Requête d’un poëte à M. de Vattan, pour être exempté de la capitation

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Requête d’un poëte à M. de Vattan, prévost des marchands de Paris, pour être exempté de la capitation.

1740–41



Requête1 d’un poëte à M. de Vattan2, prévost des marchands
de Paris, pour être exempté de la capitation
3.

Voyez, Seigneur, ce que c’est que le monde !
Que je le hais ! qu’en malice il abonde !
Mais ce qui plus excite mon courroux,
De l’heur d’autrui c’est qu’il est très jaloux :
Jaloux (hélas ! je frémis quand j’y pense !)
Jusqu’à vouloir rogner sur ma pitance,
À moi, chétif, qui n’ai pour revenus,
Tout bien compté, que cent moins quatre écus.
Pour un rimeur la somme n’est pas mince ;
Las ! je le sçais, et vivrois comme un prince
Si l’on vouloit ne rien prendre dessus ;
Mais il me faut mes cent moins quatre écus.
Ces écus-là je les divise en douze,
C’est huit par mois, dont, si je ne me blouze,
Après avoir aquité mon loyer,
Le blanchisseur, l’auberge et le barbier,
Sans faire un sol de depense frivole,
Il ne sçauroit me rester une obole ;
Ou, si l’on croit qu’il en puisse rester
(Je ne suis point un homme à contester),
Que l’on me trouve une honnête personne
Qui me défraye, et pour lors j’abandonne,
Sans rien ôter, ni donner rien de plus,
À qui voudra mes cent moins quatre écus :
Du revenant je consens qu’il profite.
Mais quel mortel, fût-ce un autre Stylite,
Mangeant pour vivre et vivant de fruits cruds,
Vivroit à moins de cent moins quatre écus ?
Et cependant, certain monsieur Cozette,
Homme zélé, sur tout pour sa recette,
Veut qu’aujourd’hui, plus sobre qu’un réclus,
Je vive à moins de cent moins quatre écus ;
Ce beau Monsieur (dont le ciel me delivre !)
Veut que je paye onze fois une livre,
C’est onze francs, ou Baresme est un sot4.
Or, avec quoi ? car, enfin, de mon lot,
Tout calcul fait, il est clair qu’il ne reste
À mon rimeur pas la valeur d’un zeste,
Et pour quiconque entend le numéro5
Un zeste vaut à peu près un zéro.
Pourquoi me faire une taxe si forte ?
Mais après tout, dans le fonds, que m’importe ?
La taxe n’est que pour qui peut payer.
Et, par bonheur, n’ayant sol ni denier,
Point de contrats, de maison, ni de rente,
Point d’autre effet qu’une table pliante,
Une escabelle, avec un vieux chalit,
Quelque bouquin déchiré qui moisit,
Je ne crains point qu’un suisse à large échine
Vienne en jurant camper dans ma cuisine,
Boire mon vin, dépenser mon argent,
Ni démeubler mon riche appartement6,
Grace à Phébus, je suis logé sans faste
Dans un recoin qui n’est ni beau ni vaste ;
Force papier, pour moi seul précieux,
Dont les sergens ne sont point curieux,
Voilà de quoi notre tenture est faite.
Avec cela, sans ce monsieur Cozette,
J’aurois vécu plus content qu’un Crésus
Et dépensant mes cent moins quatre écus.
Peut-être aussi qu’à cause de l’étage
Ce receveur a cru qu’il étoit sage
De me taxer suivant mon escalier ;
Mais ce troisième est chez moi le dernier.
Et puis, seigneur, ce n’est point par ma faute
Si la maison n’est pas un peu plus haute.
En pareil cas, si pour ne rien payer
Il ne falloit que loger au grenier,
J’y logerois ; mais, hélas ! mons Cozette
Dans son grenier taxeroit un poëte.
Delivrez-moi, seigneur, par charité,
De ce monsieur qui m’a tant maltraité.
Onze francs ! Moi ! J’en suis tout immobile ;
Autant vaudroit qu’on eût mis onze mille.
Pour abréger, sans façon rayez-moi
De son registre ; ou si je dois au roi
Quelque tribut, seigneur, taxez ma veine
À tant de vers qu’il vous plaira… Sans peine
Je rimerai pour chanter ses vertus ;
Mais laissez-moi mes cent moins quatre écus.




1. Nous n’avons trouvé cette pièce que dans un recueil françois qui se publioit à Londres au dernier siècle, Le nouveau Magazin françois, ou Bibliothèque instructive et amusante pour le mois de janvier 1750 ; in-8, p. 206–208.

