Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/18

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RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE ET DE MME DE BOURBOULON,


PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




DE TCHANG-PING-TCHEOU À SUAN-HOA-FOU (Suite).

Arrivée à Nan-kao. — Défilé des montagnes. — Murailles et portes fortifiées. — Tcha-tao. — Rencontre d’un mandarin militaire à Houai-lai. — So-tchen — L’auberge da ki-mi-ny. — Le fleuve Wen-ho. — Magnifiques cultures aux approches de la grande ville de Suan-hoa-fou.

Ce fut à la bifurcation du chemin qui mène à la sépulture des Mings et de la grande route du nord, que M. Trèves et l’interprète de la légation française se séparèrent des voyageurs pour retourner par Tchang-ping-tcheou à Pékin.

Il fallut aussi renoncer aux excellents chevaux anglais dont on s’était servi jusque-là ; ils furent remis à un palefrenier chinois, sous la surveillance des deux gendarmes français qui avaient forcé l’escorte d’honneur des voyageurs pendant les deux premières journées. Le mandarin les fit remplacer par d’affreux chevaux chinois qui font le service des postes.

Ces chevaux sont mal nourris, décharnés, couverts de plaies (personne ne prend la peine de les panser), mais ils ont le pied sûr et supportent la fatigue d’une manière étonnante.

En passant le défilé de Tcha-tao le lendemain, on ne put que se féliciter d’avoir changé de montures ; car des chevaux européens n’auraient certainement pas pu franchir ce dangereux passage sans se casser les jambes.

En approchant des montagnes qu’on voit déjà se dessiner à l’horizon, la route devient de plus en plus aride et pierreuse.

Une demi-heure avant d’arriver à Nan-kao, les voyageurs furent assaillis par des coups de vent et une pluie glaciale d’autant plus incommodes que la route, encombrée de pierres roulées par les torrents, est presque impraticable.

Nan-kao, où on arriva à quatre heures de l’après midi, est située au pied des montagnes, au milieu d’un terrain excessivement tourmenté : c’est un amoncellement de pierres d’obsidienne et de talc, violettes, vertes, oranges, formant un effet extraordinaire ; çà et là quelques touffes de houx et de genévrier percent seules au milieu des rochers.

La ville, peu peuplée et très-pauvre, se compose d’une rue principale, entourée de maisons éparses ; la campagne, d’une aridité extrême, n’est pas cultivée.

Les habitants de Nan-kao ne subsistent que du trafic qu’ils peuvent faire avec les voyageurs venant du Nord qui s’y arrêtent généralement au sortir des défilés de la montagne.

On n’y trouve que très-peu de ressources et de misérables auberges ; cependant, les voyageurs y passèrent une nuit tranquille.

Le lendemain 19 mai, à sept heures et demie du matin, on s’engagea dans les montagnes, par une gorge naturelle qui est un lit de torrent à sec rempli de rochers.

À première vue il semble impossible qu’on puisse passer au milieu de ce chaos naturel, portant partout l’empreinte du feu volcanique qui souleva cette région dans les premiers âges du monde.

On y remarque les débris d’une ancienne chaussée-vallée, qui a été détruite sous la dynastie des Mings pour rendre plus difficile aux cavaliers nomades du désert mongols et mandchou le passage du défilé.

La nature avait merveilleusement disposé ces gorges pour servir de défense aux grandes plaines du nord de la Chine.

Le défilé de Tcha-tao. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Mme de Bourboulon était en litière ; mais, malgré la sûreté du pied des mules qui la portaient, elle avait à subir d’affreux cahots.

Dans un des passages les plus étroits, où on rencontra une charrette chinoise qui barrait le chemin, elle mit heureusement pied à terre, car une des mules cassa un brancard de la litière et s’emporta.

Elle dut continuer la route à cheval.

À mesure qu’on s’élevait dans la montagne, le vent du nord soufflait avec violence, balayant devant lui des tourbillons de poussière d’un sable fin apporté du désert.

Le défilé se rétrécissait de plus en plus : dans une gorge étroite, bordée de chaque côté de rochers énormes et à pic, le typhon s’engouffrant avec une impétuosité irrésistible, tout le monde descendit de cheval, et il fallut pousser en avant et à force de bras les animaux qui ne voulaient plus avancer.

On était aveuglé par la poussière et on marchait à l’aventure, au risque de se jeter dans les précipices.

