Remarques sur deux épîtres d’Helvétius/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 5-24).

REMARQUES
SUR

DEUX ÉPITRES D’HELVÉTIUS[1]

PREMIÈRE EPÎTRE.
SUR L’ORGUEIL ET LA PARESSE D’ESPRIT.

La première leçon donnait à cette épitre un titre trop développé. Helvétius y annonçait qu’il se proposait de prouver que « tout est rapport ; que les philosophes se sont perdus dans le vague des idées absolues ; qu’ils eussent mieux fait de travailler au bien de la société ; que Locke nous a ouvert la route de la vérité, qui est celle du bonheur ».

Voici la note que Voltaire adressait à ce sujet à son jeune élève :

« Ce titre est un peu long et ne paraît pas extrêmement clair. Le mot d’idées absolues ne donne pas une idée bien nette. D’ailleurs, en général, la chose n’est pas vraie. Il y a un temps absolu, un espace absolu, etc. Locke les considère comme tels, et vous êtes ici partisan de Locke. Locke n’est point regardé comme un philosophe moral, qui ait abandonné l’étude des choses abstraites pour envisager seulement la vertu. La route de la vérité n’est pas toujours celle du bonheur. On peut être très-malheureux, et savoir mesurer des courbes ; on peut être très-heureux et ignorant ».

Helvétius, en conséquence de cet avis judicieux, a rendu son titre plus simple. Il avait mis d’abord que « c’est par les effets qu’on doit remonter aux causes, en physique, métaphysique et morale ». Mais il a bien vu que ceci était encore trop long, et il donne enfin à l’épître ce dernier titre clair et simple : Sur l’Orgueil et la Paresse de l’esprit.

Ire LEÇON.

Les six premiers vers paraissaient à Voltaire un peu embrouillés ; il dit à cette occasion : « Mettez les six premiers vers en prose, et demandez à quelqu’un s’il entendra cette prose : la poésie demande la même clarté au moins ».

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De la droite raison les rapports sont les guides[2].
Ils ont sondé les mers[3], ils ont percé les cieux.
Les plus vastes esprits, sans leur secours heureux,
Sont, entre les écueils, des vaisseaux sans boussoles.
De là ces dogmes vains si savamment frivoles,
De ces célèbres fous ingénieux romans[4].
Mon œil, s’écriait l’un, perce au delà des temps[5].
Écoutez-moi ; je vais, sagement téméraire,
De la création dévoiler le mystère.
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Helvétius disait ensuite, en parlant du système inventé par les mages :


Un Dieu, tel autrefois qu’une araignée immense,
Dévida l’univers de sa propre substance,

Alluma les soleils, fila l’air et les cieux,
Prit sa place au milieu de ces orbes de feux, etc.[6]
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Les mages, dit Burnet, sont des visionnaires
Dont le faible Persan adopte les chimères[7]
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Ainsi sous de grands mots la superbe sagesse,
À ses propres regards dérobant sa faiblesse,
Étayant son orgueil de dogmes imposteurs,
Disputa si longtemps pour le choix des erreurs[8].
Ainsi l’orgueil s’égare en de vagues pensées :
Ainsi notre univers, par ses mains insensées
Tant de fois tour à tour détruit, rédifié,
N’est encore qu’un temple à l’erreur dédié[9].
Heureux si l’homme encor, moins souple à l’imposture,
Maître de s’égarer au champ de la nature.
Par delà ses confins n’eût puisé[10] ses erreurs !
.................
Un autre peint de Dieu les attributs, l’essence,
Remet tout au destin, dit son pouvoir, son nom,
Croit donner une idée, et ne forme qu’un son[11].
.................
Sans les rapports, enfin[12], la raison qui s’égare


Prend souvent pour idée un son vain et bizarre[13] ;
Et ce ne fut jamais que dans l’obscurité
Que l’Erreur s’écria : Je suis la Vérité.
.................
........Pourquoi donc le malheur
Est-il chez les humains le seul législateur[14] ?
Pourquoi créer le nom de vertus absolues[15] ?
.................
Locke[16] étudia l’homme. Il le prend au berceau,
L’observe en ses progrès, le suit jusqu’au tombeau,
Cherche par quel agent nos âmes sont guidées ;
Si les sens ne sont point les germes des idées.
Le mensonge jamais, sous l’appui d’un grand nom,
Ne put en imposer aux yeux de sa raison.
.................
Malbranche[17], plein d’esprit et de subtilité.
Partout étincelant de brillantes chimères,
Croit en vain échapper à ses regards sévères.
Dans ses détours obscurs, Locke le joint, le suit ;
Il raisonne, il combat ; le système est détruit.
.................
Locke vit les effets de l’orgueil impuissant,
Rendit l’homme moins vain, et l’homme en fut plus grand[18].
.................
Du chemin des erreurs Locke nous arracha,
Dans le sentier du vrai devant nous il marcha[19].
D’un bras il apaisa l’orgueil du platonisme,
De l’autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme[20].

IIe LEÇON.

Helvétius corrigea son épître ; il la commença ainsi :

Quel funeste pouvoir, quelle invisible chaîne,
Loin de la vérité retient l’homme et l’enchaîne ?
Est-il esclave-né des mensonges divers ?
Non. sans doute, et lui-même il peut briser ses fers ;
Il peut, sourd à l’erreur, écouter la sagesse,
S’il connaît ses tyrans, l’orgueil et la paresse[21].
.................
Zoroastre prétend[22] dévoiler les secrets
Au sein de la nature enfoncés à jamais.
Le premier en Égypte il attesta les mages
Que Dieu lui révélait la science des sages.
.................
Amant du merveilleux, faible, ignorant, crédule,
Le mage crut longtemps ce conte ridicule ;
Et Zoroastre ainsi, par l’orgueil inspiré,
Égara tout un peuple après s’être égaré[23].
Je ne viens point tracer à la raison humaine
La suite des erreurs où son orgueil l’entraîne ;
Mais lui montrer encor qu’en des siècles savants,
Burnet substitua sa fable à ces romans.
.................

