Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/14

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Chambre ou salon d’une maison chinoise de Pékin. — Dessin de Catenacci d’après un dessin original.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAI À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — texte et dessins inédits.




VIE ET MŒURS.


Intérieur des maisons chinoises de haut rang. — Paresse des Chinois. — Où elle les mène. — Le jeu. — L’ivrognerie. — L’opium. — Maisons de thé. — Restaurants. — Visites. — Invitations. — Un dîner chez un haut fonctionnaire.

On connaît déjà la distribution et l’aménagement intérieur d’un palais ou fou chinois : plus de la moitié du terrain est occupée par des allées, des cours, des jardins ; on y voit des rocailles, des ponts rustiques, des viviers avec des gouramis[2] et des poissons rouges, des volières peuplées de paons, de faisans dorés et de perdrix du Pe-tche-li, et surtout de nombreuses jarres de porcelaine ou de terre cuite peinte et vernie, contenant des arbres en miniature, des vignes, des jasmins, des plantes grimpantes et des fleurs de toute espèce. La chambre principale du rez-de-chaussée est ouverte du côté du jardin ; une cloison en treillis à jour forme la séparation du salon et de la chambre à coucher. Le rez-de-chaussée comprend la salle à manger, la cuisine et quelquefois une salle de bain. Quand il y a un étage supérieur, appelé leou, il contient des chambres et des magasins ; la salle d’entrée est invariablement consacrée aux ancêtres et aux génies de la famille. Dans chaque pièce, on retrouve le kang, qui sert à la fois de lit, de canapé et de siéges dans tout le nord, et des nattes épaisses qui garnissent le plancher. Les meubles proprement dits sont en petit nombre : quelques chaises ou tabourets en bois dur sur lesquels on pose des coussins, une petite table en laque rouge, un brûle-parfum et des chandeliers en bronze doré et émaillé, des jardinières et des corbeilles contenant des fleurs, des tableaux sur papier de riz, et enfin la tablette inévitable contenant quelque sentence morale ou une invocation aux ancêtres. Il n’y a point de fenêtres proprement dites : des ouvertures carrées, percées sur le côté quand la pièce donne sur la cour ou sur les jardins, ménagées entre les doubles poutres qui soutiennent le toit lorsqu’on pourrait être vu de la rue ou des maisons voisines, laissent pénétrer un faible jour à travers les interstices d’un grillage composé de minces lames de bois entre-croisées qui forment une jalousie fixe.

Brûle-parfum, en bronze doré et Chandelier chinois, en bronze émaillé. — Dessin de Catenacci d’après deux dessins chinois.

C’est dans ces mystérieux appartements que les gens riches passent la moitié de leur existence, s’adonnant à une voluptueuse paresse ; il est presque impossible à un Européen d’y pénétrer, et, autant les Chinois sont disposés à être communicatifs dans les affaires, dans les fêtes, dans les réceptions, autant ils sont réservés dans tout ce qui touche à leur vie intime.

La paresse physique est poussée à un haut point en Chine : il est considéré comme malséant de marcher, de se promener, de se servir de ses membres. Rien n’étonne plus les indigènes que le besoin de locomotion qui nous caractérise. Ils s’accroupissent sur leurs mollets, allument leur pipe, déploient leur éventail, et contemplent d’un œil goguenard les promeneurs européens qui vont et viennent d’un bout à l’autre de la rue, en marquant le pas avec une précision mathématique. Quand on fait à pied des visites officielles, il faut s’excuser de n’être venu ni à cheval ni en palanquin, car c’est marquer peu de considération pour le personnage qu’on va voir ainsi. Le palanquin surtout est d’un usage incessant. À Pékin, il y a de grands établissements pour la location des palanquins, ou l’on en trouve de disponibles toute heure. On paye environ une piastre par jour pour ceux qui sont portés par six hommes ; pour quatre hommes, c’est une demi-piastre ; deux hommes, cent sapèques. La légation de France a pour son service vingt-quatre porteurs revêtus de tuniques bleues avec collet et bordures aux trois couleurs. Les palanquins sont généralement ouverts par devant et par derrière ; il y a une fenêtre ou plutôt un carreau fixe sur le côté, et une banquette transversale sur laquelle on s’assoit.

