Restons chez nous !/Chapitre XV

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 115-127).

XV



PRESQUE tous les émigrants de cette époque — de 1834 à 1855 — ne partaient que pour un temps, beaucoup même pour une saison seulement, comme ceux qui allaient au Vermont à l’époque des récoltes. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Tel qui n’était parti que pour quatre ou cinq mois laissait traîner son absence en longueur par une circonstance, puis par une autre, s’habituait au pays, et finissait par y demeurer… Un grand nombre cependant revenaient au pays ; mais les habitudes plus dispendieuses qui existent là-bas avaient souvent absorbé leurs gages, en tout ou en partie, et peu d’entre eux tiraient de leur voyage un profit réel pour acheter et défricher une terre à leur retour. Ils se trouvaient en outre un assez grand nombre d’immigrants, même parmi ceux qui avaient conservé quelqu’aisance qui, voyant les difficultés que les familles éprouvaient au Canada pour leur expansion, réalisaient leur avoir, se transportaient de nouveau aux États-Unis avec leurs capitaux, y achetaient des terres et s’y installaient. Double perte d’hommes et d’argent pour leur patrie. Aujourd’hui combien d’émigrants canadiens retrouvent, en arrivant dans certains états, des arrière-cousins, dont les grand’pères, frères de leurs aïeux, avaient quitté, en 1850, et même bien avant, le Canada et cette même maison, berceau de la famille commune, qu’ils venaient d’abandonner à leur tour…

De ces émigrations, les unes, celles qui se faisaient surtout dans les régions limitrophes, s’effectuaient souvent par départs isolés ou par petits groupes de jeunes gens. Celles-là étaient exposées à de fortes déperditions et à de grandes chances d’absorption, pour ceux qui se fixaient dans un pays nouveau. Cependant, la tendance naturelle à se grouper par affinité d’origine et le courant toujours renouvelé d’émigrants qui venaient accroître leur nombre chaque année finirent par former quelques centres canadiens, qui, grâce à la proximité du pays, à la facilité et à la fréquence des communications, conservaient les mœurs, la langue et l’esprit national. Pour garder à leur patrie et à leur race ces hommes dispersés, la difficulté était toute entière dans la première formation de ces groupes. Aujourd’hui, des paroisses, situées sur les frontières de New-York, du Maine et du Vermont sont parvenues à s’agglomérer, à vivre ensemble et à former une petite colonie canadienne au milieu des cités étrangères. La communauté des habitudes et de la langue les tient unies ; la maison de Dieu les rassemble et la société St-Jean-Baptiste achève de maintenir et de resserrer leur faisceau…

Néanmoins, quelque confiance que l’on put fonder sur cet instinct vivace de conservation nationale et sur les résultats qu’il avait produits ce mouvement continu d’émigration déterminait dans le Bas-Canada, une perte d’habitants beaucoup trop considérable pour ne pas éveiller douloureusement l’attention de tous les hommes dévoués à leur patrie. Nous le répétons, c’était une situation déplorable que celle d’un pays contenant d’immenses terres fertiles et incultes, et d’où cependant une partie de la population était obligée de s’exiler faute de travail et d’espace. Nous avons vu que l’on se mit à exercer alors une véritable pression sur le gouvernement des Canada unis pour l’obliger à obvier au mal. Nous avons vu qu’il avait fallu encore beaucoup de temps avant que tous ces généreux efforts des gouvernements et des hommes publics pussent réduire cet entrainement en faisant disparaître les causes qui l’avaient déterminé…

Aujourd’hui, ces causes pour la plupart n’existent plus : il faut dire aussi que l’émigration des nôtres vers les États-Unis a considérablement diminué. Autrefois on émigrait par groupes et l’on vivait de même, là-bas. Aujourd’hui, les départs sont isolés. Tout au plus trois ou quatre jeunes gens se décident, un jour, de partir ensemble pour les États-Unis ; généralement, on part seul ; on se mêle aux peuples étrangers et l’on perd bien vite les habitudes du pays. Autrefois, on l’a vu, on était forcé par des causes supérieures de quitter son pays, et on le faisait, le plus souvent, à contre-cœur. De nos jours, hélas ! on peut dire que le caprice seul dirige les quelques émigrants qui partent encore, chaque année, pour l’« Amérique ».