[24]Heureux si l’homme encor, moins souple à l’imposture,
Maître de s’égarer au champ de la nature,
Par delà tous les deux n’eût poursuivi l’erreur !
Mais d’un fougueux esprit qui peut calmer l’ardeur ?
Oui peut le retenir dans les bornes prescrites ?
L’univers est borné, l’orgueil est sans limites.
Que n’ose point l’orgueil ? Il passe jusqu’à Dieu.
L’un dit qu’il est partout sans être en aucun lieu,
Dans un long argument qu’à l’école il propose,
Prétend que rien n’est Dieu, mais qu’il est chaque chose.
Et le pédant ainsi, tyran de la raison,
Croit donner une idée, et ne forme qu’un son[25].

Helvétius fait ensuite le portrait de la Paresse :

Elle seule (la Paresse) s’admire en sa propre ignorance,
Par un faux ridicule avilit la science[26],
Et parée au dehors d’un dédain affecté,
Dans son dépit jaloux prêche l’oisiveté.
Loin des travaux, dit-elle, au sein de la mollesse,
Vivez et soyez tous ignorants par sagesse.
Votre esprit n’est point fait pour pénétrer, pour voir ;
C’est assez s’il apprend qu’il ne peut rien savoir.
.................
Sachons que, s’il nous faut consentir d’ignorer
Les secrets où l’esprit ne saurait pénétrer,
Que[27] la nature aussi, trop semblable à Protée,
N’ouvrit jamais son sein qu’aux yeux d’un Aristée.

IIIe LEÇON.

Quel funeste pouvoir, quelle invisible chaîne,
Loin de la vérité, retient l’homme ou l’entraîne ?
Esclave infortuné des mensonges divers,
Doit-il subir leur joug, peut-il briser leurs fers[28] ?
Peut-il, sourd à l’erreur, écouter la sagesse ?
Oui, s’il fuit deux tyrans, l’orgueil et la paresse.
L’un, Icare insensé, veut s’élever aux cieux,
S’asseoir, loin des mortels, sur le trône des dieux,
D’où l’univers entier se découvre à sa vue.
Il le veut, il s’élance, et se perd dans la nue[29].
L’autre, tyran moins fier, sybarite hébété,
Conduit par l’ignorance à l’imbécillité,
Ne désire, ne veut, n’agit qu’avec faiblesse.
Si d’un pas chancelant il marche à la sagesse,
Trop lâche, il se rebute à son premier effort ;
Au sein des voluptés il tombe et se rendort[30].
De l’univers captif si l’erreur est la reine,
Jadis ces deux tyrans en ont forgé la chaîne.
C’est par le fol orgueil qu’autrefois emportés,
De sublimes esprits amants des vérités,
Nés pour vaincre l’erreur, pour éclairer le monde,
Le couvrirent encor d’une nuit plus profonde.
Un Persan le premier prétendit dans les cieux
Avoir enfin ravi tous les secrets des dieux[31].
Le premier en Asie il assembla des mages,
Enseigna follement la science des sages ;
Raconta quel pouvoir préside aux éléments,
Quel bras leur imprima les premiers mouvements.
Le grand Dieu, disait-il, sur son aile rapide,
Fendait superbement les vastes mers du vide ;
Une fleur y flottait de toute éternité ;
Dieu l’aperçoit, en fait une divinité :
Elle a pour nom Brama, la bonté pour essence ;
L’ordre et le mouvement sont fils de sa puissance.
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Du sédiment des eaux sa main pétrit la terre[33].
Les nuages épais, ces prisons du tonnerre,
Sur les ailes des vents s’élèvent dans les airs.
Le brûlant équateur ceint le vaste univers[34].
Vénus du premier jour ouvre alors la barrière,
Les soleils allumés commencent leur carrière,
Donnent aux vastes cieux leur forme et leurs couleurs,
Aux forêts la verdure, aux campagnes les fleurs[35].

Amant du merveilleux, faible, ignorant, crédule,
Le mage crut longtemps ce conte ridicule ;
Et Zoroastre ainsi, par l’orgueil inspiré.
Égara tout un peuple après s’être égaré[36].
Ce fut en ce moment que l’aveugle système
Sur son front attacha son premier diadème[37] ;
Qu’il se fit nommer roi de cent peuples divers,
Et qu’il osa donner des dieux à l’univers.

De la Perse, depuis, chassé par la mollesse,
Il traversa les mers, s’établit dans la Grèce.
Un sage, à son abord, brigua le fol honneur
D’enrichir son pays d’une nouvelle erreur.
Hésiode conta qu’autrefois la Nuit sombre
Couvrit l’Érèbe entier des voiles de son ombre,
Dans les stériles flancs du chaos ténébreux
Perça l’œuf d’où sortit l’Amour, maître des dieux.
[38].................

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Téthys creuse le lit des ondes mugissantes,
Et Tithée au-dessus des vagues écumantes,
Lève un superbe front couronné par les airs :
Le flambeau de l’Amour anime l’univers.

Ainsi donc un esprit plein d’une vaine ivresse
Donne à l’orgueil le nom de sublime sagesse ;
Ainsi les nations, jouets des imposteurs,
Se disputent encor sur le choix des erreurs,
Applaudissent toujours aux plus folles pensées ;
Ainsi notre univers, par des mains insensées,
Tant de fois tour à tour détruit, rédifié,
Ne fut jamais qu’un temple à l’erreur dédié[39]
Heureux si quelquefois, rebelle à l’imposture,
Maître de s’égarer au champ de la nature,
L’homme au delà des cieux eût poursuivi l’erreur !
Mais d’un superbe esprit qui modéra l’ardeur ?
Qui put le retenir dans les bornes prescrites ?
L’univers est borné, l’orgueil est sans limites[40].
Aux régions de l’âme il a déjà percé ;
Sur l’aile de l’orgueil Platon s’est élancé ;
Du pouvoir de penser il prive la matière[41].
Notre âme, enseignait-il, n’est point une lumière
Qui naît, qui s’affaiblit, qui croît avec le corps ;
Mais l’âme inétendue en meut tous les ressorts :
Elle est indivisible, elle est donc immortelle.
L’âme fut tour à tour une vive étincelle,
Un atome subtil, un souffle aérien :
Chacun en discourut, mais aucun n’en sut rien[42].
Ainsi toujours le ciel, aux yeux même du sage,
Cacha ses vérités dans un sombre nuage.

