Reportages à Salonique (Loti, Le Monde illustré)/02
Les obsèques des consuls de France et d’Allemagne à Salonique
es trois journées qui suivent les exécutions du
mardi 16 mai sont des journées d’attente. Il se
fait grand tapage en rade, les pavillons toujours
en berne ; les amiraux et commandants
continuent à se visiter ; les coups de canon se tirent à
raison de plusieurs centaines par jour, et l’arrivée du
grand-duc Alexis de Russie vient compliquer encore ce
bruyant cérémonial.
Les officiers et équipages ne mettent pied à terre qu’en service et en armes ; il règne dans Salonique une grande effervescence, et le nouveau pacha en est dans un fort embarras. On conserve les corps des consuls au moyen de la glace dans des chapelles, et on ne sait comment s’y prendre pour les funérailles qui menacent d’amener un soulèvement général.
Enfin, le 19 au soir, toutes les mesures étant prises par le gouvernement turc, les états-majors des bâtiments présents sont conviés pour le lendemain matin à la cérémonie funèbre.
Le 20, à six heures, des canots nombreux amènent à terre les officiers en grande tenue ; des détachements de matelots français, prussiens, anglais, russes, italiens et autrichiens, descendent en armes ; une population immense encombre les quais, les rues, les fenêtres et les toits. Une haie de soldats turcs marque le parcours du cortége et ferme par prudence toutes les rues transversales ; la foule silencieuse paraît peu satisfaite et contenue par la force ; il suffirait d’un rien pour détruire cet équilibre factice et amener un incalculable gâchis.
On se rend à la chapelle des Sœurs françaises, où se dit une messe mortuaire devant le corps du consul de France. Les prêtres grecs occupent la gauche du chœur ; les aumôniers, la droite. Aux premiers rangs des auditeurs, les amiraux, le pacha et les dignitaires musulmans ; à gauche du cercueil, un détachement de matelots prussiens ; à droite, en face, un détachement de matelots français : tous, la baïonnette au haut du fusil, amis pour l’instant, et s’observant avec curiosité.
Le corps est enlevé par des hommes de la frégate la Gauloise et porté à bras, sur un long parcours, jusqu’au quai, où l’attendent les canots de l’escadre ; les clergés, les états-majors et une grande foule de fonctionnaires l’accompagnent jusqu’à son embarquement, que les bâtiments de la rade saluent de plusieurs coups de canon. Il est conduit à bord de la Gauloise, où il doit rester jusqu’au départ du paquebot de Marseille.
Et le cortége se remet en marche à travers les petites rues tortueuses du quartier juif. Les officiers français, qui avaient occupé jusque-là la tête de la ligne, cèdent cette fois le pas aux officiers allemands : les matelots aussi intervertissent les rôles ; les Français passent gauche, les Allemands à droite, et tout le monde s’achemine vers la chapelle grecque des Frères lazaristes.
Le fond de cette chapelle est occupé par une antique boiserie sculptée et dorée, couverte de peintures byzantines sur fond d’or ; au plafond sont suspendus des saints ailés et des girandoles.
Le corps est exposé sur des fleurs, dans une bière ouverte ; il est couronné de lauriers roses ; le visage est déchiré et meurtri. Les « popes » (prêtres) l’entourent ; leurs têtes vénérables sont ornées de longues barbes ; leurs manteaux, très-somptueux, sont brochés de soie et d’or ; la figure du « despote » (archevêque) est remarquablement belle et son costume est éblouissant. Tous ces graves personnages tiennent des lanternes ou des faisceaux de bougies allumées, au bout de longues hampes enroulées de rubans ; ils chantent des litanies fort longues, sur un air vif, d’une gaieté sautillante et nasillarde.

À l’église grecque. À l’église catholique. Dans une rue. Vue de la ville.
ÉVÉNEMENTS D’ORIENT. — Les obsèques des consuls, à Salonique. — (Dessin de M. Vierge, d’après les croquis de MM. Julien Viaud et Mary Skyros.)
Le corps est, après le service, enlevé à bras par les hommes de la Medusa (corvette prussienne) et commence une interminable promenade par la ville, les popes et les bannières en tête, C’est un usage turc de promener ainsi les cadavres à découvert par les rues, et les femmes pleurent sur leur passage. Le long cortége marche une heure environ, dans des quartiers impossibles, des rues parfois si étroites qu’on y passe à peine deux de front. Partout d’étranges constructions, des terrasses branlantes, des fenêtres grillées, des balcons avancés, remplis d’une foule bizarre ; les toits, les arbres, tous les angles des maisons, sont chargés à rompre de curieux turcs, juifs ou grecs ; de vieux bonshommes à turban perchent comme des singes sur les branches des platanes ; il suffirait à cette foule de se laisser choir sur nos têtes, ou seulement de se refermer sur nous, pour nous anéantir. Il y a panique à deux reprises ; queue du cortége est serrée par les curieux ; il s’ensuit des coups de poing et des bousculades, les matelots croisent lu baïonnette, et on pense que c’est là l’étincelle attendue pour allumer l’incendie général. Mais les policiers apaisent le tout en frappant à tour de bras sur leurs compatriotes ; le danger est conjuré.
Sur toutes les murailles est placardée une ordonnance du pacha dont voici la traduction :
« Article 1er. — Toute maison d’où tomberait, même par hasard, un objet quelconque sur le cortége, sera rasée séance tenante et ses habitants pendus.
« Article 2. — Tout individu qui sera trouvé dans la foule porteur d’une arme sera pendu sur-le-champ. »
Dans la cour de la métropole grecque, le corps est mis en terre, On entend de loin une salve des canons de tous les bâtiments de la rade et les pavillons en berne sont remis à poste. Le cortège, à la débandade, rejoint ses canots, et le pacha respire : la grande représentation était jouée, elle avait fini sans encombres.
L’histoire se termine-t-elle là ? Il est impossible de le dire encore. On avait projeté et préparé une grande exécution d’ensemble, — et plusieurs Turcs avaient été officieusement avertis qu’ils seraient du nombre des pendus. Si le phénomène se produit, le Monde illustré en sera de suite informé.