N’a-t-on donc pas tout ce qu’il faut, ici, pour vivre et pour vivre à l’aise ? Le pays se défriche et s’agrandit, les industries se créent, le commerce prospère, l’agriculture a fait du Canada, notamment de notre province, une des contrées les plus agricoles du monde ; il nous faut donc tous les bras dont la nation peut disposer, tous les efforts, toutes les intelligences des fils de la patrie, si l’on ne veut pas nous voir envahir par les étrangers. Et tout cela est si nécessaire que si l’un des nôtres part, il faut immédiatement le remplacer.

Il faut le remplacer, et par un étranger, par un homme qui n’a pas de notre sang, qui n’a pas les mêmes habitudes que nous, qui ne parle pas la même langue, qui ne pratique pas la même religion, qui, souvent même, malgré les précautions des gouvernements et des agents d’émigration, aura été bien heureux de préférer le Canada où on l’a déporté à la prison qui l’attendait peut-être en son pays…

Eh quoi ! pendant que les gouvernements, pour satisfaire aux nécessités toujours plus impérieuses du pays grandissant, aux exigences surtout de l’agriculture et de la colonisation, cause première de notre prospérité et de notre avenir, paient des primes aux étrangers qui viennent s’établir sur nos terres, les aident par tous les moyens possibles à aborder sur nos rivages, à s’acclimater au pays ; pendant que des entreprises particulières de propagande et autres facilitent l’exode de ces mêmes étrangers, aplanissent les difficultés, renversent les obstacles qui s’opposent à leur entrée au pays ; pendant que des hommes influents, des agents de toutes sortes, des ministres mêmes s’en vont chercher ces individus jusque dans leur pays et les conduisent ensuite, presque par la main, sur des terres qu’on leur donne à peu près pour rien ; enfin, pendant que les compagnies de chemin de fer les transportent gratuitement d’un bout à l’autre du pays, jusque sur les terres qu’ils doivent occuper ; pendant ce temps, les nôtres, nos jeunes gens surtout, la plus fine fleur de la nationalité, quitteront leur place sur la terre, dans les industries, la donneront à ces nouveaux venus, et s’en iront quelquefois même au prix des plus grands sacrifices du cœur et de la bourse, se constituer les esclaves de quelque bourreau américain, de quelque potentat de la finance, ou du demi-dieu d’une puissante manufacture !… Et l’on ne leur donnera pas de primes à eux aussi, pour les aider à revenir sous le toit paternel ; et l’on n’ira pas les chercher, eux aussi, par la main, et l’on ne s’efforcera pas d’aplanir les difficultés, de renverser les nombreux obstacles qui s’opposent à leur retour peut-être ardemment désiré par eux ; et l’on ne les transportera pas, eux aussi, gratuitement ; et l’on ne leur donnera pas, à eux aussi, des terres à bas prix !…

Ah ! jeunes gens, amis, le mieux pour nous, pour ne pas risquer, là-bas, de pleurer au désir d’un retour rendu impossible par suite de fatales circonstances ; ce que nous avons à faire pour ne pas donner de force à une nation qui en profitera peut-être plus tard pour nous écraser ; pour ne pas, un jour, entendre la patrie nous faire un triste reproche de l’avoir affaiblie, de lui avoir enlevé goutte à goutte, le meilleur de son sang ; pour ne pas entendre continuellement à nos oreilles, les plaintes attristantes d’un père ployant, seul, dans le champ, sous le fardeau du jour, les gémissements d’une mère dévorée d’inquiétudes, dont l’amour fera deviner, soyons-en sûrs, nos souffrances, nos misères, nos peines endurées là-bas ; les reproches mérités de nos frères, de nos sœurs, de nos amis abandonnés par nous ; ce que nous avons à faire pour ne pas, nous-mêmes, être obligés, un jour, de gémir, de pleurer sur le pays si loin, sur les parents si aimés, puis de mourir peut-être seuls, entourés d’étrangers et d’indifférents, sans avoir même la consolation, à l’heure suprême, de reposer nos yeux éteints sur un objet aimé de la patrie, une montagne, un arbre, par la fenêtre ; ce que nous avons à faire, enfin, c’est de « rester chez nous » !… de rester sur la terre, cette « grande amie » que Dieu nous a donnée, dont l’amour ne nous a jamais trompés, qui nous a vu naître, qui nous a vu vivre nos plus belles heures et qui espère, un jour, nous cacher dans son sein, à l’heure du grand départ, et faire croître sur notre tombe les fleurs dont elle est si prodigue…