Enfin l’orgueil osa s’élever jusqu’à Dieu.
Dieu remplit l’univers, et n’est dans aucun lieu ;
Rien n’est Dieu, me dit l’un ; mais il est chaque chose.
À la crédulité ce faux prophète impose
L’indispensable loi d’étouffer la raison,
Et de prendre toujours pour idée un vain nom.
Un autre peint son Dieu comme une mer immense ;
Berceau vaste où le monde a reçu la naissance.
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En mensonges ainsi la vanité féconde
Fit ces différents dieux, ces divers plans du monde.
Chaque école autrefois eut sa divinité,
Et le seul dieu commun était la vanité.

Quelquefois, en fuyant l’orgueil et son ivresse,
L’homme est pris aux filets que lui tend sa paresse.
La paresse épaissit dans son lâche repos
L’ombre dont l’ignorance entoura nos berceaux.
Le vrai sur les mortels darde en vain sa lumière,
Le doigt de l’indolence a fermé leur paupière[43].
La paresse jamais n’est féconde en erreurs ;
Mais souvent elle est souple au joug des imposteurs.
L’orgueil, comme un coursier qui part de la barrière,
Fait, sous son pied rapide, étinceler la pierre,
S’écarte de la borne, et, les naseaux ouverts,
Le frein entre les dents, s’emporte en des déserts.
La paresse, au contraire, au milieu de l’arène,
Comme un lâche coursier, sans force, sans haleine,
Marche, tombe, se roule, et, sans le disputer,
Voit le prix, l’abandonne à qui veut l’emporter.
Elle tient à la cour école d’ignorance,
Du trône de l’estime arrache la science,
Et, parée au dehors d’un dédain affecté,
Dans son dépit jaloux prêche l’oisiveté.
Loin des travaux, dit-elle, au sein de la mollesse,
Vivez et soyez tous ignorants par sagesse.
Votre esprit n’est point fait pour pénétrer, pour voir ;
C’est assez s’il apprend qu’il ne peut rien savoir[44].
De ce dogme naquit le subtil pyrrhonisme ;
Son front est entouré des bandeaux du sophisme.
L’astre du vrai, dit-il, ne peut nous éclairer :
Qui s’y veut élever est prêt à s’égarer.
porte la ruine au temple du système,
S’y dresse de ses mains un trophée à lui-même ;
Mais ce nouveau Samson tombe et s’ensevelit
Sous les vastes débris du temple qu’il détruit[45].

Écoutez ce marquis nourri dans la mollesse,
Ivre de pharaon, de vin, et de tendresse,

Au sortir d’un souper où le brûlant désir
Vient d’éteindre ses feux sur l’autel du plaisir.
Ce galant précepteur du peuple du beau monde,
Indigne d’admirer les écrivains qu’il fronde,
Dit aux sots assemblés : Je suis pyrrhonien ;
Veut follement que l’homme ou sache tout ou rien.

Si Socrate autrefois consentit d’ignorer
Les secrets qu’un mortel ne saurait pénétrer,
Dans leur abîme au moins il tenta de descendre ;
S’il ne put le sonder, il osa l’entreprendre.

Que Locke soit ton guide, et qu’en tes premiers ans
Il affermisse au moins tes pas encor tremblants[46].
Si Locke n’atteint point au bout de la carrière,
Du moins sa main puissante en ouvrit la barrière.
À travers les brouillards des superstitions,
Lui seul des vérités aperçut les rayons.
D’un bras il abaissa l’orgueil du platonisme.
De l’autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme.
Locke enfin évita la paresse et l’orgueil.
Fuyons également et l’un et l’autre écueil.
Le vrai n’est point un don ; c’est une récompense,
C’est un prix du travail, perdu par l’indolence.
Qu’il est peu de mortels par ce prix excités,
Qui descendent encore au puits des vérités[47] !
Le plaisir en défend l’entrée à la jeunesse ;
L’opiniâtreté la cache à la vieillesse[48].
Le prince, le prélat, l’amant, l’ambitieux,
Au jour des vérités tous ont fermé les yeux :
Et le ciel cependant[49], pour s’avancer vers elles,
Nous laisse encor des pieds, s’il nous coupa les ailes.
Jusqu’au temple du vrai, loin du mensonge impur[50],
La sagesse à pas lents peut marcher d’un pied sûr.


DEUXIÈME ÉPÎTRE.
SUR L’AMOUR DE L’ÉTUDE[51].
à madame la marquise du châtelet.

Oui, de nos passions toute[52] l’activité
Est moins à redouter que n’est[53] l’oisiveté ;
Son calme[54] est plus affreux que ne sont leurs tempêtes ;
Gardons-nous à son joug[54] de soumettre nos têtes.
Fuyons surtout[55] l’ennui, dont la sombre langueur
Est plus[56] insupportable encor que la douleur.
Toi qui détruit[57] l’esprit, en amortit[57] la flamme ;
Toi, la honte à la fois[58] et la rouille de l’âme ;
Toi qui verse[59] en son sein ton assoupissement,
Qui, pour la dévorer, suspend[60] son mouvement,
Étouffe[60] ses pensées et la tient[60] enchaînée :
Ô monstre, en ta fureur semblable à l’araignée[61],

