Recueil des lettres missives de Henri IV/1576/Janvier ― À mon cousin monsieur de Miossens

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ANNÉE 1576.

[1576 — janvier.]

Orig. autographe. – B. R. Fonds Béthune, Ms. 8915, fol. 1 recto.

Cop. – B. R. Suppl. fr. no 1009 - 3.


À MON COUSIN MONSR DE MIOSSENS[1].

PREMIER GENTILHOMME DE MA CHAMBRE, GOUVERNEUR ET MON LIEUTENANT GENERAL EN MES PAYS DE BEARN ET BASSE-NAVARRE.

Mon Cousin, J’ay esté bien ayse d’entendre de vos nouvelles et de sçavoir comme toutes choses vont. J’espere, avec l’aide de Dieu, qu’elles iront tousjours de mieulx en mieulx. La Cour est la plus estrange que vous l’ayez jamais veue. Nous sommes presque tousjours prestz à nous couper la gorge les uns aux aultres. Nous portons dagues, jaques de mailles et bien souvent la cuirassine soubz la cape. Severac[2] vous en dira les occasions. Le Roy est aussy bien menacé que moy ; il m’aime beaucoup plus que jamais. Monsr de Guyse et monsr du Maine[3] ne bougent d’avec moy. Lavardin[4], vostre frere[5] et Saincte Colombe[6] sont les chefz de mon Conseil. Vous ne vistes jamais comme je suis fort. En ceste Cour d’amis[7] je brave tout le monde. Toute la ligue que sçavez[8] me veult mal à mort, pour l’amour de Monsieur ; et ont faict defendre, pour la troisiesme fois, à ma maistresse[9] de parler à moy, et la tiennent de si court qu’elle n’oseroit m’avoir reguardé. Je n’attends que l’heure de donner une petite bataille, car ils disent qu’ilz me tueront, et je veulx gagner les devans[10]. J’ay instruit bien au long Severac de tout.

Vostre bien bon cousin et amy et bon maistre, et assurez-vous-en.


HENRY.



  1. Jean d’Albret, baron de Miossans et de Coarase, fils de Jean d’Albret et de Suzanne de Bourbon, était parent du roi de Navarre par son père et par sa mère. Cette dame avait été la gouvernante du jeune prince de Béarn ; elle lui avait donné, dans son château de Coarase, la première éducation toute virile recommandée par Henri d’Albret, aïeul du jeune prince, et qui eut tant d’influence sur cette vie pleine d’action. Le baron de Miossans avait été aussi camarade d’enfance de Henri IV, qui, étant roi de Navarre, l’envoya, le 4 juin 1574, complimenter le roi de Pologne sur son avènement à la couronne de France. Outre les charges dont les titres lui sont donnés à la suscription de cette lettre, le baron de Miossans remplit celle de lieutenant de la compagnie de deux cents hommes d’armes du Roi, et fut chevalier de ses ordres.
  2. Charles, baron d’Arpajon et de Sévérac, seigneur de Lers, fils de Jacques, baron d’Arpajon, et de Charlotte de Castelpers, était alors chambellan du duc d’Alençon. La confiance que témoigne ici pour lui le roi de Navarre vient à l’appui de l’opinion exprimée dans le Journal de l’Estoile (1576, 3 février), sur la réconciliation secrète de ce prince avec le duc d’Alencon.
  3. Charles de Lorraine, duc de Mayenne, second fils de Francois de Lorraine et d’Anne d’Est-Ferrare, né le 26 mars 1554, était pair, amiral et grand chambellan de France, chevalier des ordres du Roi, gouverneur de Bourgogne, etc. Devenu chef de la Ligue, à la mort du duc de Guise son frère, il se fit décerner, le 12 février 1589, le titre de lieutenant général de l’état et couronne de France, se soumit à Henri IV en 1599, et mourut à Soissons le 4 octobre 1611.
  4. Jean de Beaumanoir, seigneur de Lavardin, comte de Negrepelisse, etc. fils aîné de Charles de Beaumanoir, seigneur de Lavardin, tué à la Saint-Barthélemy, et de Marguerite de Chourses, était né en 1551, et fut élevé avec le prince de Béarn, sur qui il avait acquis beaucoup d’ascendant. Après l’évasion, il eut un grand crédit à la cour du roi de Navarre, où il était en butte à la haine des seigneurs protestants, pour avoir persisté dans la religion catholique, qu’il avait embrassée après la mort de son père. En 1580 colonel de l’infanterie française ; en 1595, il fut gouverneur du Maine, de Laval et du Perche, chevalier des ordres du Roi, maréchal de France, et il eut sa terre de Lavardin érigée en marquisat. En 1601 il commanda l’armée royale en Bourgogne ; fut, en 1612, ambassadeur extraordinaire à Londres, et mourut à Paris en novembre 1614.
  5. Le P. Anselme indique un frère de M. de Miossans, mais sans avoir pu recueillir aucune autre notion que celle de son existence.
  6. François de Montesquiou, seigneur de Sainte-Colombe, baron de Faget et d’Auriac, fils de Jean de Montesquieu et d’Anne Guillot, dame de Faget, fut gentilhomme de la chambre du Roi et lieutenant de sa compagnie de gendarmes. Il vivait encore en mai 1613.
  7. « Ayant gagné ce point, par sa dextérité et bonne mine, que les plus grans catholiques, ennemis jurés des huguenots, voire jusques aux tueurs de la Saint-Barthélemy, ne juroient plus que par la foy que luy devoient. » (Journal de Henry III, 3 février 1576, édition de MM. Champollion.)
  8. Ce sont les partisans du duc d’Alençon, irrités des apparences d’inimitié entre ce prince et le roi de Navarre.
  9. Charlotte de Beaune de Samblançay, fille unique de Jacques de Beaune et de Gabrielle de Sade, arrière-petite-fille de l’infortuné Jacques de Samblançay, général des finances, née vers 1550, épousa en premières noces Simon de Fizes, baron de Sauves, et fut dame d’atour de Catherine de Médicis. Madame de Sauves se trouva le centre des intrigues de toute cette cour, étant à la fois la maîtresse du duc d’Alençon, du roi de Navarre, du duc de Guise et de du Gast. Devenue veuve en 1579, elle se remaria en 1581 à François de la Trémouille, marquis de Noirmoutier, et mourut le 30 septembre 1617, à l’âge de soixante-six ans.
  10. Il y a là une allusion à sa prochaine évasion de la cour ; ce qui, joint à la mention des apparences de grande amitié qu’il y avait alors entre le roi de Navarre et les princes lorrains, nous a fait placer cette lettre au commencement de l’année 1576. Le Journal de l’Estoile dit du roi de Navarre, à la date du 3 février de cette année : « Le jour qu’il sortist de Paris, qui estoit le premier jour de la Foire de St-Germain, il y alla tout botté avec M. de Guise, auquel il fist des caresses extraordinaires, et le voulut emmener à la chasse avec luy, le tenant embrassé plus d’un grand demi-quart d’heure devant tout ce peuple, qui, ne jugeant que de la longueur de son nés, tiroit de là un bon présage, comme s’ils eussent esté bons amis et bien reconciliés ensemble. »