Reportages à Constantinople (Loti, Le Monde illustré)/01
L’Investiture du Sultan Abd-ul-Hamid (Kilidj-Alai)
ette cérémonie imposante a eu lieu le 7 septembre
avec beaucoup d’éclat et au milieu d’un
concours immense de spectateurs. Dès le matin,
presque toute la population de la capitale était
en mouvement, et dans les rues on voyait des groupes
nombreux se dirigeant vers Edirné-Capou et Eyoub,
afin de saluer le nouveau souverain sur son passage.
Vers midi, le sultan quittait le palais de Dolma Baghtché
et se rendait par mer à Eyoub, où l’attendaient le
corps des ulémas et les hauts dignitaires de l’État. Deux
caïques à sept paires de rames ouvraient la marche ; puis
venait le caïque de parade, dans lequel Sa Majesté avait
pris place avec quatre personnages de sa suite ; ensuite
on voyait une autre embarcation semblable portant les
princes de la famille impériale, et deux autres caïques
du palais. La flottille, saluée par l’artillerie des navires
turcs et étrangers couverts de pavois et par les hourras
des matelots rangés sur les vergues, se dirigea vers
Eyoub au son de la musique des troupes échelonnées
à Tophané, à la pointe du Séraï et sur le quai de l’Amirauté.
Dans la mosquée d’Eyoub, après les prières d’usage,
le délégué du Hunkiar Mollah de Koniah ceignit
Sa Majesté du sabre d’Othman, et, après cette cérémonie
et la visite (ziaret) aux sanctuaires attenant à la
mosquée, le sultan monta sur un magnifique cheval
blanc richement caparaçonné d’or, et accompagné de
tout le corps des ulémas et d’un grand nombre d’officiers
supérieurs et de hauts fonctionnaires, il se rendit
au palais de Top-Capou. Sur tout le long parcours, depuis
Eyoub jusqu’au Babi-Houmayoun, des bataillons
de ligne, de rédifs, de zaptiés, ainsi que les élèves des
écoles militaires, faisaient la haie et contenaient l’immense
foule de curieux. En tête du cortége marchait
une escouade de zaptiés à cheval et quelques peiks du
palais en uniforme rouge et avec kalpaks à panache ;
puis venaient six des plus beaux chevaux de selle de Sa Majesté, richement caparaçonnés et conduits par des
palefreniers en livrée. Ensuite on voyait arriver par petits
groupes les officiers, fonctionnaires civils et ulémas
en grande tenue et à cheval, accompagnés de leurs domestiques
et saïs. Chaque groupe était précédé d’un
peik en livrée du palais, qui réglait la marche du cortége ;
l’ordre de la marche était disposé de façon que
les fonctionnaires les plus anciens en grade étaient les
plus rapprochés de la personne du souverain. L’aspect
de cette longue file de chevaux superbes, splendidement
caparaçonnés et portant des cavaliers richement vêtus
d’uniformes divers, était des plus imposants. On remarquait
surtout les magnifiques robes du clergé musulman,
de couleur café, violette et verte, selon le grade
que les ulémas occupent dans la hiérarchie ecclésiastique.
Enfin parut le cheikh-ul-islam, suivi d’un grand
nombre de domestiques à pied, et puis, au milieu d’une
double file de gardes du corps à pied en uniforme rouge
et coiffés de kulpaks à panache, le sultan Abd-ul-Hamid
à cheval, en tunique bleu foncé, richement brodée d’or.
Sa Majesté, qui était accueillie sur son passage par
l’hymne national et les hourras des soldats, portait le
cordon vert de l’Osmanié et un simple fez sans aigrette.
Le cortége, après être entré en ville par la porte d’Edirné-Capou,
dans le voisinage de laquelle trois tentes
avaient été dressées pour le corps diplomatique, s’achemina
vers Babi-Humayoun en passant par le Divan-Youlou.
À Sultan-Mahmoud-Turbessi, le sultan s’arrêta
quelques minutes pour prier sur la tombe de son grand-père
Mahmoud, puis le cortége reprit sa marche et arriva
vers les dix heures à la turque à Sop-Capou, où le
nouveau souverain fut salué par une salve de vingt et
un coups de canon. Après avoir pris quelques instants
de repos au palais de Seraï-Bournou, le sultan s’y embarqua
vers les onze heures et rentra à Dolma-Baghtché
au milieu de nouvelles salves d’artillerie. Le soir, la
capitale et les villages de la banlieue étaient brillamment
illuminés.
On comprend que nous nous soyons étendus sur cette curieuse cérémonie, que le Monde illustré n’a pas encore eu l’occasion de traiter ; nous avons été admirablement servis par nos zélés correspondants, dont la tâche était extrêmement difficile et délicate, surtout en ce qui concerne l’intérieur de la mosquée sacrée d’Eyoub, où un chrétien n’est censé jamais entré… Nous avons donc choisi surtout, parmi tous ces envois, ceux qui représentent ce sanctuaire encore ignoré, en diminuant l’importance de ceux qui sont du domaine public, tel que : le sultan Abd-ul-Hamid II se rendant à la mosquée d’Eyoub. Le spectacle en est cependant admirable au milieu de cette immense flottille de navires de toute forme et de toute nationalité, pavoisés pour la grande circonstance, et de cette innombrable foule bariolée qui encombre les barques et les quais, et enfin devant ce décor unique au monde de la Corne-d’Or, où palais, dômes et minarets émanent éclatants d’une luxuriante végétation, sous le plus pur bleu du ciel.