La passion du jeu est l’un des fléaux de la Chine ; fléau qui en a engendré mille autres dans tous les rangs, tous les âges de la société. Dans les rues de Pékin, on rencontre une foule de petits tripots ambulants, tantôt un jeu de dés placé dans un gobelet de cuivre sur un escabeau, tantôt une loterie composée de bâtonnets contenant des numéros que le croupier fait sauter dans un tube en fer-blanc. La foule se presse autour de ces industriels, et l’ouvrier qui passe, cédant à une tentation irrésistible, vient y perdre en quelques heures les pénibles épargnes de son travail. Les coolies attachés à l’armée française perdaient leurs appointements du mois dès le lendemain de la paye ; quelques-uns ayant engagé leurs habits aux croupiers qui sont en même temps prêteurs sur gages, s’échappaient au milieu des huées de la populace, et revenaient au camp à peine couverts d’un caleçon. Les combats de coqs et de cailles ont encore le privilége d’exciter les passions aléatoires des Chinois, qui y risquent des enjeux considérables. Les gens riches, les marchands sont aussi joueurs que la plèbe : ils se réunissent dans des maisons de thé, où ils passent jour et nuit à jouer aux cartes, aux dés, aux dominos et aux dames. Les cartes, longues de quinze centimètres environ, sont très-étroites ; elles sont assez semblables aux nôtres, avec des figures et des points marqués de différentes couleurs ; le jeu le plus usuel paraît être une sorte de besigue. Les dames sont carrées, et les cases rondes ; les dominos plats avec des marques rouges et bleues ; on joue aussi aux dames avec des dés, ce qui compose une manière de trictrac. Les dés sont préférés par les joueurs de profession, comme étant le jeu de hasard par excellence. Après y avoir perdu leur argent, ils jouent leurs champs, leur maison, leurs enfants, leurs femmes et jusqu’à eux-mêmes, quand ils n’ont plus rien et que leur adversaire consent à accepter ce suprême enjeu. Un marchand de Tien-tsin, qui avait à la main gauche deux doigts de moins, les avait perdus aux dés. Les femmes et les enfants jouent au volant ; c’est un de leurs exercices favoris, et ils y sont d’une adresse peu commune. Le volant se compose d’un morceau de cuir roulé en boule surmonté de rondelles de métal pour le rendre plus lourd ; trois longues plumes sont implantées dans des trous percés dans les rondelles. C’est avec la semelle du brodequin qu’on renvoie le volant : il est très-rare que les joueurs manquent leur coup.

Enfants jouant au volant. — Dessin de Vaumort d’après une planche chinoise.

Le jeu, qui paralyse le travail, est une des causes permanentes du paupérisme : il en est une autre plus désastreuse encore, la débauche. Le vernis de décence et de retenue dont s’enveloppe la société chinoise cache la corruption la plus profonde. La moralité publique n’est qu’un masque jeté sur une perversité de mœurs qui dépasse tout ce qu’on a pu lire sur les anciens, tout ce qu’on sait des mœurs actuelles des Persans et Indous.

L’ivrognerie, telle qu’on l’entend en Europe, est le moindre de leurs vices. Le vin de raisin a été défendu, il y a des siècles, par des empereurs qui firent arracher les plants de vigne. Cette interdiction ayant cessé avec la dynastie mandchoue, on cultive le raisin pour la table, mais on ne fait usage que du vin de riz ou samchow. On en extrait, ainsi que du gros millet ou sorgho, une eau-de-vie aussi forte que la nôtre et qui produit une ivresse terrible. L’abus qu’eu firent nos soldats dans la campagne de Chine amena beaucoup de dysenteries mortelles dans l’armée.

Les maisons de thé vendent des liqueurs alcooliques, mais ce sont surtout les restaurants et les auberges qui en font un grand débit.