Jeunes gens ; amis ! Restons chez nous ! Notre chez-nous, le chez-nous de nos pères ; plus tard, le chez-nous de nos enfants et de nos arrière-petits-enfants !…

Vivre aux États-Unis, dans les villes, nous ne le cachons pas, c’est un rêve que nous avons fait tous ou à peu près, que nous avons caressé longtemps peut-être, qui, heureusement ne s’est pas réalisé pour tous… Vivre aux États-Unis ! que ce doit être bon !… Oui, que ce doit être bon de peiner des jours entiers dans une manufacture enfumée et empestée plutôt que d’être maître dans un champ embaumé par la grande nature du bon Dieu ; que ce doit être bon de sentir quelques pièces blanches dans son gousset et n’avoir pas le temps ou la liberté de les dépenser avec profit et plaisir, plutôt que de jouir de la vraie liberté des fils de la terre et n’avoir dans sa bourse que juste ce qu’il faut pour ne pas nous donner la fièvre de plaisirs insaisissables ; que ce doit être bon d’être l’esclave soumis d’un maître sans cœur plutôt qu’honorable cultivateur dans une de nos belles paroisses… Que ce doit être bon, pour un père de famille d’amasser des sommes pour l’instruction de son fils afin d’en faire le serviteur d’un homme quelconque ou un rond-de-cuir ennuyé dans quelque bureau plutôt qu’un habitant aisé et libre ; que ce doit être bon, enfin, pour une mère de famille, au lieu d’enseigner à sa fille les travaux du ménage, de l’envoyer chaque matin, pâlir sur le métier, ou bien, à force de luxe et de gâteries, dus au mauvais exemple ambiant, d’en faire une pimbêche ridicule — quand elle ne fera pas autre chose…

Vivre aux États-Unis !… Ce n’est pas toujours un rêve ; mais le résultat souvent d’un besoin de mouvement pernicieux, d’une fièvre ardente qui minent quelquefois à certaines époques, tout un corps social. Il faut un exutoire à ce besoin de mouvement ; et, pour nous, les États-Unis sont cet exutoire ; résultat aussi de l’« auri sacra fames », dernier mot de la civilisation moderne : résultat de luxe qui nous envahit…

Vivre aux États-Unis !… Et pourtant, si nous prenions la peine de comparer la vie de là-bas avec celle dont nous jouissons ici. Si nous réfléchissions un instant ; si l’on regardait un peu de plus près ! Si, au lieu de baser son opinion sur de vaines vantardises que l’on entend répéter à satiété, l’on voulait simplement ne porter un jugement que d’après les faits de la connaissance d’un chacun, comme nos impressions ne seraient plus les mêmes !… Combien de nos compatriotes se sont enrichis de l’autre côté de la frontière ? Combien en connaissons-nous qui, sous une certaine apparence de prospérité, ne font que végéter, sans mettre un seul sou de côté pour l’avenir ; qui n’ont d’autres moyens de faire vivre leurs enfants que de les engloutir dans les manufactures dès qu’ils ont l’âge de travailler ?

C’est vrai qu’il y a aux États-Unis des fortunes colossales, effrayantes ; c’est vrai que les deux tiers des millionnaires du monde entier ont pour patrie la grande République Américaine. Mais le paupérisme qui règne à l’entour des demeures de ces fortunés est-il moins colossal ; mais la misère qui croupit souvent dans les habitations, d’apparence cossue, est-elle moins effrayante ? Et ce salaire même pour lequel on va verser tant de sueurs et tant de larmes est-il si alléchant ? Une étude publiée dernièrement par le département du commerce et du travail des États-Unis contient d’intéressantes constatations sur la condition des salaires dans les principales professions industrielles. Elle met en lumière, il est vrai, la constante augmentation de ces salaires dont le taux supérieur attire tant d’ouvriers étrangers ; mais elle montre en même temps que, au cours des seize dernières années sur lesquelles porte cette enquête, le prix de la vie des ouvriers s’est élevée de telle sorte que, finalement les accroissements de salaires en sont pour ainsi dire annulés. Tout compte fait, on voit que l’ouvrier américain, depuis seize ans, a travaillé un peu moins, obtenant 4 pour cent de loisir supplémentaire ; la moyenne du salaire de sa semaine s’est accrue néanmoins d’environ 14 p. c. ; mais ces deux avantages sont absorbés par les dépenses de la vie, qui ont amené les ouvriers à verser, à 14.0 p.c. près, à leurs divers fournisseurs, en sus de ce qu’ils avaient payé, la presque totalité des augmentations successivement obtenues au cours de seize ans. C’est, on le voit, un résultat très médiocre et presque négatif.