2. Félix Aubery, marquis de Vattan. Il ne fut prévôt des marchands que de 1740 à 1741. La date de la requête qu’on lui adresse ici n’est donc pas bien difficile à préciser.

3. C’étoit une taxe par tête, comme son nom l’indique. On ne l’imposoit que dans les grands besoins de l’État. Un édit du 18 janvier 1695 l’avoit établie, à condition qu’elle cesseroit à la fin de la guerre, ce qui eut lieu en effet ; mais elle ne tarda pas à revivre, et cette fois pour ne plus cesser. Elle est remplacée aujourd’hui par ce que nous appelons la contribution mobilière et personnelle. La connoissance de toutes les affaires concernant la capitation étoit attribuée au prévôt des marchands ; de là la requête du poëte à M. de Vattan.

4. J. J. Rousseau, lorsqu’il logeoit, en 1772, au cinquième étage de l’hôtel Plâtrière, dans la rue du même nom, fut aussi poursuivi pour sa capitation, qu’il s’obstinoit à ne pas vouloir payer. Elle ne se montoit qu’à 3 livres 12 sols ; mais il soutenoit que la ville lui devoit 60 mille livres pour son Devin de village, et qu’elle avoit par conséquent de quoi se payer des 3 livres 12 sols réclamés. On n’y voulut point entendre, et peu s’en fallut qu’on n’envoyât garnison chez l’auteur d’Émile. Enfin, l’affaire étant venue devant le prévôt des marchands, il décida qu’on lui feroit remise de la taxe.

5. « De l’Italien introducteur de ce jeu (la blanque), dit Pasquier, nous usâmes du mot numero au lieu de nombre qui nous est naturel en françois ; et dismes celuy entendre le numero, qui n’avoit oublié le nombre sous lequel sa devise estoit enregistrée. Et depuis accommodasmes cette manière de parler en toute autre chose, disant qu’un homme entendoit le numero quand il avoit certaine information et cognoissance d’une chose. » (Recherches de la France, liv. 8, ch. 49.) Plus tard, entendre le numéro vouloit dire être rusé, adroit. Il n’etoit lors, dit La Fontaine, conte de Richard Minutolo,

Il n’étoit lors, de Paris jusqu’à Rome,
Galant qui sût si bien le numéro.

À la fin du dernier siècle, cette locution n’avoit plus d’usage qu’en d’assez méchants lieux. L’auteur anonyme des Numéros parisiens, Paris, 1788, in-8, écrit, p. vij : « Je l’appelle (ce livre) les Numéros parisiens parce que les escrocs disent d’une personne qu’ils n’ont pu duper : Celui-là sait le numéro, il n’y a rien à faire. » En note, il ajoute : « Il est vrai que c’est une façon de parler très usitée à Paris, parmi les joueurs et autres chevaliers d’industrie. » Elle n’avoit pas, du reste, attendu 1788 pour en arriver là, tant il est vrai que du vocabulaire du commerce à celui du vol il n’y a que la main. Énay dit dans Fæneste (édit. elzev., p. 156) : « Il étoit emporte-manteau. C’est entendre le numéro, ou je ne m’y connois pas. »

6. Il veut parler ici des archers qu’on mettoit en garnison chez quiconque refusoit de payer. Ils avoient charge de ronger le débiteur récalcitrant jusqu’à ce qu’il se fût exécuté. Aussi, dans l’ancienne coutume, sont-ils appelés comestores, ce que la coutume de Tournai traduit par mangeurs. Aujourd’hui l’un des papiers, à nuances menaçantes, que le percepteur vous envoie pour hâter le paiement des contributions, porte encore sur son titre : Garnison. En Allemagne, les créanciers s’y prenoient à peu près de même ; seulement, ils gardoient pour eux-mêmes le rôle de mangeurs, et, comme ils pouvoient craindre que la cuisine ne fût maigre chez le débiteur, c’est à la taverne qu’ils s’alloient mettre en exercice. « Il protestoit, lit-on dans les Contes d’Eutrapel, demeurer sur les bras et depense de son hoste, comme en la coustume d’Allemaigne, où le creancier, à faute d’être payé au jour dit, se va loger en la meilleure hôtellerie, y boit, mange et fait grande chère aux dépens de son débiteur, jusqu’à l’entier payement. » (Les Contes et Discours d’Eutrapel, 1732, in-12, t. 1, p. 114.)