Nous ne parlerons pas de la production du thé, ni de la vaste industrie qu’il alimente ; c’est un sujet qui appartient en propre à la Chine méridionale ; disons seulement que l’usage du thé n’est pas moins répandu dans le nord que dans le sud : entrez-vous dans une à maison ? aussitôt on vous offre le thé, c’est le signe de l’hospitalité. On vous en sert à profusion ; dès que votre tasse est vide, un serviteur muet la remplit, et ce n’est qu’après en avoir avalé une certaine quantité, qu’il vous sera permis par votre hôte d’exposer l’objet qui vous amène. Les maisons de thé sont aussi multipliées que les cafés et les cabarets en France ; l’élégance de l’ameublement et du service ainsi que l’élévation des prix les distinguent entre elles : le riche marchand et le désœuvré élégant, évitant de s’y rencontrer avec l’ouvrier aux mains noires et le rude campagnard, ne se réunissent que dans les maisons consacrées par le bon ton. Les maisons de thé se reconnaissent au laboratoire qui occupe le fond des salles et qui est garni de vaste bouilloires, de théières massives, de tours et d’étuves alimentant d’eau bouillante des chaudrons monstrueux aussi hauts qu’un homme. Une horloge singulière est placée au-dessus du laboratoire : elle se compose d’un gros bâton d’encens moulé portant des marques à égale distance, afin que le progrès de la combustion de la mèche donne la mesure des heures. C’est ainsi que les Chinois peuvent se servir littéralement de l’expression : consumer le temps. Le matin et le soir les salles sont pleines d’habitués qui, moyennant deux sapèques, prix d’entrée, viennent y parler d’affaires, y jouer, y fumer, y entendre de la musique, et assister aux farces des saltimbanques et aux tours de force des jongleurs et des athlètes. Ces deux sapèques donnent encore droit à une consommation de dix tasses de thé (tasses minuscules, il est vrai), que de nombreux garçons portent, en courant dans toutes les directions, sur des plateaux garnis de gâteaux et de fruits secs.

« Un jour, nous écrit M. X., officier au 101e de ligne, nous avons voulu dîner à la chinoise dans un restaurant chinois ; le prix convenu d’avance par l’entremise de nos coolies était de deux piastres par tête, ce qui constitue une somme considérable, eu égard au bon marché des denrées alimentaires. Comme préparation au dîner, il nous a fallu franchir un dédale de ruelles peuplées de bouges où croupissent, en empoisonnant l’air de leurs exhalaisons, des milliers de mendiants en guenilles. À l’entrée du carrefour où s’élève le restaurant, il y a des tas d’immondices composés de vieilles bottes de légumes, de charcuterie pourrie, de chiens et de chats morts, et dans tous les coins des ordures aussi désagréables à l’odorat qu’à la vue. Il faut avoir l’estomac solide pour avoir encore faim après avoir traversé cet étalage peu appétissant. À la porte de l’établissement sont assis des buveurs de thé et des joueurs qui paraissent fort peu se soucier de ce voisinage pestilentiel : nous avons le courage d’en faire autant, après avoir admiré les deux lanternes monstrueuses qui décorent l’entrée et l’enseigne qui porte en grosses lettres : Aux trois vertus par excellence. Espérons que la probité sera une de ces trois vertus, et que le restaurateur nous en aura donné pour notre argent.

« Notre entrée dans la salle principale excite une certaine émotion ; quelque habitués que les Chinois soient à nous voir, notre vue excite encore chez eux une curiosité mêlée d’effroi, surtout dans ce quartier où les Européens s’aventurent rarement. On nous a préparé deux tables carrées entourées de bancs en bois, sur lesquels on a placé, par une gracieuse exception, des coussins rembourrés. Des garçons s’empressent autour de nous avec des théières en grès rouge et des tasses en métal blanc ; il n’y a pas de cuillers, on jette de l’eau chaude sur une pincée de feuilles de thé placée dans chaque tasse, et nous sommes forcés d’aspirer l’infusion par un petit trou ménagé dans le couvercle de nos tasses[3]. Après nous être acquittés de ces fonctions en vrais Chinois, nous demandons le premier service qui se compose d’une foule de petits gâteaux à la graisse, sucrés, mais très-mauvais, de fruits secs et, comme hors-d’œuvre, d’une sorte de caviar ou de salaison où entrent des intestins, des foies, des rates de poisson ; le tout confit au vinaigre, puis des crevettes de terre cuites à l’eau salée, ce sont tout bonnement de grosses sauterelles : ce mets, en usage dans tous les pays chauds, n’est réellement pas mauvais. Nous ne faisons pas grand honneur au premier service, que remplace immédiatement le second. Les garçons placent sur la table des assiettes ou plutôt des soucoupes, car elles en ont la forme et la dimension, et des plats ou plutôt des bols contenant du riz accommodé de différentes manières avec de la viande découpée en petits morceaux et dressée en pyramides. Des bâtonnets accompagnent ces plats succulents. Comment allons-nous faire ? Il faut être tout ce qu’il y a de plus Chinois pour pouvoir manger avec ces deux petits morceaux de bois, dont l’un fixe, se tient entre le pouce et l’annulaire, tandis que l’autre, mobile, se manie avec l’index et le doigt du milieu. Les indigènes portent la soucoupe à leurs lèvres et avalent leur riz en le poussant avec les bâtonnets : c’est ce que nous essayons en vain de faire, d’autant plus que nous rions tellement qu’il nous est impossible de nous livrer à une expérimentation sérieuse. Nous ne pouvons cependant compromettre notre dignité de civilisés en mangeant avec nos mains comme des sauvages ! Heureusement l’un de nous plus avisé a apporté un nécessaire de campagne contenant une cuiller, une fourchette et un couteau. Chacun plonge successivement la cuiller dans le bol qui est devant lui, mais avec une certaine défiance qui paralyse la dégustation de ces mets de haute saveur. Enfin apparaissent des plats moins mystérieux, et en quantité suffisante pour rassasier cinquante personnes : des poulets, des canards, du mouton, du porc, du lièvre rôti, des poissons et des légumes bouillis. On nous sert en même temps du vin blanc de raisin et du vin de riz dans des tasses microscopiques en porcelaine peinte ; aucune de ces boissons, même le thé, n’est sucrée, en revanche elles sont bouillantes ! Le repas se termine par un potage qui n’est autre chose qu’un gros ragoût nageant dans une sauce abondante.

