Restons chez nous !/Chapitre XIX

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 153-157).

XIX



LE foyer ! c’est vers lui, lui seul, que s’envolent toutes les pensées de Paul durant ces longues journées où il est occupé à transporter sur son dos, des bateaux sur les quais et des quais dans les bateaux, de lourds ballots de marchandises. Paul savait maintenant assez l’anglais pour se dire souvent : “Be it never so humble, there’s no place like home.” Quelque modeste qu’il soit, rien ne vaut le foyer.

Ah ! comme il l’aurait aimée la charrue, maintenant qu’il ne pouvait plus en tenir les mancherons : comme il l’aimait à présent son village de Bagotville avec ses coins d’Éden, la belle Baie des Ha ! Ha ! aux flots si bleus, irisés. Devant ces images de la patrie lointaine, le pays qui l’avait tant charmé dans ses rêves et qu’il habitait maintenant lui apparaissait tout-à-coup opprimant, mortel…

On n’aime jamais plus son pays que quand on s’en est éloigné et qu’on ne peut plus y revenir. C’est toujours l’éternel et irrésistible attrait du fruit défendu qu’il exerce sur nous ; il n’est pas un homme, on le sait, dans tous les temps et dans tous les lieux, qui ne se soit montré sous ce rapport, digne fils de notre mère commune Ève.

Rien comme l’exil durement accepté pour nous faire remonter le flot de nos souvenirs de la famille. Paul, durant ses heures de travail, revoit, lui, jusqu’aux inoubliables années de l’enfance. Que c’était loin et quelle tristesse ensuite !… Les parents tenaient, à la vérité, une bien large place, dans ses pensées. Leur cher souvenir était pour ses heures calmes et de travail le seul qui fût presque du bonheur.

Quelle place tiennent en ce monde les vieux parents et comme on s’aperçoit du vide qu’ils font quand ils ne sont plus là.

C’était à sa mère surtout qu’il pensait, et à ce souvenir son cœur se déchirait. Il avait plus que jamais l’impression de tout ce qu’il lui avait fait souffrir, les déceptions suprêmes qu’il lui avait causées à l’heure de son départ. Sa mère ! mais elle pourrait mourir pendant qu’il ne serait pas là, son père, aussi… Jusqu’à ce moment, la possibilité de perdre ces deux êtres chéris pendant son absence ne s’était jamais présentée à son esprit, comme il arrive à ceux qui n’ont pas vu la mort frapper tout près d’eux… Et dans ce cercle des pures affections familiales veillant de loin sur lui, apparaissait la douce figure de Jeanne… L’aimait-elle comme autrefois, sa Jeanne ?… Oh ! oui, il n’en doutait pas ; elle l’aimait encore, bien fort ! Quand donc la reverrait-il ?

Alors, il s’épouvantait de la grande distance qui le séparait de ces êtres aimés. Il sentait l’angoisse d’être si peu de chose, d’être sans argent, eh bien, oui, sans argent pour revenir au pays…

Paul travaillait le jour, en face de la belle rade de New-York. Le spectacle était souvent pittoresque et bien propre, quelquefois, à chasser les papillons noirs autour de cerveaux malades. Durant les quelques minutes de loisir que lui laissait son travail et aussi, le soir, quand il revenait flâner sur les lieux où il avait peiné tout le jour, Paul s’amusait à ces spectacles mouvants, à voir partir et arriver les navires…

On n’a jamais suffisamment expliqué l’attrait irrésistible qu’exerce sur les âmes compliquées comme sur les simples, l’arrivée ou le départ des navires petits ou grands ; pas plus que l’on a expliqué ce besoin de crier, dans les mêmes circonstances, comme, d’ailleurs, dans n’importe quelle manifestation. Il semble que ce soit là, un des importants privilèges de la liberté individuelle sous quelque latitude que ce soit…

De temps en temps, un puissant transatlantique arrive, remorqué par un pilote expert, et semble une montagne au milieu d’une volée de menus bateaux pareils à des mouettes. Aussitôt la grande halle des compagnies transatlantiques s’anime et fourmille le monde ; le bateau n’est pas encore accosté que, malgré les défenses, hommes et femmes se faufilent à la rencontre des nouveaux arrivants pour embrasser une minute plus tôt, un parent, un ami… Le grondement de la vapeur, désormais inutile, qui s’enfuit dans le ciel en volutes argentées, le grincement des poulies, les courses désordonnées des passagers qui ont oublié ou perdu quelque chose, et qui retournent en grande hâte dans leur cabine, la révolte des gens pressés de partir contre les employés de la douane, bref ! tout le brouhaha que peut produire l’arrivée simultanée de douze ou quinze cents personnes, appartenant à toutes les classes de la société, encombrées de tous les paquets imaginables, cet ensemble à la fois touchant, comique et exaspérant, amusait l’exilé… Un navire n’était pas déchargé que d’autres approchaient à vitesse réduite, les pavillons au vent, répondant aux signaux des sémaphores… Au loin l’eau chatoyait comme une moire, des centaines de voiles blanches ou rousses, éparpillées, faisaient la pêche sur les bancs de sable et des nuées de mouettes voletaient tout autour, comme apprivoisées.