Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/05

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Le palais de la légation à Pékin.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 113-118).


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU, PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,


RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE Mme DE BOURBOULON
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LE PALAIS DE LA LÉGATION À PÉKIN.

Description du palais de la légation. — La Grande-Porte. — Le drapeau français à Pékin. — La cour d’honneur. — Appartements particuliers. — Casernement de la gendarmerie. — La chapelle. — Le kiosque aux sentences. — Le yamoun du premier secrétaire. — L’enclos des antilopes. — Les arbres et les fleurs du parc. — Les légations d’Angleterre et de Russie.

Le Tsin-Kong-Fou, palais de la légation de France, est un ancien domaine impérial provenant de la famille Tsing et ayant fait retour à la couronne ; il est situé dans la ville Tartare, à l’encoignure de deux grandes rues, le Taï-ti-tchang ou chemin de droite[2], et le Toun-thian-mi-thian ou grande voie de devant le palais : comme il était inhabité depuis vingt-cinq ans, M. le capitaine de Bouvier avait dû venir à Pékin cinq à six semaines à l’avance pour y faire les réparations nécessaires, et il y avait complétement réussi, grâce au concours intelligent des ouvriers chinois.

L’entrée de ce palais est monumentale : un large perron avec un escalier en pierre de taille, est entouré de bornes reliées par des chaînes de fonte ; de chaque côté, sur des piédestaux, deux statues de lions plus grands que nature indiquent le Fou ou résidence princière ; au centre de cet escalier, dont les marches sont divisées en deux, une rampe en pente douce donne accès aux chaises à porteur.

Après bien des difficultés, on a obtenu du gouvernement chinois l’autorisation d’arborer le drapeau tricolore au-dessus du vestibule, et d’y placer au fronton une grande tablette sur laquelle des caractères dorés annoncent le séjour de la légation de France à Pékin. C’est la constatation officielle de la présence de la diplomatie française au sein même de la capitale de l’Empire du Milieu.

Le pavillon (1[3]), sorte de vestibule qui sert seulement à remiser les palanquins et les chaises à porteurs, a été percé, par les ordres de M. Bouvier, de grandes fenêtres européennes défendues par des barreaux de fer à flèches dorées ; de chaque côte (23) sont les logements des concierges de la Grande-Porte.

Pékin : Plan du palais de la légation française. — Dessin de Lancelot d’après un dessin chinois.

Le portail, conduisant du vestibule à la cour d’honneur, est un chef-d’œuvre d’ornementation ; il est rouge et or, avec un toit en porcelaines et des chambranles peints de fresques de nuances délicates et habilement fondues. La cour d’honneur (2), entièrement dallée de marbres, est entourée de bâtiments. Celui de face (3), orné d’un perron monumental, forme les salles de réception composées de deux grands salons, d’une vaste antichambre, et d’une vérandah, avec des colonnades rouge et or et des toits en tuiles vernies, en décore l’entrée. Le bâtiment de droite (4), et celui de gauche (5), d’un même style, mais moins riche, servent de résidence aux élèves interprètes, et au chancelier ; les deux petits corps de logis formant les ailes sont occupés, l’un (6) par le secrétaire interprète, l’autre (7) par la salle à manger des élèves, qui ont la jouissance du petit jardin contigu{{||.}}

Cette première cour dont les ornements et les couleurs sont analogues sur ses quatre faces porte le nom de Cour rouge ; la seconde où sont situés les appartements particuliers du ministre et de sa famille a reçu, à non moins juste titre, le nom de Cour verte (15) : les tuiles vernies, les peintures des balustres et des colonnades sont du plus bel émeraude rehaussé de filets d’or ; on arrive par un portail du même style, mais moins grandiose que le premier, dans la Cour verte plantée d’arbustes et de gazons. La résidence particulière du ministre occupe les bâtiments de face (8) : un vestibule, que garnissent à la mode chinoise quatre immenses jardinières pleines de fleurs, et dont le plafond et le parquet sont encadrés de boiseries délicieusement sculptées à jour, y donne accès dans les salons, chambres à coucher, boudoir et salle à manger, meublés à l’européenne ; les deux ailes (9) sont occupées par les cuisines, office, salles de bains et logements de femmes de chambre. Les bâtiments de gauche (10) forment l’appartement spécial, et les bureaux du ministre, ceux de droite (11), sont réservés aux visiteurs.

On concevra facilement par cette description, comment la forme quadrilatérale strictement adoptée, le peu d’élévation des bâtiments, la distribution parfaite des pièces, et la régularité des vestibules communiquant tous les uns aux autres, font des maisons chinoises les habitations les plus commodes, et les plus agréables ; il est vrai qu’elles occupent un terrain considérable, eu égard à la population qu’elles peuvent contenir.

Derrière les appartements particuliers est un long corps de logis (12) séparé par un jardin planté de bosquets de lilas, de camélias, d’hydrangées, et de groupes de grands arbres ; une vérandah règne sur toute la façade. C’est là que sont les logements des domestiques spécialement attachés au service de la maison du ministre : c’est-à-dire le maître d’hôtel français, le boulanger, le lampiste, le tailleur et le blanchisseur chinois avec tout leur attirail, puis la lingerie et le magasin aux provisions contenant le vin, les conserves alimentaires et l’épicerie apportés de Shang-haï. En Chine, il faut un domestique spécial pour chaque service, et le palais de la légation en loge toute une armée.

Pékin : Vérandah de la légation anglaise. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À droite du jardin des lilas, est une porte qui donne sur une avenue dépendante du Tsing-Kong-Fou et contenue dans ses murs : d’un côté se trouve l’habitation des gendarmes (13), de l’autre, les écuries (14), au numéro 16 le logement du médecin, le numéro 17 est une petite chapelle construite par M. Bouvier, mais non encore consacrée lors du départ de M. de Bourboulon. 18, kiosque élevé sur un piédestal en briques avec escalier en pierre : autour de la corniche est un enroulement de parchemins à lettres d’or admirablement imités par l’artiste, qui s’est plu à y inscrire les maximes les plus épigrammatiques de la philosophie chinoise, telles que celle-ci : L’homme est un enfant né à minuit ; quand il voit lever le soleil, il croit qu’il n’a jamais existé ; ce qui raille sagement l’incrédulité dogmatique, résultat de l’inexpérience ; ou bien encore celle-là : La langue des femmes s’allonge de tout ce qu’elles ôtent à leurs pieds ; ce qui prouve que le même proverbe sur la loquacité des femmes règne dans tous les pays du monde.

De jolies colonnades de bois peintes en vert et rouge soutiennent le toit de ce kiosque, entouré de balustrades en pierre : sur le haut du toit est couché un dragon à deux têtes qui semble en défendre l’approche avec ses gueules menaçantes ; cet animal, qu’on retrouve dans toutes les maisons chinoises, en est constitué le gardien et doit en écarter les maléfices ; c’est une ancienne superstition qui n’a plus de créance, mais qu’on a conservée comme tout ce qui vient des âges passés.

Enfin à chaque bout des poutrelles qui correspondent aux colonnades, on voit un œil grand ouvert ; en l’honneur de l’Europe, l’artiste chinois a fait ces yeux d’un beau bleu d’azur, couleur complétement inconnue dans l’Empire du Milieu.

Le numéro 19 est un pavillon entouré d’escaliers et de perrons en pierre avec un péristyle : c’est la salle de billard et la bibliothèque. Le yamoun du premier secrétaire de la légation (20) qui se trouve à l’extrémité gauche du parc, complétement en dehors des autres bâtiments, est en petit la répétition du palais du ministre. Il contient une porte ovale très-curieuse, et un beau jardin planté de volcamerias, de camélias et d’hortensias poussés en pleine terre dans leur pays natal avec une vigueur et à une hauteur inconnues des jardiniers européens.

Pékin : Légation française. — Yamoun du secrétaire. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À gauche du yamoun qui a une entrée particulière sur la rue de Toûn-thian-ml-thian, sont deux pavillons où habite le second secrétaire (21).

Pékin : Porte du Yamoun ci-dessus. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Tous les corps de logis ont des portes vitrées avec des galeries en bois qui les font communiquer au beau et vaste parc du Tsing-Kong-Fou.

Ce parc, entouré de murailles épaisses de six mètres de haut, a une contenance d’environ un hectare : une avenue de robiniers lui fait une ceinture sur les deux faces où il n’y a pas de constructions ; des pins gigantesques, des thuyas, des cèdres noirs, des acacias et des saules au feuillage transparent y forment une futaie élevée, on y rencontre de distance en distance des rochers artificiels et des bassins en rocaille qu’on passe sur des ponts de bois rustiques, mais sous lesquels il n’y a pas d’eau, ni de conduits pour en amener.