« Plus rassasiés que satisfaits, nous aurions voulu quelques mets plus chinois, des nids d’hirondelles ou une fricassée de racines de ging-seng, mais il paraît qu’il faut commander ces mets recherchés plusieurs jours à l’avance et qu’ils se payent au poids de l’or. Nous allumons nos cigares, en dégustant du tafia qui commence à être très-répandu dans les restaurants chinois, et nous regardons autour de nous : la fin de la journée s’avance, les salles, d’abord à peu près vides, se garnissent de nombreux consommateurs, qui, après nous avoir épiés à la dérobée, se livrent sans contrainte à leurs occupations habituelles. Des jeunes gens fardés et costumés comme les femmes circulent autour des tables, les garçons chantent à haute voix le nom et le prix des consommations que répète à l’unisson un huissier placé près du comptoir où siége le maître de l’établissement. Des marchands jouent à pigeon-vole : l’un annonce les chiffres de un à dix avec ses doigts ; les autres doivent deviner dans ses yeux et lever en même temps que lui le même nombre de doigts ; le perdant boit une tasse de vin de riz.

« Cependant la salle se remplit d’odeurs nauséabondes, où domine la fumée de l’opium. C’est l’heure des fatales ivresses ! Les fumeurs au teint jaune, aux yeux caves, se retirent mystérieusement dans des cabinets placés au fond de la salle. On les voit s’étendre sur des lits garnis de nattes et d’un oreiller en crin dur ; puis d’épais rideaux de feutre se ferment, impuissants à dérober aux yeux les orgies qui se préparent. Il est temps de partir : même pour de vieux soldats, bronzés par tous les climats, il y a en Chine des choses qui font monter la rougeur au front et le dégoût aux lèvres ! »

Dans le récit suivant que nous devons encore à M. Trèves, on pourra, aux habitudes grossières du restaurant public, comparer le cérémonial, l’étiquette et la recherche d’un repas d’apparat donné par un grand personnage :

« La Chine est le pays des apparences : apparences de vertu, apparences de probité ! Aussi, est-ce le pays où les règles de politesse, où les convenances obséquieuses sont poussées le plus loin. Depuis que nous sommes à Pékin, depuis que nous avons prouvé notre force supérieure dans la dernière guerre, la diplomatie européenne est traitée sur un pied d’égalité par les agents du gouvernement chinois. Les entrevues ont lieu au yamoun des affaires étrangères ; le prince Kong par déférence rend les visites que lui font les ministres européens, mais ne reçoit personne chez lui. Il y a ici en ce moment de malheureux ambassadeurs coréens, qui sont traités encore avec moins d’égards que nous ne l’étions, il y a quelques années. Ils attendent depuis six mois avec leurs cadeaux et leurs tributs que le représentant de l’empereur daigne les recevoir, et ils attendront peut-être encore longtemps. On les a éloignés dans un fou en ruines, non loin de la légation française ; tous les matins, en me promenant à cheval, je les vois devant leur porte faisant des échanges de marchandises avec les colporteurs du quartier pour se payer des frais de leur ambassade indéfiniment prolongée. Ils ont un costume plein d’originalité, entièrement blanc, avec une espèce de bonnet composé d’une carcasse en fil d’archal peint. J’ai voulu leur négocier l’achat d’un de ces bonnets pour ma collection, mais cela est impossible : il paraît qu’un officier coréen qui rentrerait dans son pays sans son couvre-chef, insigne de son grade, serait déshonoré et de plus condamné à s’ouvrir le ventre ! On comprendra que je n’aie pas insisté !

