René Ghil (Verlaine)

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Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 398-404).


RENÉ GHIL


René Ghil, poète français, est né le 26 septembre 1862, à Tourcoing (Nord).

Comme pour beaucoup de personnes d’origine flamande, il y a gros à parier qu’il a du sang espagnol dans les veines. On a déjà dit de lui : « … Un Espagnol perdu dans les brumes de la Flandre. » On ne s’est pas trompe non plus en traitant, à cette occasion, son génie et son talent « d’imagination chaude domptée par une logique sévère ». Déjà plusieurs poètes de là-bas ont revendiqué ce double titre ataval manifesté par leurs écrits que proclame l’Histoire. La grande Marceline Desbordes-Valmore, entre autres, aimait, blonde aux yeux bruns, à se souvenir de son cher Douai natal et de ces


                                       « fécondes campagnes
Où vinrent s’asseoir les ferventes Espagnes. »


et ses sublimes vers où, au milieu de la plus vivante expansion qui fut jamais, apparaît tant de réserve pudique et hautaine, tant de discrétion d’esprit et (le style, concision et verve, toutes vertus et qualités castillanes, ne furent et ne sont pas pour démentir ces belles nostalgies.

Littéralement peut s’appliquer à René Ghil, en tenant compte des différences d’époque, d’âge et de sexe, l’éloge qu’on vient de lire. Seulement, ici, au lieu de rencontrer un artiste prodigieux, mais plutôt ou surtout instinctif, l’on a à compter en lui avec un cas des plus intéressants d’esthétique transcendantale. Et j’emploie ces grands mots, contre mon habitude, sans sourire, car René Ghil doit être considéré comme le premier — ou alors l’un des tous premiers des jeunes poètes, et en tout état de cause le plus affirmé d’entre eux, le plus en dehors, le plus visible pour le sérieux, pour le grave, pour le poids et l’imposant de sa tentative. Décadent ou Symboliste ou l’un et l’autre, n’importe, en admettant que l’un diffère de l’autre ; que décadent qui est pittoresque et historique comme gueux et sans-culottes, et symboliste qui est amusamment pédantesque, — tels euphuiste et tutti quanti, signifient ceci ou cela, peu ou prou ou, encore, rien, — René Ghil représente la génération levante d’ouvriers en vers, et fortement, par l’exemple et le précepte.

De son enfance écoulée en pleine campagne dans les Deux-Sèvres, à Melles, où dernièrement il s’est marié et semble résolu à se fixer, il rapportait après des études à Paris, pour la Poésie embrassée dès la quinzième année ; l’amour bien complet de la nature, passion qui implique mille choses puissantes, tendresse et rudesse, peurs et délices, la sagesse des choses, leurs larmes virgiliennes, le frisson aigu et prolongé de l’infini, de haut bon sens initial et de la rêverie paysanne qui va jusqu’à la Vision. Tout cela, il le mit dans un livre absolument beau, paru en novembre 1884, qu’il intitulerait volontiers Livre d’essais, et qui, sous le nom de Légendes d’Âmes et de Sangs, annonce dans une préface, reniée depuis, et illustre le plan, qu’il garde après l’avoir précisé, d’une vaste œuvre poétique intitulée, elle. Légendes de Rêve et de Sang, divisée en six livres, dont le premier : Le meilleur devenir (en préparation pour les premiers mois de 1889) est une explication et aussi une reconstitution essentielle, selon les données de la science, mais littérairement, du monde paléontologique. C’est le Sang d’où, au dernier poème de ce livre, doit s’éveiller enfin le premier Rêve.

Puis viennent les quatre livres suivants qui sont la mise en scène des âges médiats, c’est-à-dire de transformation vers le plus pur Rêve.

Le livre II, le Geste ingénu, a paru : C’est, par une suite de poèmes instrumentés distincts mais logiquement liés entre eux pour que le livre soit un dans l’œuvre une, la mise en scène symbolique des montées du désir de l’Adolescence, hors du temps et du lieu, dans l’espace indéfini de ces âges-moyens qui doivent conduire, par évolution, au seul Rêve et à la raison cherchée, ce qui sera dans le sixième livre. Ce livre II porte la dédicace suivante des six livres :


À | TOI | qui leur avères le grand-œuvre | père et seigneur de | l’or | de pierreries et des poisons | À | STÉPHANE MALLARMÉ | que | de l’élève | soient dédiées | les | légendes | DE RÊVE ET DE SANG.