L’ouvrier a reçu davantage pour un moindre effort ; mais la diminution des heures du travail et l’augmentation du salaire ont été entièrement annulées par la hausse correspondante du prix de la vie, hausse qui égale à peu près 15½ pour cent par rapport à la moyenne des prix qu’ils payaient pendant la période des seize ans…

Au Canada, nous avons tout ce qu’il faut pour vivre et y élever de nombreuses familles. Les salaires sont bons et le coût de la vie est moyen. Réfléchissons donc.

Ah ! si, au lieu de se plaindre toujours de la situation qui lui est faite, le cultivateur comprenait que lui seul peut jouir réellement de la vraie liberté, de l’air si bon et si pur qu’il ne trouvera jamais dans les centres manufacturiers, et sans jamais manquer de rien ; s’il comprenait que, tous les métiers exigeant du travail et des peines, le sien seul, en récompense de ce travail et de ces peines, peut lui offrir plus de compensations, de bonheur que tous les autres ; s’il apprenait cela à ses enfants, si, au lieu de leur faire prendre en horreur et en honte la vie de campagne, par ses plaintes et ses jérémiades de tous les jours, pour les pousser vers les villes, il leur montrait les avantages qu’il y a à posséder une bonne terre, à être maître et libre chez soi, à aimer l’agriculture, à se perfectionner dans cet art, nous verrions bien vite le fléau de l’émigration arrêter pour toujours…

Voici un truisme, mais on ne saurait trop le répéter ; dans une famille nombreuse, ceux qui parviennent le mieux, ce sont les enfants qui, élevés sur la ferme, s’emparent, arrivés, à l’âge majeur, d’un bon lot de terre, sur lequel, à leur tour, ils voient grandir une famille. Ceux-là, après quelques années de peine, peuvent se créer un bel héritage qu’ils laisseront à leurs enfants. Qui peut être certain de la même chose parmi ceux qui s’en vont vivre dans les villes américaines. Ne laissons donc pas le certain pour l’incertain ; la réalité douce pour un rêve vague et décevant. Méfions-nous donc des belles apparences que l’on peut faire miroiter à nos yeux pour nous arracher à une vie honnête et paisible…

Sans cela, la terre mourra, notre pauvre grande amie, elle sera délaissée et dormira au bon soleil, tandis que les outils des champs se rouilleront. Les bras manqueront dans les champs, tandis que là-bas, les usines se rempliront de nos jeunes gens et de nos jeunes filles. L’humble église de nos villages deviendra trop grande et durant les cérémonies du dimanche, il y aura dans l’assistance des taches qui seront des bancs vides. Il y en a déjà trop. Là-bas, on massacrera notre belle langue des campagnes peu habituée aux concepts modernes, ou bien on l’abandonnera…

Que cela sera triste !

Et cela arrivera pourtant, si, envahi par le luxe tout à fait, on commence à rougir de son titre d’habitant ; à rougir d’être un homme qui habite « son » pays, un homme que l’on connaît, dont on connaît le père, la mère, l’aïeul et le bisaïeul ; quand on préférera se faire aventurier des grandes villes avec un passé ignoré ; renoncer au bénéfice d’honneur et d’estime dont on peut jouir chez soi pour s’en aller chercher dans une ville une place sans gloire, sans plaisir, pas toujours honorable ; quand, enfin, on trouvera que son titre d’habitant est synonyme de miséreux et que l’on s’attristera en comparant ses habits pauvres et simples à ceux d’un transfuge quelconque…