« Voici quels sont mes rapports de cérémonial avec les mandarins des affaires étrangères. Quand je veux faire une visite, pour ne pas surprendre celui que je vais voir, je me fais précéder d’un domestique portant ma carte ; j’agis ainsi sans façon pour gagner du temps, car je devrais, suivant les règles de l’étiquette, envoyer ma carte deux heures auparavant, et attendre qu’on m’en ait renvoyé une autre avant de partir. Ces cartes chinoises ordinairement sur papier rouge (elles sont grises en ce moment à cause du deuil impérial) portent au milieu en gros caractères le nom du mandarin, sur les côtés le nom de la personne à laquelle elles sont adressées, en bas quelques détails sur les affaires courantes, sur l’invitation qu’on vous fait, et enfin le salut final qui est toujours : Je baisse la tête devant vous. Mon nom chinois de cérémonie est Tou-ta-loié, qui veut dire homme considérable, ou littéralement Tou, vieillard respectable. Tou est tout ce qui reste de Trèves, car il est poli de ne prononcer que la première syllabe de votre nom[4].

Carte de visite chinoise.

« Lorsque tous ces préliminaires sont terminés, je me fais porter en chaise jusqu’au pied de l’escalier qui conduit au salon des hôtes ; le maître de la maison m’y reçoit en se tenant à ma droite, puis passe à ma gauche en me priant d’aller devant, et en m’accompagnant un peu en arrière. Dans le salon commence une foule de salamalecs que j’ai pris l’habitude d’abréger, quelque mauvaise idée que j’aie pu donner à mes hôtes de mon éducation. Quand deux Chinois de haut rang se visitent, il y en a pour une grande heure : dès le bas de la salle, ils se saluent jusqu’à terre en se tenant les mains, ils se disputent d’abord le côté le moins honorable (le côté du nord dans une pièce est regardé comme la place d’honneur) ; nouvelle dispute pour les siéges auxquels ils font aussi la révérence avant de s’asseoir ; quand le thé est servi, autres discussions : « Je ne boirai pas le premier. — Buvez donc. — Je n’en ferai rien… ; » enfin ils échangent quelques phrases insignifiantes, et après avoir ainsi passé longtemps à ne se rien dire, c’est au moment de partir que le visiteur aborde le motif sérieux qui l’a amené. Au départ, même politesse, même empressement affecté. Tout ce cérémonial est réglé d’avance par les usages et par les livres qui traitent de la matière, mais il est insupportable pour un Européen habitué à aller droit au fait.

Les mandarins ne sont pas aussi cérémonieux avec les gens du peuple, et nous avons dû les imiter en cela pour nous faire respecter. Toute allocution à des inférieurs se termine par les mots allez et tremblez qu’on accompagne d’un claquement de langue énergique pendant que tous les fronts s’abaissent jusqu’à terre. Les coups de bâton sont d’un grand usage ; la police s’en sert pour disperser les foules, il faut quelquefois en user avec les manœuvres qu’on emploie. Les ouvriers des corps d’état plus élevés s’en offensent (il faut convenir qu’il y a bien de quoi), cessent de travailler, et s’en vont en grommelant quelquefois entre leurs dents Quai-Tsen, diable, injure adressée ordinairement aux Européens, mais ils ne cherchent jamais à se venger, et les assistants toujours enchantés de voir battre quelqu’un accompagnent leur fuite de grands éclats de rire.

« On entre difficilement en rapport avec les hommes du peuple ; ils nous montrent plutôt de la crainte que de la déférence. Dernièrement un de nos interprètes s’était perdu dans la campagne aux environs de Pékin ; il demanda son chemin à un paysan sans pouvoir obtenir de réponse. Furieux de ce mutisme, il le poursuit à cheval à travers champs ; le Chinois hors d’haleine tombe à plat ventre au milieu d’un champ de sorgho, et, se voyant au pouvoir de son interlocuteur, grommelle entre ses dents hou, hou, hein, hein, et chem-no, je ne comprends pas. Ce ne fut qu’après avoir répété trois fois sa question que notre interprète obtint une réponse par signes.

