Restons chez nous !/Chapitre XXII

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 171-174).

XXII



ENCORE une fois, c’est Noël, la fête à la fois si mélancolique et si joyeuse, — la fête évocatrice des souvenirs heureux…

Là-bas, au village, l’église doit être illuminée comme en un rêve. Il y a des cierges, des fleurs, de l’encens et une grosse cloche qui carillonne gaiement ; si gaiement qu’elle semble avoir une âme et que de mignons anges s’amusent, ce soir, à la frapper à coups de marteaux : dig ! dig ! dong ! dig ! dig ! dong ! dig ! dong !… Tout le monde est en habit de fête ; les femmes bien enveloppées dans des pelisses de laine et les hommes calfeutrés dans de larges paletots au col relevé. Tous ont l’air heureux. Et, pendant que le silence s’établit au dehors, la foule des arrivants ayant diminué, l’orgue entonne un hymne triomphal et les naïfs et touchants noëls éclatent sous la voûte de l’humble temple…

Paul voit tout cela ; il entend toutes ces harmonies, ce soir, pendant qu’il est là-haut, dans son étroite mansarde, sous le toit glacial où la bise glisse et siffle comme une couleuvre et que la lune, narquoise, le regarde, à travers la fenêtre, du haut du grand ciel noir cloué de myriades d’étoiles… Une girouette grince lugubrement sous l’effort du vent qui siffle toujours… Dig ! dig ! dig ! dong ! chantent quand même à ses oreilles les cloches de là-bas…

C’est égal, il est triste. Et puis, jamais tant de pensées à la fois n’étaient venues troubler sa tête de pauvre abandonné, depuis qu’il était sur la terre maudite de l’exil ; et il ne comprenait pas, ayant l’habitude de subir ses impressions sans en démêler le sens, comme les enfants. Par nature de campagnard, il était rêveur…

Parmi les gens qui ont grandi au milieu des champs, il y en a qui sont de vrais poètes muets ; ils peuvent tout comprendre et sentent tout ; seulement, ils ne savent pas donner de formes à leurs impressions qu’ils ne sont pas capables de traduire.

Paul était de ceux-là ; et, ce soir de Noël, seul, loin de tout ce qu’il aime, il rêve…

Ah ! ce qu’il y en avait, aussi, d’éléments de rêves durant les années si douces où, dans le grand air pur des bords du fleuve canadien et des montagnes du Saguenay, il avait poussé comme un jeune chêne… Les premières images, d’abord, gravées dans sa tête d’enfant, étaient saines : son père et sa mère, deux figures chéries ; puis, plus tard, celle de Jeanne, la promise : enfin, le foyer, celui de la Malbaie et, ensuite, la petite ferme de là-bas, au Saguenay…

Dans son souvenir, tout cela était inscrit ineffaçablement à une place sacrée et profonde. Ensuite, il y avait de grands bois, des courses à l’aventure, sur des routes à peine tracées, des travaux sous un soleil de feu, dans les champs, ou, à l’ombre, dans la forêt pleine de chansons. Pendant toutes ces années, en dehors des deux villages où il avait vécu, il ne connaissait presque rien du reste du monde ; pour lui, il n’y avait alentour du village, que la campagne cultivée ou sauvage, des forêts et des montagnes…

Dans ces montagnes et dans ces forêts où il était allé vagabonder des jours entiers, au temps de son enfance, il avait eu, il s’en souvient, des rêveries de petit solitaire, des contemplations du petit ermite ; mais cela ne durait guère. Tout-à-coup, il lui venait des envies de courir, de grimper au sommet des arbres et d’attraper des oiseaux…

Enfin, les années plus sérieuses étaient venues : son amour pour Jeanne, ses promesses et ses serments de jeune homme, ses désirs, vagues d’abord, puis, plus précis, de voyages et d’inconnus ; son dégoût pour la terre, ses indécisions : — partirait-il ou bien se résoudrait-il à mourir sur la ferme ? — et puis le départ, début de sa vie d’homme, triste essai des ailes de sa liberté ; hélas ! aussi, commencement de l’exil et de la misère.

Comment tout cela finirait-il, mon Dieu !…

Oh ! qu’il était loin, qu’il était donc très loin, le temps où il attrapait des oiseaux et où, dans le bois, il rêvait comme un petit solitaire…

Non, il ne comprenait pas bien, dans cette physionomie des choses pourtant si douces qu’il entrevoyait, ce qu’il y avait de morne et d’anormal qui put lui serrer le cœur. Aussi, à la fin, par cette nuit aux teintes moroses, comme tout lui-même, il n’y tint plus et il se mit à pleurer ; à pleurer sur la vie qui n’est qu’un leurre, qu’une longue illusion et où il en est des âmes comme des fleurs…

Quand il se réveilla, au milieu d’un cauchemar, une lueur pâle, pâle, qui donnait froid, commençait à entrer par la fenêtre sans rideau…