Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/2

La bibliothèque libre.
Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Première réplique de M.  Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 733-735).

Première réplique de M.  Clarke.

1. Il est vrai, et c’est une chose déplorable, qu’il y a en Angleterre, aussi bien qu’en d’autres pays, des personnes qui nient même la religion naturelle, ou qui la corrompent extrêmement ; mais, après le déréglementent des mœurs, on doit attribuer cela principalement à la fausse philosophie des matérialistes, qui est directement combattue par les principes mathématiques de la philosophie. Il est vrai aussi qu’il y a des personnes qui font l’âme matérielle, et Dieu lui-même corporel ; mais ces gens-la se déclarent ouvertement contre les principes mathématiques de la philosophie, qui sont les seuls principes qui prouvent que la matière est la plus petite et la moins considérable partie de l’univers.

2. Il y a quelques endroits, dans les écrits de M.  Locke, qui pourraient faire soupçonner, avec raison, qu’il doutait de immatérialité de l’âme ; mais il n’a été suivi en cela que par quelques matérialistes, ennemis des principes mathématiques de la philosophie, et qui n’approuvent presque rien dans les ouvrages de M.  Locke, que ses erreurs.

3. M.  le chevalier Newton ne dit pas que l’espace est l’organe dont Dieu se sert pour apercevoir les choses ; il ne dit pas non plus que Dieu ait besoin d’aucun moyen pour les apercevoir. Au contraire, il dit que Dieu, étant présent partout, aperçoit les choses par sa présence immédiate, dans tout l’espace où elles sont, sans l’intervention ou le secours d’aucun organe, ou d’aucun moyen. Pour rendre cela plus intelligible, il l’éclaircit par une comparaison. Il dit que comme l’âme, étant immédiatement présente aux images qui se forment dans le cerveau par le moyen des organes des sens, voit ces images comme si elles étaient les mêmes choses qu’elles représentent, de même Dieu voit tout par sa présence immédiate, étant actuellement présent aux choses mêmes, à toutes les choses qui sont dans l’univers, comme l’âme est présente il toutes les images qui se forment dans le cerveau. M.  Newton considère le cerveau et les organes des sens comme le moyen par lequel ces images sont formées, et non comme le moyen par lequel l’âme voit ou aperçoit ces images, lorsqu’elles sont ainsi formées. Et dans l’univers, il ne considère pas les choses comme si elles étaient des images formées par un certain moyen ou par des organes ; mais comme des choses réelles, que Dieu lui-même a formées, et qu’il voit dans tous les lieux où elles sont, sans l’intervention d’aucun moyen, C’est tout ce que M.  Newton a voulu dire par la comparaison, dont il s’est servi, lorsqu’il suppose que l’espace infini est, pour ainsi dire, le Sensorium de l’Être qui est présent partout.

4. Si parmi les hommes, un ouvrier passe avec raison pour être d’autant plus habile, que la machine qu’il a faite continue plus longtemps d’avoir un mouvement réglé, sans qu’elle ait besoin d’être retouchée, c’est parce que l’habileté de tous les ouvriers humains ne consiste qu’à composer et à joindre certaines pièces, qui ont un mouvement dont les principes sont tout à fait indépendants de l’ouvrier ; comme les poids et les ressorts, etc., dont les forces ne sont pas produites par l’ouvrier, qui ne fait que les ajuster et les joindre ensemble. Mais il en est tout autrement à l’égard de Dieu, qui non seulement compose et arrange les choses, mais encore est l’auteur de leurs puissances primitives, ou de leurs forces mouvantes, et les conserve perpétuellement. Et par conséquent, dire qu’il ne se fait rien sans sa providence et son inspection, ce n’est pas avilir son ouvrage, mais plutôt en faire connaître la grandeur et l’excellence. L’idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande machine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge continue de se mouvoir sans le secours de l’horloger ; cette idée, dis-je, introduit le matérialisme et la fatalité ; et, sous prétexte de faire de Dieu une Intelligentia Supramundana, elle tend effectivement à bannir du monde la providence et le gouvernement de Dieu. J’ajoute que par la même raison qu’un philosophe peut s’imaginer que tout se passe dans le monde, depuis qu’il a été créé, sans que la Providence y ait aucune part, il ne sera pas difficile à un pyrrhonien de pousser les raisonnements plus loin, et de supposer que les choses sont allées de toute éternité, comme elles vont présentement, sans qu’il soit nécessaire d’admettre une création, ou un autre auteur du monde, que ce que ces sortes de raisonneurs appellent la nature très sage et éternelle. Si un roi avait un royaume, où tout se passerait, sans qu’il y intervînt, et sans qu’il ordonnât de quelle manière les choses se feraient ; ce ne serait qu’un royaume de nom par rapport à lui ; et il ne mériterait pas d’avoir le titre de roi ou gouverneur. Et comme on pourrait soupçonner avec raison que ceux qui prétendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfaitement bien, sans que le roi s’en mêle ; comme on pourrait, dis-je, soupçonner qu’ils ne seraient pas fâchés de se passer du roi ; de même on peut dire que ceux qui soutiennent que l’univers n’a pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde.