Recueil des lettres missives de Henri IV/1580/10 avril ― À la royne de Navarre, ma femme

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[1580. — 10 avril.] — IIme.

Orig. autographe. – Collection de M. F. Feuillet de Conches.


À LA ROYNE DE NAVARRE, MA FEMME[1].

M’amie, Encores que nous soyons vous et moy tellement unis, que nos cœurs et nos volontez ne soyent qu’une mesme chose, et que je n’aye rien sy cher que l’amityé que me portés ; pour vous en rendre les devoirs dont je me sens obligé, sy vous prieray-je ne trouver estrange une resolution que j’ay prise, contrainct par la necessité, sans vous en avoir rien dict. Mais puisque c’est force que la sçachiés, je vous puis protester, M’amie, que ce m’est un regret extreme, qu’au lieu du contentement que je desirois vous donner, et vous faire recevoir quelque plaisir en ce païs, il faille tout le contraire, et qu’aïés ce desplaisir de voir ma condition reduicte à un tel mal-heur. Mais Dieu sçait qui en est cause. Depuis que vous estes icy, vous n’avés ouy que plainctes ; vous sçavés les injustices qu’on a faictes à ceulx de la Religion, les dissimulations dont on a usé là l’execution de l’edict ; vous estes tesmoing de la peine que j’ay prise pour y apporter la doulceur ; aïant tant que j’ay peu rejeté les moïens extraordinaires pour esperer de la main du Roy et de la Royne vostre mere les remedes convenables. Tant de voyages à la Court, tant de cahiers de remonstrances et de supplications en peuvent faire foy. Tout cela n’a guary de rien ; le mal, s’augmentant tous jours, s’est rendu presque incurable. Le Roy dict qu’il veult la paix ; je suis content de le croire ; jamais les moïens dont son conseil veut user tendent à nostre ruine. Les desportemens de ses principaulx officiers et de ses courts de Parlement nous le font assés paroistre. Despuis ces jours passez vous avés veu comme on nous a cuidé surprendre au despourveu ; nos ennemis sont à cheval, les villes ont levé les armes. Vous sçavés quel temps il y a que nous avons eu advis des preparatifs qui se font, des estats qu’on a dressé pour la guerre. Ce que considere est que tant plus nous attendons, plus on se fortifie de moïens. Ayant aussy, par les depesches dernieres qui sont venues de la Court, assés cogneu qu’il ne se fault plus endormir, les desseings de nos adversaires, et d’aultre part, la condition de nos Eglises affligées qui me requierent incessemment de pourvoir à leur defense, je n’ay peu plus retarder, et suis party avec aultant de regret que j’en sçaurois jamais avoir, aïant differé de vous en dire l’occasion, que j’ay mieulx aimé vous escrire, pour ce que les mauvaises nouvelles ne se sçavent que trop tost. Nous aurons beaucoup de maulx, beaucoup de difficultés, besoing de beaucoup de choses ; mais nous esperons en Dieu, et tascherons de surmonter tous les desfaulx par patience, à laquelle nous sommes usités de tout temps. Je vous prie, M’amie, commander pour vostre garde aux habitans de Nerac. Vous avés là monsr de Lesignan pour en avoir le soing, s’il vous est agreable, et qui le fera bien. Cependant aimés-moy tousjours comme celuy qui vous aime et estime plus que chose de ce monde. Ne vous atristés poinct ; c’est assés qu’il y en ayt un de nous deux malheureux, qui neantmoins en son mal-heur s’estime d’aultant plus heureux que sa cause devant Dieu sera juste et equitable. Je vous baise un millon de fois les mains.

Vostre bien humble et obeissant mary,
HENRY.


  1. Par le ton de cette lettre, rapproché des circonstances où elle fut écrite, on ne peut méconnaître une lettre ostensible. L’Estoile, d’après un bruit que fit courir Marguerite elle-même, a cru que tout ce qui se fit alors fut à l’insu de cette princesse ; mais elle n’ignorait rien de ce que lui annonce ici le roi son mari. Cette lettre fut écrite dans un moment où la bonne intelligence régnait entre eux. D’ailleurs, avec son esprit et sa pénétration, Marguerite aurait aisément compris tous les mouvements qui se seraient faits autour d’elle, lorsqu’elle-même ne les aurait pas dirigés. Or l’histoire est formelle à cet égard : cette guerre fut son ouvrage. À l’exemple de sa mère, elle employa ses filles d’honneur à séduire les seigneurs sur lesquels elle tenait à exercer son influence. « Elle-même, dit d’Aubigné, gaigna pour ce poinct le vicomte de Turenne. » C’était le personnage le plus considérable de cette petite cour après le roi. Lorsque Henri réunit son conseil secret pour la dernière décision, tous ceux qu’il avoit appelés pour en dire leur advis, ajoute d’Aubigné, estoient amoureux, et partant plains des instructions que nous avons marquées. » Mézeray, dans son Abrégé chronologique, expose ainsi tout le manège de la reine de Navarre : « Elle instruisit les dames de sa suite à envelopper tous les braves d’auprès de son mari dans leurs filets, et fit en sorte que luy-mesme se prit aux appasts de la belle Fosseuse, qui ne pratiqua que trop bien les leçons de sa maistresse. Ce furent là les vrais boute-feux des sixiesmes troubles ; aussy les nomma-t-on la guerre des amoureux. » La déclaration en fut faite le 10 avril, date que j’ai cru devoir donner à cette lettre semi-officielle.