Reportages à Constantinople (Loti, Le Monde illustré)/05
Constantinople
nous faudrait tout un numéro pour reproduire
les articles et les croquis que nous recevons de
Constantinople, à l’occasion de l’ouverture de la
conférence et de la proclamation de la nouvelle
Constitution. Nous sommes obligés de nous borner aux
choses les plus saillantes, pour laisser la place aux autres
actualités. Si notre dessin de la conférence est un
peu restreint, c’est que nous avons publié déjà les portraits
de ses membres, et que la salle, désormais historique,
où elle se tient n’a rien de bien pittoresque.
Voici, d’ailleurs, une sérieuse description du palais de
l’Amirauté :
La salle où sont réunis les diplomates qui travaillent en ce moment à rendre la paix à l’Orient et à l’Europe mérite, sans doute, une mention spéciale, car, quelle que soit l’issue de la conférence, un intérêt durable s’attachera toujours aux lieux qui ont été le théâtre de si graves délibérations. Les notes que je vous envoie ont été recueillies sur place, pendant que votre dessinateur, M. Hayette, crayonnait les particularités les plus remarquables de cette salle, désormais historique. Le palais de l’Arsenal, où se réunissent les plénipotentiaires, est bâti au bord de la Corne-d’Or, sur la rive droite du golfe, quand où vient du Bosphore, et sa trompeuse élégante sert à masquer les horreurs du bas quartier turc de Kassim-Pacha, sale, fangeux et misérable entre tous. Le Ghetto de Rome est un lieu de délices auprès de ce fouillis de décombres et d’immondices.
Le palais, à peu près carré, est construit en pierre blanche ou badigeonnée en blanc, sauf le contour des fenêtres et certains pans de murs qui sont peints en rouge sang de bœuf, et le tout fait de loin l’effet d’une grosse pièce montée de pâtisserie faite de crème et de chocolat. De près, c’est dur, cru et surtout dégradé, comme tout ce qui existe en Turquie. La première résidence officielle du grand-amiral fut d’abord construite en bois, comme beaucoup de konaks et de yalis même des plus grands seigneurs.
Un jour, Abdul-Aziz, qui avait fait construire ce grand chalet, le trouva de mauvais goût, ordonna de le démolir et d’élever à sa place le palais qui existe aujourd’hui. Cette nouvelle fantaisie coûta quelque dix millions… aux créanciers de la Turquie.
À l’intérieur, une spacieuse cour carrée, avec une double colonnade de marbre blanc, est éclairée par un ciel ouvert, et il faut bien les rayons du soleil d’Orient pour égayer un peu ces grandes surfaces blanches, nues et tristes, dépourvues de toute espèce d’ornement. Une balustrade de marbre blanc couronne l’édifice en encadrant sa toiture peu saillante et invisible du bord de l’eau, La façade principale, avec colonnades et portique, se développe le long de la Corne-d’Or. À la gauche du palais s’étendent les chantiers, les bassins de l’Arsenal, dont l’entrée est sévèrement gardée par d’inflexibles sentinelles, Plusieurs bouées énormes, placées en avant de l’Arsenal, portent des pavillons destinés aux corps-de-garde, qui interdisent l’approche de ces lieux aux caïques indiscrets et n’y laissent pénétrer que les soldats de marine et les employés pourvus de leur carte ou teskéré.
Une petite terrasse sépare le palais de la mer ; il y croît un gazon maigre et une douzaine d’acacias chétifs y grillent aux rayons du soleil, en été, et frissonnent aujourd’hui au souffle glacé du vent de Thrace.
La salle affectée aux séances de la conférence fait partie des appartements réservés au sultan dans le palais de l’Arsenal. Deux fenêtres donnent sur la Corne-d’Or, et, de l’autre côté de l’eau, l’horizon est borné par la chaîne des sept collines qui portent Stamboul, ses mosquées, ses tours, ses palais et les arceaux brisés du vieil aqueduc de Valens. Tout à fait en face du palais est le Phanar ou quartier des Grecs de Constantinople, où des maisons de bois, irrégulières et délabrées, masquent à peu près entièrement la vieille cathédrale, humble et basse, et la grande masure appelée le Patriarcat,
La vaste nappe de la Corne-d’Or est sillonnée par d’innombrables caïques, dont les bateliers portent le fez, le turban et d’éclatantes chemises de couleur. De temps à autre, l’onde s’agite et écume sous les roues des bateaux-omnibus, qui partent du pont du Bosphore et vont jusqu’à la mosquée d’Eyoub, où les sultans ceignent le sabre d’Osman le jour de leur avénement.
En face du palais se tient, immobile et rêveuse, une Vieille frégate-école, démâtée, désarmée, désemparée, saisissante image du vaisseau de l’État, comme dirait M. Prudhomme. La proue porte encore le faucon doré de la maison d’Osman ; mais le bec de l’oiseau est émoussé, et le frôlement d’un cuirassé lui a cassé dernièrement une de ses ailes. Tout autour voltigent les mouettes, qui tantôt plongent leur long bec avide à la poursuite de leur proie, tantôt se reposent à la surface de l’eau et se font bercer par les flots doucement agités. Les autres fenêtres de la salle donnent sur le petit port, où s’abrite la flottille des caïques. Plus haut, le regard découvre le sommet de la tour de Galata, le palais d’Angleterre, le versant nord de Péra et le grand cimetière du Téké, où dorment des milliers d’Osmanlis à l’ombre des vieux cyprès qui dévalent tout le long de la colline, depuis l’hôtel de la Municipalité jusqu’à la mer.
L’ameublement de la salle est modeste et banal, à l’exception du riche tapis de Smyrne, dont la laine est déjà fatiguée et légèrement éraillée, Un buffet en bois de chêne porte une pendule et deux candélabres d’argent à trois branches, lourds et de mauvais goût. Des candélabres tout pareils se retrouvent sur la cheminée de marbre blanc, à incrustations jaunes, et y font compagnie à de faux vases de Chine, dont la laideur, comme couleur et comme forme, n’a pas été dépassée. Quatre sophas et douze fauteuils sont recouverts en damas à fond rose, à petits ramages bleus et verts, le tout très-fané. Les tentures de la porte et des fenêtres sont de la même étoffe. Les murs, peints en jaune pâle, sont nus comme la main où comme la Vérité. Un poêle de fonte dissimulé dans une gaine en bronze, et dont les tuyaux vont sortir par un carreau de vitre, dépare étrangement cette pièce et représente la vulgarité du confort européen faisant irruption dans la poésie de l’Orient. Cette poésie s’est réfugiée au plafond, où de merveilleuses arabesques folâtrent sur un fond d’or, et dans les quatre motifs des angles, traités avec beaucoup de soin et offrant à nos regards charmés des yalis élégants, des mosquées, des minarets s’élançant du milieu des palmiers vers le ciel bleu, Une grosse chaîne dorée retient un grand lustre, blanc et rose, suspendu au milieu de la table. Celle-ci est parfaitement ronde et recouverte du traditionnel tapis vert.
Voici pour le décor, quant à la mise en scène, on comprendra que notre artiste n’ayant pas assisté à la conférence, il en a placé les personnages selon les relations d’un assistant obligeant.