Qui de ses fils gluants[62] s’efforce d’entourer
L’insecte malheureux qu’elle veut dévorer[63] !
Contre tes vains efforts mon âme est affermie ;
Dans les esprits oisifs[64] porte ta léthargie,
Ou refoule[65] en ton sein ton impuissant poison ;
J’ai su de tes venins préserver ma raison.
Esprit[66] vaste et fécond, lumière vive et pure,
Qui, dans l’épaisse nuit qui couvre la nature,
Prends, pour guider tes pas, le flambeau de Newton ;
Qui, d’un vain préjugé dégageant la raison,
Sais d’un sophisme adroit dissiper les prestiges :
Aux yeux de ton génie il n’est point de prodiges ;
L’univers se dévoile à ta sagacité,
Et par toi le Français marche à la vérité.
Des lois qu’aux éléments le Tout-Puissant impose
Achève à nos regards de découvrir la cause ;
Vole au sein de Dieu même, et connais les ressorts
Que sa main a forgés pour mouvoir tous les corps.
Ou plutôt dans sa course arrête ton génie :
Viens servir ton pays, viens, sublime Émilie,
Enseigner aux Français l’art de vivre avec eux :
Qu’ils te doivent encor le grand art d’être heureux ;
Viens, dis-leur que tu sus, dès la plus tendre enfance,
Au faste de ton rang préférer la science ;
Que tes yeux ont toujours discerné chez les grands
De l’éclat du dehors le vide du dedans.
Dis-leur que rien ici n’est à soi que soi-même,
Que le sage dans lui trouve le bien suprême,
Et que l’étude enfin peut seule dans un cœur[67],
En l’ornant de vertus, enfanter le bonheur.
Et toi, mortel divin[68], dont l’univers s’honore,

Être que l’on admire et qu’on ignore encore ;
Toi dont l’immensité te dérobe à nos yeux,
Tiens le milieu, Voltaire, entre l’homme et les dieux !
Soleil levé sur nous, verse tes influences ;
Fais germer à la fois les arts et les sciences.
Telle on voit chaque année, aux rayons du printemps,
La terre se parer de nouveaux ornements,
Fouler dans les canaux[69] des arbres et des fleurs
La sève qui produit leurs fruits et leurs couleurs.
J’ai vu des ennemis acharnés à te nuire.
Ne pouvant t’égaler, chercher à te détruire ;
Des amis contre toi s’armer de tes bienfaits.
J’ai vu des envieux, jaloux de tes succès,
T’attaquer sourdement, craignant de te combattre ;
J’ai vu leurs vains efforts t’ébranler sans t’abattre ;
Ainsi que le nageur renversé dans les flots
Peut paraître un moment englouti dans les eaux ;
Mais, se rendant bientôt maître de sa surprise,
Il nage et sort vainqueur de l’onde qu’il maîtrise.
Qui peut armer ton cœur de tant de fermeté ?
Et quel fut ton appui dans ton adversité ?
L’amour seul de l’étude. Au fort de cet orage,
Ce fut lui qui sauva ta raison du naufrage ;
C’est lui seul à présent qui t’arrache aux mortels,
Et c’est lui seul à qui tu devras tes autels[70].
Regardez Scipion[71], ce bouclier de Rome,
Cet ami des vertus, lui qui fut trop grand homme
Pour n’être pas en butte à de jaloux complots ;
L’étude en son exil assure son repos.
Si le chagrin parvient à l’âme de ce sage[72],
Du moins au fond du cœur il ne peut pénétrer :
L’étude est à sa porte, et l’empêche d’entrer.
C’est un nom sur le sable[73] ; un vent souffle et l’efface.
Plaisir[74] dans ta fortune, abri dans ta disgrâce,
Conviens-en[75], Scipion, l’étude seule a pu

Achever ton bonheur qu’ébaucha ta vertu.
Malheureux courtisan ! âme rampante et vile,[76]
Des faiblesses des grands adulateur servile ;
Pour toi[77] ce sont des dieux, va donc les encenser.
Ose appeler vertu[78] l’art de n’oser penser.
Sais-tu ce que tu perds ? sais-tu que l’esclavage
Rétrécit ton esprit, énerve ton courage ?
Eh bien ! ton bonheur dure autant que ta faveur ;
Mais, dis, quelle ressource[54] as-tu dans le malheur ?
Nulle que la douleur[54] : j’en sonde les blessures[79].
Tu crois la soutenir, esclave tu l’endures.

Funeste ambition[80] ! c’est en vain qu’un mortel
Cherche en toi son bonheur, fait fumer ton autel ;
Ses mains t’offrent l’encens[81], son cœur est la victime.
Plus il marche aux grandeurs, et plus sa soif s’anime.
Il désirait ce rang, il vient de l’obtenir ;
De sa passion[82] naît un nouveau désir.
Un autre après[83] le suit ; jamais rien ne l’arrête ;
Sa vaste ambition[84] est un pin dont la tête
S’élève[85] d’autant plus qu’il semble en approcher.
Va, le bonheur n’est pas où tu vas le chercher.
Malheureux en effet, heureux en apparence,[86]
Tu n’as d’autre bonheur que ta vaine espérance.
Que tes vœux soient remplis : la crainte, aux yeux ouverts,
Te présente aussitôt le miroir des revers.

Aux traits de tes rivaux tu demeures[87] en butte ;
Ton élévation te fait craindre ta chute :
Chargé de ta grandeur, tu te plains de son poids,
Et tu souffres déjà les maux que tu prévois[88].
Politiques profonds, allez ourdir vos trames ;
Enfantez des projets, lisez au fond des âmes ;
Domptez vos passions[89], et maîtrisez vos vœux.
Au milieu des tourments[90] criez : Je suis heureux[91] ;
Et, de tous vos chagrins déguisant l’amertume,
Redoublez la douleur dont le feu vous consume.
Voyez cette montagne[92], où paissent les troupeaux.
Où la vigne avec pompe étale ses rameaux ;
La source qui jaillit y roule l’abondance[93].
Tout d’un calme profond présente l’apparence :
Ses coteaux sont fleuris, sa tête est dans les airs,
Et son superbe pied sert de voûte aux enfers.
C’est là qu’avec transport les plus tendres bergères,
Conduites par l’Amour, célèbrent ses mystères.
Ce bosquet est témoin de leurs premiers soupirs.
Ce bosquet fut témoin de leurs premiers plaisirs.
Flore vient y cueillir[94] les robes qu’elle étale.
C’est la qu’en doux parfums la volupté s’exhale,
Et c’est là qu’on n’entend d’autres gémissements
Que les soupirs poussés par les heureux amants :
Autels de leurs plaisirs, théâtre de l’ivresse,
Où les jeux de l’Amour consacrent leur faiblesse.
Tel[95] paraît au dehors ce mont audacieux
Qui roule le tonnerre en ses flancs caverneux.
Un phosphore pétri de soufre et de bitume
Par le souffle des vents avec fureur s’allume :
Ce feu, d’autant plus vif qu’il est plus comprimé,
Dévore la prison qui le tient enfermé.
Sois le plaisir des yeux[96], et l’ivresse de l’âme,

Doris, porte la joie où tu portes la flamme ;
Vois l’Amour à tes pieds, vois naître ses désirs :
Sur ton sein, sur ta bouche, il cueille ses plaisirs ;
Ton orgueil est flatté du tribut de ses larmes :
Règne sur les mortels ; tes titres sont tes charmes ;
Embellis l’univers d’un seul de tes regards,
Un souris de Vénus fit éclore les arts[97].
Amour[98] ! ô toi qui meurs le jour qui t’a vu naître[99] !
Ô toi qui pourrais seul déifier notre être[99] !
Étincelle ravie à la divinité ;
Image de l’excès de sa félicité ;
Le plus bel attribut de l’essence suprême ;
Amour ! enivre l’homme et l’arrache[100] à lui-même.
Tes plaisirs sont[101] les biens les seuls à désirer,
Si tes heureux transports pouvaient toujours durer ;
Mais sont-ils échappés, en vain on les rappelle ;
Le désir fuit, s’envole, et l’Amour sur son aile.
C’est en vain qu’un instant sa faveur nous séduit :
Le transport l’accompagne, et le vide le suit.
Doris[102], à ton amant prodigue ta tendresse :
Prolonge, si tu peux, le temps de son ivresse.
L’ennui va te saisir au sortir de ses bras ;
Tu cherches le bonheur[103], et ne le connais pas.
Ce Dieu[104] que tu poursuis, recueilli dans lui-même,
Ne va point au dehors chercher le bien suprême ;
Il commande à ses vœux ; il fuit également
Et l’agitation et l’assoupissement.
Ami des voluptés, sans en être l’esclave.
Il goûte leur faveur[105], et brise leur entrave ;

Il jouit des plaisirs, et les perd sans douleurs.
Vois Daphné[106], dans nos champs, se couronner de fleurs :
Elle aime à se parer d’une rose nouvelle ;
Ne s’en trouve-t-il point[107], Daphné n’est pas moins belle.
D’un œil indifférent le tranquille bonheur[108]
Voit l’aveugle mortel esclave de l’erreur,
Courir au précipice en cherchant sa demeure ;
Ivre de passion[109] l’invoquer à toute heure ;
Voler incessamment de désirs en désirs,
Et passer tour à tour des douleurs aux plaisirs ;
Et tantôt il le voit, constamment misérable,
Gémir sous le fardeau de l’ennui qui l’accable.

Étude[110], en tous les temps prête-moi ton secours !
Ami de la vertu, bonheur de tous les jours.
Aliment de l’esprit, trop[111] heureuse habitude,
Venge-moi de l’Amour, brise ma servitude ;
Allume dans mon cœur un plus noble désir,
Et viens en mon printemps m’arracher au plaisir.
Je t’appelle, et déjà ton ardeur me dévore ;
Tels ces flambeaux éteints, et qui fument encore,
À l’approche du feu s’embrasent de nouveau.
Leur flamme se ranime, et son jour[112] est plus beau.
Conserve dans mon cœur le désir qui m’enflamme :
Sois mon soutien, ma joie, et l’âme de mon âme.
Étude, par toi l’homme est libre dans les fers[113] :
Par toi l’homme est heureux au milieu des revers :
Avec toi l’homme a tout[114] : le reste est inutile[114],
Et sans toi ce même homme[115] est un roseau fragile[116],

Jouet des passions, victime de l’ennui :
C’est un lierre rampant, qui reste sans appui[117].


FIN DES REMARQUES SUR DEUX ÉPÎTRES D’HELVÉTIUS.
  1. Ces remarques ont été publiées pour la première fois en l’an VIII (1800) par François de Neufchâteau, dans le tome second de son Conservateur. Les préambules et explications sont de François de Neufchâteau. Ces Remarques sont postérieures au 31 mai 1740, puisque, dans une note de la page 12, il est question du roi de Prusse Frédéric II. N’ayant pas découvert leur date précise, Beuchot les a laissées à la suite des Conseils.
  2. Diriez-vous, dans un discours : Les rapports sont les guides de la raison ? Vous diriez : Ce n’est que par comparaison que l’esprit peut juger ; c’est en examinant les rapports des choses que l’on parvient à les connaître. Mais les rapports en général, et les rapports qui sont les guides, font un sens confus. Ce qu’on examine peut-il être un guide ? (Note de Voltaire.)
  3. Des rapports qui ont sondé des mers ! (Id.)
  4. Ceci me paraît bien écrit. (Id.)
  5. Quoi ! tout d’un coup passer de cette exposition, qu’il faut examiner les rapports, aux systèmes sur la formation de l’univers ! Il faudrait vingt liaisons pour amener cela : c’est un saut épouvantable ! voilà le principe de continuité bien violé.

    N’est-il pas tout naturel de commencer votre ouvrage par dire en beaux vers qu’il y a des choses qui ne sont pas à la portée de l’homme ? Ce tour vous menait tout droit à ces différents systèmes sur la création, sans parler des rapports, qui n’ont aucun rapport à ces belles rêveries des philosophes. (Id.)

  6. Les Indiens ont inventé la comparaison de l’araignée ; mais, outre qu’une araignée immense fait en vers un fort vilain tableau, comment est-ce qu’une araignée qui dévide peut allumer un soleil ? Quand on s’asservit à une métaphore, il faut la suivre. Jamais araignée n’alluma rien : elle file et tapisse ; elle ne dévide pas même. (Note de Voltaire.)
  7. On croit que des mages vous allez passer aux Égyptiens, aux Grecs, etc.; vous sautez à Burnet : le saut est périlleux.