« Un Chinois ne peut se figurer qu’un Européen puisse parler sa langue : avant même que vous n’ouvriez la bouche, et devinant votre intention, il vous dit l’éternel je ne comprends pas et se sauve à toutes jambes, ou bien s’il craint de ne pouvoir vous échapper, il vous répète en tremblant les phrases consacrées de la politesse, Où allez-vous ? Quel âge avez-vous ? Comment vous appelez-vous ? et s’obstine à ne pas avoir l’air de vous comprendre. Qu’on juge par là à quel point il est difficile de s’exercer à parler le chinois avec les gens du pays !

« Depuis quelque temps je me suis fait un ami indigène ; Hen-Ki, membre du conseil des affaires étrangères, me montre de la confiance et recherche mon intimité. Je l’avais reçu à dîner : là, mettant de côté les règles du cérémonial grâce à de nombreuses libations de champagne, de chartreuse et de marasquin, il m’avoua, entre boire et en tapant sur le couvercle de la belle montre d’or qu’il venait d’acheter, que nous savions fabriquer en Europe des choses admirables, que la fourchette et la cuiller étaient plus commodes que les bâtonnets, que le café valait bien le thé, etc., etc., opinions bien osées chez un mandarin de haut rang ; enfin, avant de partir, il me fit la grâce de donner l’ordre à son secrétaire intime de nous chanter quelque chose. Ce dernier, qui, pendant tout le repas s’était tenu derrière son maître soutenant d’exclamations approbatives chaque parole qu’il prononçait, se mit à entonner une sorte de plain-chant plus propre à endormir qu’à exciter la joie ; Hen-Ki au comble du bonheur frappait des pieds en cadence et l’accompagnait eu pinçant de la mandoline. Telle fut cette réception que le mandarin voulut me rendre, offre que j’acceptai avec une certaine curiosité.

Le matin du jour convenu, une lettre de Hen-Ki ornée de fleurs dessinées au trait vint me rappeler ma promesse. Je me rendis avec l’interprète à son fou situé dans l’enceinte de la Ville Jaune ; il vint nous recevoir au bas de l’escalier d’entrée, et, me prenant par la main, me conduisit lui-même à travers le temple des ancêtres jusqu’à la salle à manger, fort jolie pièce octogone, dont les panneaux en bois sculpté contenaient de belles peintures sur papier et sur verre. Quatre grands bahuts incrustés de mosaïque et d’ivoire et couverts de potiches en jade, laques, cristal de roche, porcelaine, en garnissaient les angles ; la table, ronde et très-élevée, occupait le milieu de la pièce ; enfin des fleurs en pots, camellias, hydrangées, rosiers, lien-wa ou nymphéa à fleurs roses, donnaient à la salle à manger l’aspect d’une exposition d’horticulture.

« Hen-Ki nous faisant passer devant lui, m’invita à m’asseoir et prit place en face de moi ; l’interprète se mit entre nous deux. En ce moment retentit dans la cour un bruit épouvantable : c’était une servante qui annonçait en frappant sur le gong à coups de marteau le commencement du repas des illustres seigneurs. Trois domestiques se tenaient derrière nous, prêts à accomplir nos volontés au moindre geste ; un maître d’hôtel apportait les plats. Je remarquai que la salle à manger était carrelée avec de larges dalles de pierre de différentes couleurs formant une sorte de mosaïque. Aucune natte ne protégeait les pieds contre une vive sensation de froid : l’hiver, cette pièce est chauffée par de petits réchauds portatifs dont la fumée de charbon de terre se condense en vapeurs d’acide carbonique tellement insoutenables qu’on est forcé de laisser toutes les portes ouvertes. Un bon système de chauffage est ce qui manque le plus dans l’intérieur des maisons chinoises, qui réunissent d’ailleurs l’élégance au confortable. Heureusement nous étions au mois de juin et il faisait très-chaud.

Servante annonçant le dîner en frappant sur le gong. — Dessin d’Émile Bayard d’après une peinture chinoise.

« On servit d’abord sur la table le dessert, composé de mets rafraîchissants, tels que des tranches de pastèque, de la crème fouettée, du sirop de fruits, du fromage de Mongolie en forme de tablettes, très-dur et ressemblant à du plâtre ; puis vint le premier service : des entremets sucrés, confiseries et sucreries de toute sorte auxquelles la graisse rance qui avait servi à les fabriquer donnait un goût insoutenable. Deux bols pleins de graines de pastèques accompagnaient ces douceurs. Hen-Ki épluchait les graines avec ses grands ongles et les croquait avec des grimaces de satisfaction, tandis que dans l’autre coin de sa bouche il aspirait majestueusement la fumée de sa pipe ; on eût dit, tellement l’expression en était différente, que la figure de l’illustre mandarin était composée de deux parties étrangères l’une à l’autre, celle qui mangeait et celle qui fumait ! Les graines de pastèque sont d’un goût agréable qui rappelle celui des amandes fraîches ; elles sont d’un usage d’autant plus répandu qu’on prétend qu’elles font trouver le vin meilleur. Nos serviteurs étaient constamment occupés à nous verser de différents vins, du champagne, du madère, du bordeaux, du vin de riz et du thé dans de petites tasses, grandes tout au plus comme celles avec lesquelles les enfants jouent à la dînette.

« Les vins d’Europe, surtout les deux premiers, commencent à être répandus en Chine, ainsi que le curaçao, le marasquin et la chartreuse ; on prétend même que la maladie qui emporta l’empereur Hien-Foung à la fleur de l’âge avait été causée par l’abus excessif qu’il avait fait des liqueurs d’importation européenne.

Feu l’empereur Hien-Foung. — Dessin d’Émile Bayard d’après une peinture chinoise.

« Aux entremets succéda une profusion de plats : quatre fois la table fut desservie et se garnit de nouveau des mêmes viandes, mais différemment accommodées, des volailles de toute espèce, du gibier, préparés avec du riz et des sauces fortement épicées, du porc sous toutes les formes, rôti, en ragoût, braisé, des poissons, parmi lesquels figurait le fameux bar tacheté, si prisé des Apicius chinois, des légumes, haricots blancs ou verts, pois, lentilles, et même des pommes de terre de Mongolie servies par attention pour nous. Aucun mets extraordinaire, ni rat, ni chat, ni chien ne frappa nos regards. Un chien de lait forme, assure-t-on, un plat très-recherché dans toute la Chine méridionale, mais je ne sache pas qu’à Pékin, les jolis petits chiens qu’on élève comme objets de luxe aient jamais été destinés à la casserole. Les viandes et les poissons sans os et sans arêtes étaient, par un artifice particulier à la cuisine chinoise, recousus dans leurs peaux grillées et dorées au four de campagne.

Bar tacheté (labrus Japonicus). — Dessin de Mesnel d’après un dessin chinois.
Petits chiens de luxe. — Dessin de Grenier d’après une peinture chinoise.

« Alors commença une scène de politesse : Hen-Ki voulant absolument nous servir, quoique nous eussions préféré puiser dans les bols, avec nos cuillers, enlevait avec ses doigts la peau qui recouvrait les viandes et y plongeant ses bâtonnets qu’il avait déjà fourrés dans sa bouche, mettait dans nos son coupes un morceau de chaque mets. J’ai oublié de dire qu’on ne nous changeait pas de soucoupe, en sorte que, grâce à l’empressement de notre hôte, nous eûmes en quelques minutes devant nous une véritable pyramide de viandes, de poissons, de légumes entremêlés, dont les sauces se disputaient entre elles, et ne présentaient plus au goût qu’une saveur indéfinissable. Cependant Hen-Ki était enchanté, riait, causait et mangeait avec enthousiasme ; il approchait sa figure de son bol, et, manœuvrant ses bâtonnets avec une rapidité incroyable, envoyait dans sa large bouche et souvent sur sa belle robe, sur la table, et jusque sur nous, des parcelles de viande, des grains de riz, et surtout de larges gouttes de sauce ; cette déglutition rapide était accompagnée de phrases de politesse : Mangez donc de ce plat, nous disait-il la bouche pleine ; je l’ai fait faire pour vous, acceptez-en encore un peu, vous me comblerez de bonheur…, et ainsi de suite. J’aime à croire que le mandarin faisait franchement appel à notre appétit, et qu’il ne ressemblait pas à ces Européennes maîtresses de maison qui vous supplient d’accepter une aile de perdreau non entamé, et qui vous jettent un regard furibond quand, de guerre lasse, vous ne croyez pas pouvoir refuser. Une corbeille de petits gâteaux à la farine de froment, sans levain, imbibés de graisse et remplis de graines aromatiques avait été placée à notre portée ; on voit que Hen-Ki n’avait rien négligé pour nous rendre un dîner agréable.