La Conférence plénière de Constantinople au palais de l’Amirauté, le 23 décembre 1876. — (Dessin de M. Ferdinandus, d’après le croquis de M. Hayette.)
Voici maintenant comment le Phare du Bosphore résume la cérémonie de la proclamation :
« À sept heures et demie à la turque (environ midi), la Constitution a été proclamée dans la cour de la Sublime-Porte sous une pluie battante qui a beaucoup gâté la fête. La cérémonie a duré une demi-heure.
« Saïd-Bey a présenté la Constitution dans une bourse en velours ornée de diamants à S. A. le grand-vizir, qui l’a remise au Beylektchi effendi, après avoir prononcé une courte allocution.
« Étaient présents : S. A. le Chéik-ul-Islam, le corps des ulémas, les fonctionnaires de tout grade en brillant uniforme et une foule immense.
« La lecture de la charte, interrompue fréquemment par des cris enthousiastes, a été salue par la musique militaire et par des salves d’artillerie.
« Les soldats formaient la haie, Après la cérémonie, S. A. Midhat-Pacha a reçu les félicitations de tous les fonctionnaires, ainsi que de S. S. le patriarche œcuménique. »
Nous n’avons pas à publier ici ladite Constitution, qui regarde surtout les journaux politiques. Quant aux réjouissances qui ont suivi cet événement, elles ont duré toute la nuit du 23 décembre.
Nous avons choisi parmi toutes sortes de démonstrations joyeuses, illuminations, etc., etc., l’aspect assez original de la place du Séraskiérat pendant cette même nuit.

CONSTANTINOPLE. — Illumination de la place de Stamboul (Séraskierat) et démonstration des Softas en l’honneur de la Constitution, dans la nuit du 23 décembre.
(Dessin de M. Scott, d’après le croquis de M. J. Viaud.)
« Un millier de softas, nous dit notre correspondant, débouchent par la porte centrale du fond et se dirigent vers le premier plan, portant des fanaux et des drapeaux ottomans. Les softas, après avoir fait une ovation à Midhat-Pacha, ont traversé la place du Séraskiérat pour se rendre à la mosquée Suleïmanieh, y faire une prière publique. Ils sont allés ensuite devant le palais de Dalma-Bagtché acclamer le sultan, et sont rentrés à Stamboul par la grande rue de Péra, acclamant en passant l’ambassadeur d’Angleterre et le marquis de Salisbury. L’enthousiasme était grand cette nuit-là à Constantinople, et les manifestations ont duré jusqu’au jour. La première réunion de la conférence a eu lieu au palais de l’Amirauté, le 23 décembre, en même temps qu’à l’autre bout de Stamboul on proclamait la Constitution. C’était là un effet combiné à dessein ; pendant le discours d’ouverture prononcé par Safvet-Pacha, le canon annonçait la promulgation de la charte. »

La Constitution de l’empire ottoman proclamée à la Sublime-Porte, le 23 décembre 1876, à midi (le 7 Zi-il-jiddjé 1293), à sept heures et demie à la turque).
(Dessin de M. Valnay, d’après le croquis de M. J. Viaud.)