Restons chez nous !/Chapitre XXI

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 167-170).

XXI



C’ÉTAIT un soir de fin de novembre, un vilain vent d’hiver s’était levé, faisant courir un frisson, une impression inusitée de froid sur la grande ville… Paul, les deux coudes appuyés sur sa table et la tête dans les mains, lisait une lettre qu’il venait de baiser pieusement à l’endroit de la signature… Pauvre lettre venue de bien loin, elle était écrite par une vieille main tremblante et mal exercée. Les lignes chevauchaient les unes sur les autres et les fautes ne manquaient pas.

Mais elle disait :

Mon cher fils,

La présente est pour te donner des nouvelles de notre santé qui, pour le moment, sont assez bonnes, nous en remercions le bon Dieu, jusqu’à aujourd’hui, c’est Jeanne qui t’écrivait pour nous, mais elle n’est pas bien, tant s’en faut, de ce temps-ci, la pauvre chère enfant, et c’est moi, ta vieille mère, qui prends aujourd’hui la plume pour te parler de nous ; tu m’excuseras, sachant que je ne peux pas mieux écrire.

Mon cher fils, je tenais à te dire que nous sommes bien dans la peine depuis bientôt un an que tu es parti ; on dirait vraiment que la prospérité ainsi que la joie nous ont quittés avec toi. L’année est dure par rapport aux grandes pluies qui sont tombées cet été et qui ont fait manquer complètement la récolte ; à vrai dire, il n’y a que la pièce de terre neuve du côté de la route qui nous a rapporté quelque chose. Je t’assure que nous sommes bien dans la peine et ton père est triste, et je crois qu’il se fait un grand tourment par rapport, comme je t’ai dit, à la mauvaise récolte même que je vois bien souvent, la nuit, qu’au lieu de dormir, il songe quasiment toujours. Moi aussi, je me fais bien souci de tout cela ; il y a des fois où le chagrin me prend et il me passe toutes sortes d’idées.

Mais qu’importe tout cela pourvu que le bon Dieu garde toujours mon pauvre garçon comme je le lui demande tant et qu’il ne puisse point lui arriver de mal, par mauvaise conduite. Si c’était ça, je serais trop malheureuse. Il nous vient de temps en temps à ton père et à moi, des idées qui nous font peur, c’est que tu ne reviendras plus au pays et que tu resteras là-bas. Nous sommes bien vieux, mon bon Paul, ta pauvre mère t’en supplie à genoux, que tes malchances ne t’empêchent pas d’être sage et de revenir bientôt. Autrement, j’aimerais mieux mourir tout de suite, et ton père aussi. Vois-tu, à moi, il me semble que tu es plus malheureux que tu nous le dis ; si cela est vrai, sois plus courageux quand même et prie le bon Dieu toujours, comme nous le prions tous ici.

Nous voyons souvent ta petite Jeanne : elle est bien bonne et elle embellit toujours. C’est son grand bonheur de venir nous trouver pour parler de toi ; elle dit qu’elle a bien hâte de devenir ta femme, mais, elle aussi, il lui passe souvent dans l’idée que tu ne reviendras plus et elle pleure. Je pourrais mourir contente si je vous voyais mariés. Vous feriez bâtir une maison près de la nôtre qui ne serait plus assez belle pour vous. Nous faisons bien souvent des projets là-dessus, le soir, avec ton père.

Adieu, mon cher enfant ; les gens de chez nous et aussi monsieur le curé s’informent beaucoup de toi et de quand tu vas revenir ; les voisins te saluent ; pour moi, je sais que je n’ai plus de joies depuis que tu es parti. Conduis-toi toujours comme un homme sage et rangé sur qui on aura jamais rien à dire. Je termine en t’embrassant, et ton père et Jeanne aussi qui te prient en même temps de nous écrire au plus vite.

Ta mère qui t’adore,
Marguerite Pelletier.

P.-S. — Ne te fais pas de troubles pour Jeanne, c’est un gros rhume seulement qu’elle a.

À la campagne, on n’apprend guère à exprimer les sentiments du cœur. Les femmes et les jeunes filles, élevées aux champs, sentent très vivement quelquefois ; plus que les autres même chez qui, souvent, une sorte de sensibilité et de sentimentalisme factice, puisés dans les romans, ont remplacé les sentiments naturels du cœur ; mais chez les paysannes, les mots manquent pour rendre leurs émotions et leurs pensées : le vocabulaire raffiné de la passion est fermé pour elles ; et, elles ne savent traduire ce qu’elles éprouvent qu’à l’aide de phrases simples et naïves, mais tranquilles…

Elle attendait Paul à son retour de l’ouvrage, cette lettre de sa mère. Quand il en eut fini la lecture, il faisait sombre dans la chambre ; il alluma sa lampe et la relut, puis, une troisième fois, toujours de plus en plus ému : et il sentit, à la fin, son cœur se briser ; des sanglots soulevèrent sa poitrine et toute sa révolte, toute son émotion, tout son ennui se fondirent dans les larmes…