CONSTANTINOPLE. — Investiture de S. M. Abd-ul-Hamid II. — Débarquement du Sultan au pied de la mosquée d’Eyoub. (Dessin de M. Scott, d’après le croquis de M. Julien Viaud.)
Ces caïques de gala sont des merveilles.
Nagés par vingt-six rameurs, leurs formes ont l’élégance originale de l’Orient ; ils sont d’une grande magnificence, entièrement ciselés et dorés et portent à l’avant un aigle et un éperon d’or. La livrée des laquais de la cour est verte et orange, couverte de dorures. Le trône du sultan, orné de plusieurs soleils, est placé sous un dais rouge et or ; le dais est entouré d’une balustrade d’argent finement découpée et surmonté d’un grand soleil d’or. Les bateliers rament de bout et se prosternent chaque fois qu’ils retirent de l’eau leurs avirons dorés. — Nous retrouvons ces caïques à l’arrivée du sultan au pied de la mosquée d’Eyoub. Le sultan est reçu là par quelques grands dignitaires et suit, entre deux haies de cavaliers richement ornés, le chemin qui conduit au vieux temple sacré.

CONSTANTINOPLE. — La Corne d’or. — Le Sultan, en caïque de gala, se rend à la mosquée d’Evoub. — (Dessin de M. Férat, d’ap. croq. de M. Hayette.)
La mosquée d’Eyoub, située au fond de la Corne-d’Or, fut construite sous Mahomet II, sur l’emplacement du tombeau d’Eyoub, compagnon de Mahomet ; l’accès en est de tout temps interdit aux chrétiens, et les abords même n’en sont pas sûrs pour eux.
Ce monument est construit en marbre blanc ; il est situé dans un lieu solitaire, à la campagne, et entouré de cimetières de tous côtés, On voit à peine son dôme et ses minarets sortant d’une épaisse verdure de platanes gigantesques et de cyprès séculaires. Les chemins de ces cimetières sont très-ombragés et sombres, dallés en pierre ou en marbre, chemins creux pour la plupart. Ils sont bordés d’édifices de marbre, dont quelques-uns sont fort anciens ; leur blancheur inaltérable tranche sur les teintes foncées des cyprès. Des centaines de tombes dorées et entourées de fleurs se pressent à l’ombre le long de ces sentiers ; ce sont les tombes des grands dignitaires musulmans, des anciens pachas et des cheikh-ul-islam. Nous avons une gravure montrant Abd-ul-Hamid pénétrant dans la mosquée d’Eyoub.

CONSTANTINOPLE. — Cérémonie de l’investiture. — Entrée d’Abd-ul-Hamid dans la mosquée sainte. — (Dessin de M. Vierge, d’après le croquis de M. Julien Viaud.)
Les musulmans seuls, et les musulmans de distinction, sont admis à la cérémonie du sacre (prise du sabre d’Othman).
Pour arriver au sanctuaire d’Eyoub, il faut traverser deux grandes cours plantées d’énormes platanes abritant des tombeaux dont l’accès est absolument interdit aux étrangers. Malgré cette interdiction, on verra, par les détails précis de nos gravures, que le Monde illustré a su prononcer le fameux : Sesam, ouvre-toi ! de certain conte arabe.

CONSTANTINOPLE. — Costume des gardes et des hallebardiers formant le cortége du Sultan dans la mosquée d’Eyoub. — (Dessin de M. G. Janet, d’après le croquis de M. Julien Viaud.)
Le sultan venant de ceindre le sabre d’Othman dans la mosquée d’Eyoub est donc, avec la précédente, une page des plus curieuses que nous certifions des plus exactes. Cela nous dispensera de la décrire davantage, pas plus que celle, non moins curieuse, représentant le cortége du sultan à sa sortie de la mosquée. C’est un costume bizarre que celui de ces hallebardiers à tunique rouge, à pantalon bleu et à chapeau conique en velours cramoisi, orné d’un soleil d’or et surmonté d’une gigantesque aigrette ou plumet. Le sultan est absolument ombragé par ces coiffures grotesques.

CONSTANTINOPLE. — Cérémonie de l’investiture. — S. M. Abd-ul-Hamid II venant de prendre le sabre d’Othman dans la cour de la mosquée d’Eyoub. — (Dessin de M. Ferdinandus, croquis de M. Hayette.)
Le cortége du sultan dans les rues de Constantinople à été décrit longuement plus haut. Nous avons choisi l’endroit où la foule se montre le plus compacte et où sont les plus longues estrades dressées pour les personnes de distinction et pour les dames turques.

CONSTANTINOPLE. — La place Sainte-Sophie. — Le Sultan, après l’investiture, se rend au palais de Top-Capou. (Dessin de M. Valnay, d’après le croquis de M. Ananian.)
Il y a là un grand contraste entre ces fêtes et les horreurs que contenait notre dernier numéro. Puisse le nouveau sultan inaugurer une ère de pacification et de modération pour l’avenir, puisse l’armistice volontaire devenir sérieux, et nous permettre d’effacer de notre journal la rubrique trop souvent mise ici en vedette : guerre turco-serbe.