Restons chez nous !/Chapitre XXX

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 211-215).

XXX



PLUSIEURS mois se passèrent, tout l’hiver encore, puis, le printemps reparut. La fortune ne vint pas pour Paul : ni la fortune, ni la chance ; pas même cette aisance qui fait que l’on peut vivre, sûr au moins, du jour du lendemain… le lendemain, au contraire, s’annonçait toujours pour lui sombre et de plus en plus menaçant. Les quelques sous qu’il gagne aujourd’hui, par ci par là, suffisent pour aujourd’hui seulement ; mais demain !… Demain, aura-t-il un morceau de pain à se mettre sous la dent, comment le gagnera-t-il, au moins, à quel métier va-t-il s’exercer pour en acheter un ? De quoi demain sera-t-il fait ? Cruelle incertitude !…

Et, avec cela, le mal de l’exil, les sensations amères et les souvenirs qu’il fait naître dans son cœur gonflé… Le mal de n’avoir aucun cœur qui batte à l’unisson du sien, de ne connaître que la tristesse, puisqu’il n’a aucune affection, aucune personne pour l’aimer… le mal de fouler aux pieds un sol parsemé pour lui d’épines déchirantes et de ne respirer qu’un air trop lourd à sa poitrine contractée. — Oh ! que ce serait donc bon, alors, d’avoir une épaule amie pour pleurer et un peu d’affection pour se chauffer le cœur !

Comment en est-il donc arrivé à regretter les États-Unis, même ce New-York, où, pourtant, il a tant souffert et où il s’est si follement ennuyé ? Là, au moins, il n’était pas si loin de « chez nous », il n’y avait pas un océan immense qui le séparât des siens. Il lui semble qu’il ne pourra jamais le franchir de nouveau cet océan sans fin. Mais il peut au moins écrire… Écrire ! oui, ce serait un remède à sa douleur. Mais ses lettres, vraiment, se rendront-elles un jour, ou bien, si elles arrivent à la ferme, les sensations qu’elles expriment, les impressions qu’elles racontent ne seront plus les mêmes que celles qu’il ressent au moment où on les lira, ses lettres. Alors, à quoi sert de se décharger le cœur puisque personne, en ce moment, ne peut en recevoir le trop plein !…

— Hé ! l’ami, vous me semblez pour la minute passablement embêté… Êtes-vous libre pour quelques jours ?

C’était à Paul, qui flânait, un matin, sur les quais du Havre, en quête d’ouvrage, que s’adressait cette interpellation d’un gros homme à casquette galonnée.

— Et pour qu’est-ce que c’est ? demanda Paul.

— Un des steamers de la Compagnie « White Star », répondit l’homme, doit partir ce soir pour New-York, or, il lui manque un chauffeur qu’on m’a chargé de chercher. Je suis officier de service à bord de ce navire. Voulez-vous vous embarquer avec nous ? Vous aurez $7.00 pour la traversée. À New-York, vous serez libre de revenir ou de rester. Ça vous va-t-il ?

Oui, ça lui allait, et sans plus de réflexion. Comme les aspects de la vie changent vite ! Hier, encore, il lui semblait presque impossible de retraverser cette mer pour s’en aller sur le continent où, au moins, vivaient les seuls êtres qu’il connût et aimât, et voilà qu’on brisait d’un seul coup tous les obstacles matériels qu’il croyait s’opposer à son retour en Amérique ; voilà qu’on lui laissait entrevoir la perspective de la revoir, cette terre où demeuraient ses parents. Sans doute, à New-York, il serait loin encore du foyer, mais il ne mettrait pas de temps à le rejoindre : non, maintenant, il y était décidé, c’était fini de la vie d’exil… Il aurait $7.00 en débarquant ; encore quelques jours de travail, quelques privations, et il aurait assez d’argent pour retourner au village… Toutes ces réflexions vinrent coup sur coup avec une rapidité électrique ; cela dura à peine deux secondes, puis il répondit à l’officier qui attendait :

— Soit, j’accepte… Je resterai là-bas.

All right ! répondit le galonné. Soyez à bord à midi.

Et il s’éloigna.

Paul sourit ; c’était si facile ce qu’il venait de faire. Comment n’y avait-il pas pensé plus vite ? — se rembarquer sur un navire et retourner à New-York, puis au Canada ; c’était tout simple… Retourner au pays, au village !… oh ! le beau rêve qui allait se réaliser. Il s’y croit déjà. Il y arrivera en automne, sans doute, un de ces jours de mélancolie paisible et exquise, qui sont comme un dernier repos du soleil avant l’hiver… de grandes ondées auront déjà passé sur la terre semée de feuilles mortes et il y aura dans l’air des senteurs de terre et d’herbe mouillée… Pourquoi n’était-il donc pas parti plus vite, encore une fois, et n’avait-il pas mis un terme à ce temps qui avait changé tout dans son existence et qui avait semé tant de tristesse après l’avoir lancé dans l’inconnu ?…

… Le lendemain, après la nuit de son embarquement, ce fut la mer, encore une fois ; la grande mer bleue et verte qui s’en allait se fondre là-bas, très loin, dans la couleur semblable du ciel…

Filez, Filez ô mon navire !
Car le bonheur m’attend là-bas.

Le bonheur !…