    Le reste du système ridicule de Burnet me paraît bien exprimé. (Id.)

  8. Très-beau, et l’imitation de Corneille en cet endroit est un coup de maître. (Id.)
  9. Me paraît excellent. (Id.)
  10. Ce puisé ne me paraît pas propre ; j’aimerais mieux cherché. Ce qui précède est beau. (Id.)
  11. Ce dernier vers est très-beau ; mais prenez garde qu’il appartient à tous les rêveurs dont il est question. Il faut, pour qu’une idée soit parfaitement belle, qu’elle soit tellement à sa place qu’elle ne puisse pas être ailleurs. (Id.)
  12. Il semble par ces rapports enfin que vous ayez parlé une heure des rapports ; mais vous n’en avez pas dit un seul mot. Je vois bien qu’en faisant votre épître vous pensiez que tous ces philosophes prétendus n’avaient point examiné les rapports et la chaîne des choses de ce monde, qu’ils n’avaient point raisonné par analyse, que ce défaut était la source de leurs erreurs. Mais comment le lecteur devinera-t-il que ce soit là votre pensée ? (Id.)
  13. Ce son vain et bizarre n’a nulle analogie à l’obscurité, et cela forme des métaphores incohérentes. C’est le défaut de la plupart des poètes anglais. Jamais les Romains n’y ont tombé. Jamais ni Boileau ni Racine ne se sont permis ces amas d’idées incompatibles. (Note de Voltaire.)
  14. Ce n’est point le malheur qui est le législateur des humains, c’est l’amour-propre. On dit bien que le malheur instruit ; mais alors il est précepteur, et non législateur. (Id.)
  15. Vertus absolues ne s’entend point du tout. Tout cet endroit manque encore de liaison et de clarté ; et sans ces deux qualités nécessaires il n’y a jamais de beauté. (Id.)
  16. L’endroit de Locke est bien : aussi les idées en sont-elles liées, les mots sont propres, et cela serait beau en prose. (Id.)
  17. L’endroit de Malebranche, bien écrit, parce qu’il est sagement écrit. (Id.)
  18. Ce n’est pas grande merveille que l’homme moins vain soit plus grand ; cela ne rend pas la belle devise de Locke : Scientiam minuit ut certiorem faceret : « Il diminua la science pour augmenter la certitude. » (Id.)
  19. Ce vers est beau. (Id.)
  20. Voilà deux vers admirables et que je retiendrai par cœur toute ma vie. Je vous demande même la permission de les citer dans une nouvelle édition des Éléments de Newton, à laquelle j’ajoute un petit traité de ce que pensait Newton en métaphysique. Ces deux vers valent mieux qu’une épître de Boileau. (Note de Voltaire.)

    — Voltaire voulait, en 1738, donner à Paris une édition de ses Éléments de Newton, dans laquelle il aurait admis la Métaphysique (qui forme aujourd’hui la première partie des Éléments ; voyez tome XXII, page 403). Mais cette Métaphysique fut précisément le principal motif du refus du chancelier d’Aguesseau de permettre l’impression en France. Ce ne fut qu’en 1740 que cette Métaphysique fut imprimée séparément ; ce ne fut qu’en 1741 qu’elle fut imprimée en tête des Éléments. Voltaire ne se ressouvint plus de l’idée qu’il avait eue de citer les deux vers d’Helvétius.

  21. Ce commencement me paraît bien : il est clair, il est exprimé comme il faut. Peut-être le dernier vers est-il un peu brusque. (Note de Voltaire.)
  22. Je n’aime point Zoroastre au présent. Il me semble que ce prétend ne convient qu’à un auteur qu’on lit tous les jours.

    D’ailleurs Zoroastre n’est pas connu en Égypte, mais en Asie ; il n’attesta pas les mages, il les fonda. (Id.)

  23. Ces quatre vers sont beaux ; mais je dois vous redire que le saut de Zoroastre, fondateur d’une religion et d’une philosophie, à Burnet, dont on se moque, est un saut périlleux, et c’est aller d’un océan dans un crachat.

    Burnet parle du déluge, etc. On se soucie fort peu de tout cela. J’aimerais bien mieux mettre en beaux vers le sentiment de tous les philosophes grecs sur l’éternité de la matière, et dire quelque chose d’Épicure. (Id.)

  24. Les six vers suivants sont très-beaux. (Note de Voltaire.)
  25. À merveille ! (Id.)
  26. Ces deux vers sont à la Molière, les deux suivants à la Boileau, les quatre à la Helvétius, et très-beaux. (Id.)
  27. Il y a là deux que pour un. Prenez garde aux que et aux qui. Ces maudits qui énervent tout. D’ailleurs Protée et Aristée viennent là trop abrupto. Cela serait bon si cette seconde partie de la période avait quelque rapport avec la première. On pourrait dire : Sachons que, si la nature est un Protée qui se cache aux paresseux, elle se découvre aux Aristée. Sans cette attention à toutes vos périodes, vous n’écrirez jamais clairement ; et sans la clarté, il n’y a jamais de beauté. Souvenez-vous du vers de Despréaux (épître ix, 59) :


    Ma pensée au grand jour toujours s’offre et s’expose.


    Voltaire, à la fin de l’épître, ajoute pour dernière note : Cette fin tourne trop court, est trop négligée. En remaniant cet ouvrage, vous pouvez le rendre excellent. (Id.)

  28. Très-bien. (Note de Voltaire.)
  29. Bien, ces six vers. (Id.)
  30. Les deux vers auxquels vous avez substitué ces deux-ci étaient bien, et ceux-ci sont mieux. (Id.)
  31. Bien. (Id.)
  32. Ici étaient des vers sur lesquels Voltaire disait : « Je retrancherais ces quatre vers ; on ne se soucie pas de savoir à fond le système de Zoroastre, qui peut-être n’est rien de tout cela.

    Loin d’épuiser une matière,
    On n’en doit prendre que la fleur.

    « Il ne faut peindre que ce qui mérite de l’être, et quæ desperat tractata nitescere posse relinquit. » (Note de Voltaire.) — Les deux vers français cités dans cette remarque sont de La Fontaine, épilogue du livre VI des Fables ; les mots latins sont d’Horace, Art poétique, 149-50.

  33. Bon. (Id.)
  34. Vers admirable. Je vous dirai en passant que le roi de Prusse en fut extasié ; je ne vous dis pas cela pour vous faire honneur, mais pour lui en faire beaucoup.



    Ce vers, il est vrai, appartient à tous les systèmes ; mais on peut très-bien lui conserver ici sa place en disant que c’est un effet du système de Zoroastre ; et si ce vers convient à tous les systèmes, ne convient-il pas aussi à celui-ci. (Id.)

  35. Beau. (Id.)
  36. Beau. (Id.)
  37. Cela est nouveau et très-noble. (Id.)
  38. Ici étaient encore plusieurs vers sur lesquels Voltaire disait : « J’ôterais tout cela. Plus vous resserrerez votre ouvrage, plus il aura de force. » (Id.)
  39. Très-bon. (Note de Voltaire.)
  40. Vers admirable (Id.)
  41. On ne peut mieux. (Id.)
  42. Vers très-joli. (Id.)
  43. Vers charmant. (Note de Voltaire.)
  44. Voilà qui est très-bien ; cela est net, précis, et dans le vrai style de l’épître. (Id.)
  45. La moitié de cette page me paraît parfaite. (Id.)
  46. Page encore excellenle. (Note de Voltaire.)
  47. Je ne sais si puits n’est pas un peu trop commun ; du reste cela est excellent. (Id.)
  48. On ne peut mieux. (Id.)
  49. Je voudrais quelque chose de mieux que et le ciel. Je voudrais aussi finir par quelque vers frappant. Votre épître en est pleine. (Id.)
  50. Je n’aime pas ce mensonge impur ; vous sentez que ce n’est qu’une épithète ; je crois vous avoir dit là-dessus mon scrupule.


    « Vous voyez bien, mon cher ami, qu’il n’y a plus que quelques rameaux à élaguer dans ce bel arbre. Croyez-moi, resserrez beaucoup ces rêveries de nos anciens philosophes ; c’est moins par là que par des peintures modernes que l’on réussit. Je vous le dis encore, vous pouvez aisément faire de cette épître un ouvrage qui sera unique en notre langue, et qui suffirait seul pour vous faire une très-grande réputation. Je vous embrasse, et je serais jaloux de vous si je n’en étais enchanté. » (Note de Voltaire.)

  51. Dans une lettre à Helvétius, du 4 décembre 1738, Voltaire dit lui renvoyer son Épître apostillée. Il est à croire que c’est de cette épître qu’il s’agit. Ces remarques ont été publiées pour la première fois en 1814, dans le Magasin encyclopédique, tome VI, pages 273 et suivantes. (B.)
  52. Toute, mot qui affaiblit le sens, mot oiseux. (Note de Voltaire.)
  53. Que n’est, allongement qui énerve la pensée. Pensée d’ailleurs trop commune, et qui a besoin d’être relevée par l’expression. De plus, que n’est est trop près de que ne sont ; bannissez-les tous deux. (Id.)
  54. a, b, c et d Son calme, son joug : deux figures incompatibles l’une avec l’autre ; grand défaut dans l’art d’écrire. (Id.) Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « n45 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  55. Fuyons surtout l’ennui. Surtout, mot inutile ; idée non moins inutile : car qui ne veut fuir l’ennui ? (Id.)
  56. Plus insupportable, trop voisin de moins à redouter. Ces plus et ces moins trop souvent répétés tuent la poésie. (Id.)
  57. a et b Toi qui détruit l’esprit, en amortit la flamme.

    Il faut qui détruis : ce toi qui gouverne la seconde personne. De plus il est superflu de parler de sa flamme amortie quand il est détruit, (Id.)
  58. La honte à la fois et la rouille. Ces deux vices de l’âme ne sont point contraires l’un à l’autre. Ainsi à la fois est de trop. On dirait bien que l’ambition est à la fois la gloire et le malheur de l’âme ; ces oppositions sont belles. Mais entre rouille et honte il n’y a point d’opposition. (Id.)
  59. Toi qui verse en son sein, ton assoupissement.

    Il faut verses et non verse. Mais on ne verse point un assoupissement. (Id.)
  60. a, b et c Suspends et non suspend, etc. Il ne faut point tant retourner sa pensée. (Id.)
  61. On peut peindre l’araignée, mais il ne faut pas la nommer. Rien n’est si beau que de ne pas appeler les choses par leur nom. (Id.)
  62. Gluants forme une image plus désagréable que vraie. (Note de Voltaire.)
  63. Je ne sais si l’âme oisive peut être comparée à une mouche dans une toile d’araignée. (Id.)
  64. Dans les esprits oisifs porte ta léthargie.

    L’oisiveté est déjà léthargie. (Id.)
  65. Refoule en ton sein. Refoule n’est pas le mot propre. Elle peut reprendre, avaler, etc., son poison. Mais ces images sont dégoûtantes. (Id.)
  66. Les vers à Émilie sont beaux, mais ne sont pas liés au sujet. Il s’agit de travail, d’oisiveté. Il manque là un enchaînement d’idées.

    Tantum series juncturaque pollet.