De cette première œuvre sortira une autre, dans laquelle, de la raison cherchée de l’Être humain aux Légendes de Rêve et de Sang l’auteur passera à la raison cherchée de l’Humanité.

On voit quel vaste programme caresse René Ghil. Nul doute que ce patient et ce travailleur le mène à bien victorieusement.

En attendant, son « livre d’essais », pour parler comme il voudrait qu’on parlât, lui a conquis l’attention admirative de tous compétents. Stéphane Mallarmé particulièrement l’a discerné, qui écrivait à l’auteur : « Il me rappelle des époques de moi-même au point que cela tient du miracle…… Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant, » et il lui prodigua les conseils, attirant son attention sur l’Harmonie contenue en ces vers de la Légende d’Âmes et de Sangs, « et ainsi, disait dernièrement Ghil, me jeta dans la voie, ma voie, selon un sens harmonique très développé en moi qui me fait écrire en compositeur plus qu’en littérateur ».

D’ailleurs, ce système, « cette voie », Ghil à son tour les a magistralement expliqués dans un libelle qui fit il y a quelque deux ans, un bruit du diable où il fallait, et campa superbement l’auteur en plein terrain à conquérir. J’entends parler de ce fameux Traité du Verbe, autorisé par un Avant-dire de Stéphane Mallarmé, où vinrent durant plusieurs mois de l’année dernière s’exercer les jeunes dents des loups en herbe du journalisme « littéraire » quotidien et de l’autre. Surtout la langue, charmante avec ses jolies inversions, que de parasites supprimés, et le savoureux emploi de mots triés entre mille choix exacerba les biles et les rates. C’en devint amusant, et les vérités n’en étaient pas moins dites, chacune d’elles précieuse, parbleu ! mais la préférée de l’auteur, celle en laquelle il avait mis toutes ses complaisances, éclata comme une fanfare dans l’air épais du béotisme particulier à l’an de grâce 1886 : à savoir, la théorie de l’Instrumentation poétique.

Partant de ce principe, admis en somme, qu’il y a parité entre les sons et les couleurs (Baudelaire et Rimbaud, génies, ont déployé l’idée émise par de nombreux théoriciens) pourquoi le Poète ne traduirait-il pas les couleurs en sons, une fois bien déterminées les couleurs des Voyelles et des Diphtongues, « et aussitôt en timbre d’Instrument » ; pourquoi même sa magie ne s’étendrait-elle pas jusqu’aux Consonnes, le tout formant un Orchestre intelligent et coloré ?

« Toute la Trouvaille est là gisante ? » s’écrie l’auteur, à bon droit orgueilleux de ses définitions, et sûr, sur preuves, de la réussite.

Résumons le système en quelques mots. Orgue, noir. A ; harpe, blanche, E ; violons, bleus, I ; cuivres, rouges, O ; flûtes, jaunes, U.

Et Ghil complète :

« …… , ie et ieu seront pour les Violons angoissés ; ou, iou, ui et oui pour les Flûtes aprilines ; , et in pour les Harpes rassérénant les Cieux ; oi, io et on pour les Cuivres glorieux ; ia, éa, oa, ua, oua, an et ouan pour les Orgues hiératiques.

Mais plus, autour de ces sons, se grouperont : pour les Harpes, les t et d stériles, et l’aspirée h, et les g durs et mats ; pour les Violons, les s et les z loin aiguisés, et les ll mouillées et dolentes et les v priants ; pour les Cuivres, les âpres r ; pour les Flûtes, les graciles l simples, et les enfantins j, et I’f soupirante ; pour les Orgues, les m et n prolongeant un mouvement muable lourdement : plus s’entendra par le matin poétique l’aubade de mon désir !…… » Et de ravissants développements suivent et précèdent, que ce serait gâter que de les citer par fragments. Mais soyez sûr que cet opuscule est une chose très forte, et curieuse merveilleusement.

Quant aux vers que va voir se dérouler l’avenir, somptueux, musicaux (non musiciens ! insiste Ghil, au Traité), profonds et doux, quelle meilleure fête pour nous malins, qu’un tel apparent, peut-être, paradoxe mis en œuvre ?


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