Perdrix du Pe-tche-li. — Dessin de Mesnel d’après une peinture chinoise.

« À mesure que les appétits se calmaient, la conversation allait en se ranimant ; heureux de ne pas avoir à traiter de questions politiques toujours embarrassantes pour la dissimulation chinoise, le mandarin se livrait à toute sa gaieté naturelle, et nous accablait de questions sur l’Europe dont les coutumes excitaient au plus haut point son étonnement. J’entendais par la fenêtre de la salle à manger restée ouverte un sourd murmure dans la cour intérieure, et de temps en temps une tête curieuse apparaissait dans la pénombre, nous fixant avec de grands yeux étonnés. Toute la partie féminine de la maison, les épouses de Hen-Ki et de ses fils, leurs sœurs, leurs filles, et les nombreuses servantes avaient été mises en émoi par la présence des deux étrangers ; ces pauvres recluses n’avaient peut-être pas eu l’occasion de rencontrer des Européens dans les rues de Pékin, et elles voulaient s’assurer si nous avions vraiment le nez au milieu de la figure, et si nous mangions par la bouche.

« Enfin, sur l’ordre de notre hôte, on enleva les bols et les soucoupes qui couvraient la table, et on apporta un grand plat rond divisé en quatre compartiments qui contenait quatre différentes sortes de potages. Nous avions commencé par le dessert, il était juste que nous finissions par la soupe ! Ce dernier service, le service d’honneur, était composé de mets gélatineux, qui ont la réputation d’être de puissants stimulants, et que les Chinois payent des prix excessifs : il y avait une gelée de nids d’hirondelles à l’essence de citron, des ailerons de requin bouillis et fondus dans une sauce gluante, des foies et des rates de poissons à la sauce aux huîtres, et enfin une soupe de ging-seng à la purée de volaille.

« Je goûtai de tous ces mets qui constituent le nec plus ultra de la cuisine chinoise, et je dois déclarer, qu’à l’exception du dernier qui est réellement d’un goût exquis, les trois autres me parurent insignifiants et même désagréables. Les nids d’hirondelles sont aussi fades que du blanc-manger, les ailerons de requin rappellent de mauvais pieds de veau à la gelée ; quant à la soupe au poisson, on dirait du caviar pourri. Pour comble d’hospitalité, on avait essayé de nous faire du café (quel café !), qu’on apporta sur la table en même temps qu’une cave à liqueurs dernièrement achetée à Shang-Haï, et dont notre hôte paraissait aussi fier que de sa montre.

« Cependant les confidences de Hen-Ki devenaient de plus en plus intimes, sa langue s’épaississait et ses yeux se fermaient sous l’influence de libations répétées. Nous nous retirâmes après l’avoir remercié de sa cordiale réception, et en le priant de ne pas se déranger pour nous reconduire, mais il était ferré sur l’étiquette, et il nous suivit jusqu’à nos chaises à porteur[5].

« Pendant tout ce dîner qui avait duré plusieurs heures, aucun de ses trois fils, dont deux étaient déjà mandarins à bouton blanc, n’avait osé, quelle qu’en fût son envie, et par respect pour leur père, se présenter dans la salle à manger pour nous offrir leurs compliments. »

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33, 49 et 65.
  2. Le gourami (osphromenes olfax) devient très-grand. C’est un excellent poisson qui appartient à la famille des pharyngiens labyrinthiformes.
  3. Toutes les tasses à thé ont un couvercle en métal pour conserver l’arome et empêcher que le buveur n’avale les feuilles.
  4. Les Chinois donnent aux ministres européens le titre de tsiun-tchai, c’est-à-dire commissaire impérial. En parlant à M. de Bourboulon, ils l’appelaient Pou-ta-gen. Pou représentait le nom de famille et ta-gen, qui signifie grand homme, est le titre donné aux personnages importants. Sen-tchen ou lettré était le nom chinois des attachés et des interprètes de la légation.
  5. Quand vous arrivez chez un Chinois, il est de règle qu’il vous attende à l’entrée de sa maison, et qu’il vous prie deux fois de passer devant lui à toutes les portes des nombreuses pièces que vous franchissez ; quand vous voulez sortir, la bienséance exige que vous lui rendiez la pareille en le suppliant également à chaque porte de se dispenser de vous reconduire.