Les fleurs annuelles de pleine terre sont presque inconnues à Pékin : c’est en pots ou dans de vastes caisses placées dans les vestibules des appartements que les Chinois du Nord cultivent toutes ces merveilles du règne végétal si appréciées de nos horticulteurs. Le vent du nord-ouest souffle souvent avec violence dans les plaines de la Province impériale, et il apporte avec lui de la Mongolie des tourbillons d’une poussière jaune, contenant des parcelles minéralogiques, qui la font s’attacher aux fleurs, trop délicates pour supporter leur contact brûlant. La poussière de Mongolie est un véritable fléau à Pékin, et, quand les rafales soufflent pendant des semaines entières et ne sont pas entremêlées de pluies bienfaisantes, les habitants, les habitations et les végétaux semblent avoir été roulés dans la farine. Aussi le potager du Tsing-Kong-Fou, situé derrière les communs, ne contient-il que des légumes grossiers et rustiques, les plus délicats demandant à être abrités sous des toits de paille ou des cloches de verre.

La merveille du parc de la légation de France est l’enclos des Antilopes Houan-yang (22).

Le paysage en est très-tourmenté : il contient des rochers, des vallons, des coteaux, des précipices, des forêts habilement ménagés par le décorateur chinois ; c’est un monde en miniature qui rappelle un peu les boîtes de joujoux de Nuremberg.

Un grand aigle noir, bien vivant malgré la perte de sa liberté, est attaché par la patte à une chaîne de fer sur le sommet du rocher le plus abrupte : autour de lui bondissent une douzaine de ces charmantes antilopes Houan-yang[4] (mouton jaune) au pelage fauve clair et dont les petites cornes noires se retournent élégamment en spirales derrière la tête. Ainsi le roi des oiseaux est condamné à assister enchaîné aux ébats de ces timides animaux dont il fait sa proie la plus ordinaire dans les steppes de Mandchourie. Il est vrai que tout roi qu’il soit, celui-ci a un air très-débonnaire, et paraît avoir pris en philosophe son parti de ce nouveau supplice de Tantale.

Pékin : Enclos aux antilopes, dans le parc de la légation. — Dessin de Lancelot d’après une peinture chinoise.

Cette description du palais de la Légation de France à Pékin, donnera aux lecteurs une idée exacte des Fou chinois, qui sont tous construits sur un modèle analogue. Les deux planches ci-dessous, représentant les détails d’architecture du Yang-Kong-Fou, palais de la légation anglaise, achèveront de leur expliquer la disposition intérieure de ces habitations.

Pékin : Péristyle de la légation anglaise. Dessin de Thérond d’après une photographie.
Cour intérieure de la légation anglaise à Pékin. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Les légations de Russie, d’Angleterre et de France sont situées dans le même quartier de la ville tartare, à peu de distance les unes des autres.

En suivant à gauche la rue de Toûn-thian-mi-thian, on traverse un canal près duquel est la légation russe ; en remontant ce canal, et du même côté, on rencontre la légation anglaise dont les bâtiments sont plus grandioses, l’architecture plus soignée qu’au Tsing-Kong-Fou, mais où il n’y a pas de parc, ni de place pour en créer un.

Pékin : Porte principale ou d’honneur de la légation anglaise. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Ainsi l’installation de la diplomatie étrangère dans la capitale du Céleste Empire était devenue un fait accompli, et malgré les sourdes résistances du gouvernement chinois les trois plus grandes puissances de l’Europe résidaient définitivement à Pékin.

Les négociations politiques s’en ressentirent par la facilité et la promptitude avec lesquelles les plus graves décisions furent prises ; auparavant il fallait des années pour que les ministres européens habitant à l’autre extrémité de l’Empire obtinssent des réponses dénaturées le plus souvent par la mauvaise volonté des vice-rois de Canton et de Nankin ; aujourd’hui on peut s’adresser directement et sans intermédiaire au pouvoir impérial.

  1. Suite. — Voy. pages 81 et 97.
  2. À Pékin, toutes les rues portent des noms en rapport avec l’orientation de la ville.
  3. Voir sur la gravure du palais de la légation française les chiffres correspondants.
  4. Cette espèce d’antilope, encore inconnue en Europe, est de la taille d’une chèvre ; elle est complétement domestique dans le nord de la Chine, et sa chair, très-estimée, se vend dans tous les marchés. Son acclimatation serait facile à cause de l’analogie des climats.