnances dans un cas où elle croyait que son devoir lui commandait ce sacrifice. Il était peu probable, toutefois, qu’aucun des événements de la journée dût rendre la présence de Mary utile ou nécessaire, mais il était digne d’elle et de son courage de penser autrement, sous l’influence de son attachement filial.

Une autre pensée cependant, et bien moins agréable, nous vint à l’esprit à tous deux en même temps. La conversation se faisait à haute voix et pouvait être entendue à une certaine distance, notre véhicule nous séparant des interlocuteurs ; et il était certain pour nous que beaucoup de ceux que nous savions être derrière les buissons voisins, entendaient ce qui se disait et pouvaient en concevoir de graves ressentiments. Dans cette crainte, mon oncle me fit signe de déranger notre voiture le plus promptement possible, afin que le ministre pût passer. M. Warren, toutefois, ne se pressait pas ; car il ignorait absolument quel auditoire était autour de nous.

— C’est une chose pénible, continua-t-il, de voir des hommes prendre leur cupidité pour un amour de la liberté. Pour moi, il est démontré que ce mouvement anti-rentiste n’est que de l’égoïsme excité par le père du mal ; cependant vous rencontrerez parmi nous des hommes qui croient, en s’y joignant, appuyer la cause des institutions libres, quand ils ne font au contraire que les discréditer et leur préparer une chute certaine.

Notre position devenait embarrassante ; nous rapprocher de M. Warren pour l’avertir à voix basse, puis changer de conversation, eût été nous trahir et amener de sérieux dangers. Au moment même où le ministre parlait ainsi, je vis la figure masquée d’Éclair-Brillant se montrer à travers une petite ouverture des buissons placés derrière son wagon, d’où il pouvait entendre chaque mot qui s’articulait. Je craignis d’agir par moi-même, et je me reposai sur la plus grande expérience de mon oncle. Je ne sais s’il avait aussi vu le prétendu chef, mais il se décida à poursuivre la conversation commencée, prenant quelque peu la défense de l’anti-rentisme, ce qui, sans produire aucun mal sérieux, pouvait contribuer à notre sûreté. Il est à peine utile de dire que toutes ces considérations traversèrent si rapidement notre esprit, qu’il n’y eut pas d’interruption sensible dans la conversation.

— Beut-être, dit mon oncle, ils n’aiment pas à bayer la rente. On aime mieux afoir terres pour rien, que bayer rentes.

— En ce cas, qu’ils achètent des terres ; s’ils ne veulent pas payer de rentes, pourquoi sont-ils convenus de le faire ?

— Beut-être ils ont changé de sentiment. Ce qui est pon auchourd’hui ne paraît pas touchours pon demain.

— Cela peut être vrai mais nous n’avons pas le droit de faire souffrir les autres de notre légèreté. La législature de cet État vient de donner le plus pitoyable spectacle que le monde puisse voir. Depuis plusieurs mois elle s’évertue à éluder les garanties positives de la loi et de la constitution, pour faire le sacrifice des droits de la minorité, afin de gagner les votes du grand nombre.

— Les fotes sont ponne chose au temps des élections ha ! ha ! ha ! s’écria mon oncle.

M. Warren parut surpris et même un peu piquée. La grossièreté affectée du rire et des manières de mon oncle avait atteint son but vis-à-vis des Indgiens ; mais elle avait presque détruit la bonne opinion que le ministre avait conçue de nous, et bouleversait toutes ses idées sur notre savoir-vivre et nos principes. Toutefois il n’eut pas le temps de demander des explications ; car à peine les éclats de rire de mon oncle étaient-ils achevés, qu’un aigre sifflement se fit entendre dans les buissons, et quarante ou cinquante Indgiens s’élancèrent avec des cris, couvrirent la route et entourèrent immédiatement nos voitures.

Mary Warren, à ce spectacle inattendu, poussa un faible cri, et saisit le bras de son père par une sorte de mouvement involontaire, comme pour le protéger contre tous les dangers. Puis elle sembla reprendre ses esprits, et dès ce moment son caractère prit une énergie, un calme et une intrépidité qu’on pouvait difficilement attendre d’une personne si paisible et si douce.

Tout cela fut inaperçu des Indgiens. Ils avaient aussi leur but, et la première chose qu’ils firent fut d’aider M. Warren et sa fille à descendre de voiture ; ce qui fut fait avec une certaine bienséance et avec les égards que méritaient les fonctions de l’un et le sexe de l’autre ; et nous nous trouvâmes, M. Warren, Mary, mon oncle et moi, au milieu du grand chemin, environnés d’un groupe d’une cinquantaine d’Indgiens.