Restons chez nous !/Chapitre VI

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 49-53).


VI



LES jours se suivaient, âpres et pareils, formant ces interminables semaines dont on profite si bien à la campagne où tout le monde se prépare à la rude saison de l’hiver… C’est l’époque des longues veillées qui commence, des soupers à la lampe, si appétissants et si pleins de gaieté dans la chaleur ambiante du foyer.

La vie de famille s’épanouit à l’aise durant ces mélancoliques soirées d’automne, dans l’attente des premières neiges… Tout est maintenant à l’ordre dans les champs, les écuries et les granges. Dans quelques jours on rentrera les bestiaux à l’étable où on va les bourrer, durant tout l’hiver, de bonne paille fraîche et dorée, qui sent bon. L’on commence à battre en grange les grains de la dernière moisson et, tout le jour, le bruit cadencé du fléau battant l’aire coupe le grand silence de la campagne recueillie…

Qui n’a jamais assisté à ces scènes de la campagne, par un brumeux jour d’automne, ne sait pas ce que les choses les plus simples, les plus vulgaires en apparence, peuvent dégager de charme dans leur ensemble… Les rayons d’un tiède soleil tombent dans la cour de la ferme par-dessus les arbres rouges et dépouillés qui bordent les fossés. Sous le gazon tondu par les vaches et les moutons, picoté par les poules, la terre, imprégnée des pluies récentes, enfonce sous les pieds avec un bruit d’eau ; les arbustes à fruits du jardin, dépouillés de leurs feuilles, ne semblent plus que des fagots de branches qu’on a posés là, debout, sur le vert pâle de l’herbage. Tout est à l’abandon dans le pauvre jardin au sol jonché de fruits et de légumes gâtés, ratatinés et plissés par le froid et l’humidité, sentant la pourriture et le moisi, de détritus végétaux secs, de feuilles fanées, rougies, imprégnées d’eau et salies de terre… Autour de l’étable, quelques vaches courent les taches d’herbes, au milieu des flaques d’eau, et meuglent par moments vers la maison ; les volailles mettent un mouvement coloré sur le fumier, devant l’étable, et grattent, remuent, caquettent, tandis qu’un vieux coq chante sans cesse, cherche des vers pour ses poules qu’il appelle d’un gloussement vif. Le fermier qui fume ses terres, disperse vingt fois par jour la bruyante gent volatile, quand il arrive, assis, les jambes pendantes, sur son tombereau d’engrais… Le soir, tout bruit cesse, s’éteint, et la ferme et ses habitants entrent dans le calme des journées finissantes… Là-haut, dans le ciel, passent et repassent des tourbillons d’oiseaux, émigrant vers des pays plus cléments ; à chaque tour de leur vol, ils lancent, en signe d’adieu, leurs cris, comme une fusée…

À cette époque de l’année, on rentre de bonne heure au foyer et l’on n’en sort plus de toute la soirée… puis ce sont les veillées d’automne si suaves dans leur simplicité et leur abandon.

Si le bonheur existe quelque part sur la terre, il est dans la vie de famille, dans l’amitié franche et cordiale des parents, dans les joies simples que l’on goûte sous l’œil de son père et de sa mère, au milieu de ses enfants, de ses frères et de ses sœurs… La vie de famille, elle est si belle que, suivant une parole divine, elle est aimée de Dieu et des hommes ; elle est si bonne que Dieu lui-même lui emprunte ses plus touchantes comparaisons… il nous aime comme un père, comme une mère aime ses enfants.

Malheureusement, cette vie de famille périt parmi nous. On ne se plait plus à rester chez soi. Quand ce n’est pas le père qui n’aime plus à se trouver au milieu de sa famille, c’est le fils qui a hâte d’arriver à ses dix-huit ou vingt ans pour s’échapper de la maison paternelle. Il ne se croit heureux et libre que lorsqu’il l’a quitté…

Il est dans la journée certain moment propre surtout à entretenir la vie de famille : c’est le soir. Il semble fait exprès pour les joies intimes du foyer, avec son repos, sa liberté de cœur et sa prière en commun sous l’œil du Père de la grande famille chrétienne.

Autrefois, Paul Pelletier accordait bien peu d’attention à tous ces détails de la ferme, détails coutumiers et sans beaucoup d’importance pour lui. Mais à présent qu’il est décidé de partir, bientôt, dans une couple de mois, tout prend un intérêt capital chez lui. Et pendant les heures du soir, malgré ses airs distraits et absents, malgré l’attraction du dehors qui le tourmente, une image nouvelle de chacune de ces choses banales se superpose en lui aux images anciennes ; une image plus solide que toutes les précédentes et qui, dans l’avenir, devait être plus chère et plus regrettée… C’est ainsi que se gravent les traits de son père et de sa mère, qu’il aimait bien tous deux. Ah ! dans son cœur primesautier, inégal, oublieux parfois, ils auraient une place sûre et profonde à présent. Il les aimait avec une tendre effusion, ses parents. S’il se faisait dur avec eux, souvent, s’il leur faisait de la peine encore aujourd’hui, c’est qu’ils représentaient pour lui l’autorité contre laquelle son indiscipline, soudainement réveillée, le mettait en révolte… Se gravait aussi au plus profond de son âme, la douce figure de sa bonne petite Jeanne ; et de même tous les détails de la pauvre maison…

Dans la mémoire de Paul, toutes ces soirées et toutes ces choses s’imprimaient donc en lieu profond, allaient devenir souvenir capital… Certains moments qui, pourtant, semblent n’avoir rien de bien particulier, rien de plus ni de moins que tant d’autres restés inaperçus, demeurent pour nous comme d’inoubliables points de repère, au milieu des fuyantes durées…