    (Hor., Art poét., 242.) (Id.)
  67. Il faudrait que ces derniers vers fussent plus serrés et aussi plus rapprochés du commencement du portrait d’Émilie. (Id.)
  68. Pour Dieu, point de mortel divin ; le mot d’ami vaut bien mieux. Conservez la beauté des vers, et ôtez l’excès des louanges. (Id.)
  69. Il manque ici deux vers. (Note de Voltaire.)
  70. Ne gâtez point ces beaux vers par des autels. (Id.)
  71. Scipion n’est pas amené. Il faudrait auparavant passer imperceptiblement de la carrière des sciences à celle des héros. La distance est grande ; il faut un pont qui joigne les deux rivages. (Id.)
  72. L’âme de ce sage. Ce fait languir, et est dur. Il manque un vers. (Id.)
  73. Il manque là quelque chose. (Id.)
  74. Tout cela est incohérent. Fiat lux. (Id.)
  75. Conviens-en, Scipion. Convenez que cela est trop prosaïque, et que cela gâte ce beau vers, et très-beau :

    Achever ton bonheur qu’ébaucha ta vertu. (Id.)
  76. Encore manque de liaison, et trop d’apostrophes coup sur coup. C’est un défaut dans lequel je tombe quelquefois, mais je ne veux pas que vous ayez mes défauts. (Note de Voltaire.)
  77. Pour toi ce sont. Ce n’est pas supportable. Ces idées communes ne sont pas bien amenées. (Id.)
  78. Beau vers qu’il faut mieux préparer, (Id.)
  79. Esclave ne va point avec blessures, sonder jure avec soutenir, et tout cela fait un tableau peu dessiné, (Id.)
  80. Encore une apostrophe. (Id.)
  81. Encore un lieu commun. (Id.)
  82. Il manque une syllabe, mais il y a là trop de vers. (Id.)
  83. Un autre après le suit. Sans doute quand on suit on est après. Mettez plus de force et de précision, élaguez beaucoup. (Id.)
  84. Ces désirs qui se suivent jurent avec ce pin. L’ambition est un pin est une expression mauvaise. (Id.)
  85. La tête d’un pin ne s’élève pas d’autant plus qu’on en approche ; passe pour une montagne escarpée. (Id.)
  86. Lieux communs encore : gardez-vous-en. (Id.)
  87. Tu demeures, terme trop faible qui fait languir le vers. (Note de Voltalre.)
  88. Cela a été trop souvent, dit. (Id.)
  89. Domptez vos passions n’est pas fait pour les politiques rongés de la passion de l’envie, de l’ambition, de l’avarice, de l’intrigue, etc. (Id.)
  90. Au milieu des tourments. Quels tourments ? vous n’en avez pas parlé. (Id.)
  91. Jamais politique n’a crié : Je suis heureux. (Id.)
  92. Encore des apostrophes, encore ce manque de jointure, encore du lieu commun. (Id.)
  93. Qu’a de commun l’abondance d’une prairie avec ces politiques ? Gare l’églogue dans tout ce qui suit, non erat his locus. Quatre vers suffiront, mais il faut qu’ils disent beaucoup en peu, et il faut surtout des jointures. (Id.)
  94. Flore ne cueille point des robes, cela est trop fort. (Id.)
  95. Déclamation sans but. C’est le plus grand des défauts. (Id.)
  96. Il manque un vers. (Id.)
  97. Qu’est-ce que les arts ont à faire là ? Tout ce morceau est décousu. Ægri somnia. (Note de Voltaire.)
  98. Comment ! encore une apostrophe, point d’autre figure, point d’autre transition ? … le fouet. (Id.)
  99. a et b Ce n’est point en mourant si vite qu’il ressemble à la divinité : contradiction intolérable dans de très-beaux vers mal amenés. (Id.)
  100. Ce mot arracher ne signifie point transporter hors de soi-même ; il donne l’idée de la souffrance et non l’idée du plaisir. (Id.)
  101. Sont. Il faut seraient ; mais il ne faut rien dire de cela, il faut éviter cette déclamation mille fois rebattue. (Id.)
  102. Encore apostrophe sans transition ! Est-il possible ? (Id.)
  103. Chercher le bonheur, et ne le pas connaître, ne sont pas deux idées assez opposées. C’est parce qu’on ne le connaît pas bien qu’on le cherche. On cherche tous les jours un inconnu. (Id.)
  104. Ce Dieu On n’a jamais dit que le bonheur fût un dieu. Cette hardiesse, supportable dans une ode, n’est pas convenable à une épître ; il faut à chaque genre son style. (Id.)
  105. Faveur n’est pas bien en opposition avec entrave. On ne dit point entrave au singulier. (Id.)
  106. Eh bien ! autre apostrophe sans liaison ! Ah ! (Note de Voltaire.)
  107. Ne s’en trouve-t-il point. Le style de l’épître, tout familier qu’il est, n’admet point ces tours trop communs : on dit sans s’avilir les plus petites choses. (Id.)
  108. Le bonheur est là personnifié ab abrupto, sans aucun adoucissement. Ce sont des images incohérentes. (Id.)
  109. Ivre de passion, l’invoquer ; il semble qu’on invoque sa passion. Et puis chercher sa demeure, courir au précipice, invoquer ! lieux communs mal assortis. Ces deux pages précédentes devraient être resserrées en vingt vers bien frappés, et ensuite on viendrait à l’Étude qui est le but de l’épître. (Id.)
  110. Étude. Toujours même défaut, toujours une apostrophe qui n’est point amenée. (Id.)
  111. Trop heureuse, terme oiseux. Ce trop est de trop. (Id.)
  112. On ne dit point tout cru le jour d’un flambeau. (Id.)
  113. Les vers n’y viennent, pas. Non erat his locus. (Id.)
  114. a et b S’il a tout, l’hémistiche qui suit est inutile. (Id.)
  115. Ce même homme, faible et traînant. (Id.)
  116. Roseau fragile, image peu liée avec avoir tout. (Id.)
  117. Trop de comparaisons entassées. Il ne faut prendre que la fleur d’une idée, il faut fuir le style de déclamateur. Les vers qui ne disent pas plus, et mieux, et plus vite, que ce que dirait la prose, sont de mauvais vers.

    Enfin il faut venir à une conclusion qui manque à l’ouvrage ; il faut un petit mot à la personne à qui il est adressé. Le milieu a besoin d’être beaucoup élagué. Le commencement doit être retouché, et il faut finir par quelques vers qui laissent des traces dans l’esprit du lecteur. (Note de Voltaire.)