Enfin la gorge s’élargit, et on arriva sans accident à la station de Sin-young-couan, située au milieu des montagnes.

C’est un village composé de quelques maisons, avec un peu de végétation, des grands arbres et de l’eau.

On y déjeuna et on s’y reposa dans une petite auberge très-propre, avec une jolie cour plantée d’arbres verts.

Les hauteurs qui dominent Sin-young-couan présentent un phénomène digne d’admiration : la montagne est percée d’une série de portails naturels avec des voûtes, des arceaux et des colonnades, imitant, à s’y méprendre, l’architecture d’un palais de géants.

On ne peut attribuer qu’à un caprice de la nature cette œuvre grandiose, car aucune main humaine n’aurait pu travailler le granit indestructible de ces masses primitives.

À partir de Sin-young-couan, le défilé s’élève sensiblement, et on arrive au point culminant de la montagne par une chaussée presque à pic formée de dalles de blocs granitiques taillés dans le roc vif.

Cette partie de la route, qui paraît plus moderne que celle qu’on avait traversée avant Sin-young-couan, est moins mauvaise et moins encombrée de rochers.

Sur cette crête est une porte fortifiée défendant le passage, et reliée des deux côtés par une muraille de six mètres de haut qui couronne les hauteurs ; deux autres remparts rejoignent celui-ci et commandent tous les points culminants du défilé.

Ces murailles sont en pierres brutes, crénelées et percées de meurtrières ; de distance en distance des tours carrées, dont la plupart sont en ruine, s’élèvent au-dessus des remparts.

C’étaient, avant l’invasion des Maudchoux, des postes militaires se reliant les uns aux autres et surveillant tous les passages.

Ce système de fortifications qui commence au sortir de Nan-kao, se continue jusqu’aux aborda de la grande muraille, dont les remparts et les tours du défilé de Tcha-tao ne sont qu’une ramification.

Toutes ces constructions, maintenant en ruine et abandonnées, étaient regardées par les empereurs des dynasties chanoines comme la meilleure barrière à opposer aux invasions des Barbares.

Cependant, au treizième siècle, elles avaient laissé passer les Mongols sous la conduite des fils de Gengis-Khan ; elles ne protégèrent pas mieux, au dix-huitième siècle, les empereurs Mings contre l’invasion des Mandchoux, et les soldats du génie, qui accompagnaient le ministre de France, s’amusèrent à escalader ces vieux remparts, prouvant ainsi qu’ils ne défendraient pas non plus la Chine contre les Russes s’ils venaient l’attaquer par le nord.

Près de la porte du défilé, qui est ornée de statues de lions ailés, quelques-uns des voyageurs purent monter, par un escalier formé de fragments de rochers énormes, jusqu’à la cime de la montagne. De ce point, la vue est magnifique ; elle plane de cinq cents mètres de haut sur un chaos de roches entassées les unes sur les autres, que bornent à l’horizon les grandes plaines arides.

Porte du défilé de Tcha-tao. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Par leur altitude, ces montagnes de Tcha-tao mériteraient plutôt le nom de collines ; mais les effets du feu volcanique qui les a soulevées y sont si visibles, qu’elles sont restées dans la mémoire des voyageurs comme le type d’un des bouleversements les plus formidables de la nature.

Dès qu’on eut franchi la porte de Sin-young-couan, on trouva une route moins difficile ; les rochers devenaient plus rares et laissaient voir un peu de terre végétale ; des herbes vertes et quelques arbustes égayaient le paysage qui perdait peu à peu son aspect sauvage et désolé.

Il est remarquable qu’à cette époque de l’année, au mois de mai, cette grande route du nord couverte en automne de caravanes, de voitures, de cavaliers et même de portefaix qui transportent le thé en briques aux frontières de Mongolie, soit si peu fréquentée qu’on y rencontre à peine pendant toute une journée quelques charrettes de marchands ambulants ou quelques ânes servant de montures aux misérables habitats du pays.

Quelques instants avant d’arriver à Tcha-tao, qui n’est qu’à une demi-heure du défilé, la route se bifurque pour correspondre à deux entrées de la ville et à ses deux rues principales.

Tcha-tao est une petite ville de deux à trois mille âmes, d’un aspect peu animé, et bien moins peuplée en raison de sa grandeur que ne le sont ordinairement les villes chinoises.

En arrivant à l”hôtellerie, qui est à l’extrémité de la ville, les voyageurs eurent le courage, malgré les fatigues qu’ils venaient de supporter, d’aller visiter les remparts, les tours crénelées et les portions de courtines qui lui donnent un aspect remarquable de ville fortifiée.

Cette ancienne enceinte de Tcha-tao, bâtie en pierres de la montagne comme ses maisons, est en partie détruite par l’action du temps et des hommes ; les fortifications antérieures à l’établissement de la dynastie mandchoue sont complétement abandonnées.

Les nomades, en conquérant la Chine, ont été conquis à leur tour par la civilisation chinoise, et les souverains actuels, suzerains de la Mandchourie et de la Mongolie, n’ont plus rien à craindre des Barbares du Nord.

Les voyageurs partirent de Tcha-tao le lendemain 20 mai à six heures et demie du matin ; ils traversèrent dans la direction ouest-nord-ouest une vallée assez déserte, d’une grande étendue et plantée çà et là de rares bouleaux.

Il faisait très-froid : le thermomètre était descendu à quatre degrés centigrades au-dessous de zéro ; le vent du nord soufflait avec fureur et la poussière de sable, comme la houle en mer, précédait les rafales.

Avant d’arriver à Houai-lai où l’on devait déjeuner, on traversa sur un pont escarpé une petite rivière torrentueuse ; la chaussée qui précède ce pont est à moitié détruite, et il fallut littéralement monter à l’assaut pour franchir ce passage difficile.

« Nous avons déjeuné assez confortablement à Houai-lai, et nous y avons reçu les hommages d’un mandarin militaire en tournée dans la province.

« Ce petit homme, après nous avoir adressé d’une voix aigre les trois questions que fait toujours un Chinois bien élevé : « Quel âge avez-vous ? comment vous appelez-vous ? où allez-vous ? » nous a fait assister à une scène de reconnaissance avec notre mandarin d’escorte, natif comme lui de la province de Hou-pé.

« Ils se sont abordés en se saluant avec les deux poings fermés à hauteur du menton, puis ils se sont pris la main droite avec la main gauche, puis enfin se sont jetés avec effusion dans les bras l’un de l’autre, en se donnant à tour de rôle des baisers de théâtre ; après quoi ils se sont disputés pendant un quart d’heure pour savoir lequel passerait devant l’autre.

« Cet officier avait au moment de notre arrivée la queue enroulée autour de la tête, ainsi qu’il convient à un voyageur ; mais comme il est irrespectueux de se présenter ainsi devant des étrangers, il s’est empressé à notre vue de la rabattre sur son dos. Que de cérémonies exige l’étiquette chinoise !

« J’ai remarqué aussi pendu à sa ceinture un morceau de linge d’une propreté plus que douteuse : il paraît que c’est sa serviette de voyage. Comme on ne vous en fournit pas dans les auberges, il est bon de se précautionner.

« À ce propos, je noterai de nouveau qu’il est impossible de se procurer de l’eau froide : les Chinois n’en comprennent pas l’usage, et chaque fois que j’en demande, on m’apporte de l’eau bouillante. »

Houai-lai est une petite ville murée de cinq mille âmes, monotone comme le paysage qui l’entoure ; en la quittant, on continue à traverser la même vallée aride.

« Quelque temps avant d’arriver à So-tchen, nous avons eu un orage qui a amené des effets de lumière bien curieux ; l’horizon était couvert de nuages transparents et lumineux, et la poussière jaune apportée par le vent donnait à tout le paysage un aspect bleuâtre que je n’ai vu nulle part.

« On aurait dit que la nature était éclairée par des feux de Bengale !

« Ne serait-ce pas le mélange du vert des arbres et des prés avec le jaune du sable qui donnait cette teinte bleue à tout ce qui nous entourait, et même à nos habits et à nos figures ? »

So-tchen, petite ville de quatre mille âmes, est située sur un coteau qui domine la vallée.

Il fallut traverser la ville pour arriver à l’auberge placée près d’une muraille qui divise So-tchen en deux parties du nord au sud.

Ou y remarque plusieurs tours en ruine, et une série de remparts qui annoncent une ancienne ville forte.

Ce fut à So-tchen que les voyageurs passèrent la nuit.

On en partit le lendemain de bonne heure, car on avait à parcourir cinquante-sept kilomètres pour arriver à la grande ville de Suan-hoa-fou, où on devait prendre quelque repos.

Jusqu’à Ky-mi-ny, on remonte la vallée de So-tchen.

Ky-mi-ny, qui est également une petite ville de quatre mille âmes, construite dans les mêmes proportions et fortifiée, ne présente rien de remarquable, sinon qu’elle est bâtie sur les bords du fleuve Wen-ho, qui y vient de Suan-hoa-fou, et qui après avoir arrosé le nord de la province de Pe-tche-li, va se réunir près de Tien-tsin au Peï-ho dont il est l’affluent le plus considérable.

L’auberge de Ky-mi-ny est en dehors de la ville, entourée de beaux arbres, et bien aménagée ; l’intérieur de la cour y était couvert d’une grande tente en nattes qui donnait une délicieuse fraîcheur.

En sortant de Ky-mi-ny, on traverse une nouvelle chaîne de montagnes moins âpres et moins élevées que celles de Tcha-tao.

De grands arbres verts en garnissent toutes les arêtes, tandis que dans les gorges le vent du nord a accumulé jusqu’à plusieurs pieds d’épaisseur les sables blancs du désert de Goli : de loin, les collines semblent couvertes de grandes plaques de neige.

Plus on avance, plus le chemin devient accidenté : la vallée se resserre, et on entre dans un défilé à gauche duquel coule le fleuve Wen-ho profondément encaissé, tandis qu’à droite s’élève une colline à pic ; en certains endroits, la route est taillée en plein rocher, très-étroite, et presque impraticable pour les voitures.

Toutes ces collines et tous ces rochers qui encombrent le cours du Wen-ho sont couverts de belles fleurs écloses aux premiers souffles du printemps : les primevères blanches et pourpres, les pivoines sauvages, les althæas, et les saxifrages dont les hampes de fleurs roses s’élèvent comme des cierges dans les anfractuosités.

Dès qu’on a franchi ces défilés, l’étroit chemin se change en une large chaussée empierrée, plantée de grands arbres, et la plaine environnante est couverte d’une riche culture.

On y voit peu de villages, mais de toute part s’élèvent des fermes, dont les bâtiments sont entourés de vastes champs de céréales.

On y cultive le sorgho, dont les tiges semblables à de grands roseaux s’élèvent à deux ou trois mètres de haut, le tabac, le millet, le lin, le chanvre, le sésame, le blé et surtout beaucoup d’orge ; l’avoine paraît y être inconnue.

Les champs sont encadrés de bordures de ricin dont l’huile est d’un si grand usage en Chine et même de plantes de coton herbacé ; ce coton, qui paraît appartenir à une espèce particulière, est cultivé en grand beaucoup plus au nord dans la Mandchourie, jusque par quarante-cinq degrés de latitude, et son introduction rendrait sans doute un grand service à l’industrie agricole de l’Europe tempérée.

Toutefois la sécheresse dont souffrent ordinairement les campagnes aux environs de Suan-hoa-fou les rend bien moins riches que celles situées au nord-est de Pékin dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.

Les Chinois, ces patients et merveilleux agriculteurs, ont creusé à une grande profondeur dans les plaines de Suan-hoa une multitude de puits dont l’eau, amenée au moyen d’un système de leviers dans de vastes réservoirs, se déverse ensuite dans des rigoles qui sillonnent les champs dans toute leur étendue ; malheureusement, dans les grandes chaleurs les puits se dessèchent, ce qui n’a jamais lieu dans les vallées des fleuves, comme le Peï-ho, le Hoang-ho ou le Yang-tse-kiang.

Une heure environ avant d’arriver à Suan-hoa-fou, deux cavaliers accoururent à toute bride à la rencontre des voyageurs ; ils descendirent de cheval et mirent le genou en terre en signe de respect : c’étaient deux chrétiens chinois envoyés par les missionnaires pour faire honneur au ministre de France.

Cependant tout annonçait l’approche d’une grande ville, des maisons de campagne, des pagodes, des temples ; sur la route des mulets chargés de marchandises ; puis de temps en temps des citernes autour desquelles s’élevaient des tentes occupées par des colporteurs ambulants, ou des huttes en torchis dans lesquelles de vieilles femmes vendaient des rafraîchissements.

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33, 49, 65, 81, 97 et 289.