Restons chez nous !/Chapitre XXXII

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 223-229).

XXXII



CE que la Sœur Marceline avait écrit à l’abbé Perron était vrai. Il y avait huit jours que l’on avait débarqué Paul du steamer où il s’était engagé comme chauffeur au Havre. Les quelques jours qu’il avait pu travailler à bord, dans l’enfer des fournaises, l’avaient terrassé si lourdement que, dès les premières minutes de sa maladie, il sentit qu’il n’en reviendrait jamais. Le médecin du bord lui avait donné à espérer, mais il ne l’avait pas cru. C’en était bien fini de sa pauvre vie… Ensuite la masse du navire s’était arrêtée et on avait couché le malheureux dans la boite d’une ambulance, sur un pauvre petit matelas dur, pour le porter à l’hôpital…

… Il est silencieux, l’hôpital, aujourd’hui, comme une grande maison de la mort. Les longues galeries blanches et les corridors sont vides. Au milieu de la haute muraille nue, au-dessus des rideaux blancs qui forment les alcôves, l’horloge marque midi… Les douze coups sonnent péniblement d’un timbre affaibli, connu des mourants, ce timbre que tous ceux qui sont venus mourir là entendent dans leurs insomnies fébriles… Oh ! ces lourdes heures de l’insomnie, à l’hôpital, qui voltigent au-dessus de la tête en feu du moribond avec le tic-tac de l’horloge de mort… on n’entend que lamentations, râles, toux et crachements pendant que tout défile devant les regards fiévreux du mourant : les joies de famille, la jeunesse, les deuils, les morts, les amours, les voyages, tout comme dans un immense cinématographe…

…En haut, à côté, le long des rideaux blancs, des voix qui chuchotent tout bas, des bruits légers à peine perceptibles, des pas discrets de sœurs infirmières marchant avec précaution ; elles vont et viennent, les bonnes petites sœurs, d’un air agité, pâles et jaunes sous leur grande cornette, comme des ailes d’ange… Les douces personnes que ces saintes épouses du Christ — les petites sœurs qui servent dans tous les hôpitaux et qu’on appelle les Hospitalières — Comme elles savent pratiquer la charité, la douceur ! Comme elles savent bien mettre en pratique les paroles du Maître : « Quiconque s’abaissera sera élevé », lorsqu’elles vont, s’occupant de tous les devoirs, depuis les plus abjects, jusqu’aux plus élevés, jusqu’aux plus délicats. Et toujours le sourire sur les lèvres, toujours consolantes, entrant dans les chambres et les salles des malades comme un rayon de soleil, et leur laissant, toujours comme le rayon, le regret d’un départ trop prompt… Puissance étrange que certains êtres dégagent, sympathie mystérieuse et profonde qui apaise toute souffrance, comme une mère endort dans ses bras l’enfant qui pleure et se lamente, l’étoile dans la nuit… le rayon après l’orage !

La maladie de Paul se développa rapidement grâce à son état moral violemment troublé ; il eut la fièvre longtemps, avec du délire, chaque jour.

Et aujourd’hui, en cette lourde chaleur d’été, la fin venait. C’était d’abord une sorte d’état de non-être hanté par des visions confuses, avec une impression persistante de souffrance ; ou bien il éprouvait la sensation de mourir et perdait pour un instant conscience de ce qui l’entourait. Alors, il croyait bien voir se pencher sur lui, le visage d’une sœur, celui du médecin, mais il n’en était pas sûr ; en ces minutes intensément fiévreuses, ses parents seuls et Jeanne subsistaient en son cerveau et ils étaient le centre de péripéties singulières où des réalités vécues s’enroulaient aux fictions les plus invraisemblables qui se dévidaient selon la logique folle du rêve ou du cauchemar…

Mais vers le soir, peu à peu, l’élan qui étreignait ses tempes se desserra ; des notions lucides traversèrent d’éclairs ses notions hallucinées. Aidé d’une sœur, il eut même la force de lever la tête et de regarder par la fenêtre… Tout baignait dans la clarté du soir, dans l’or pâle d’un beau soleil couchant ; mais ce paysage lui apparut étrange, lointain et blafard, comme s’il le revoyait en une autre existence… après des milliers d’années. En ce moment, il y avait des voix tristes qui partaient de la chapelle où l’on chantait le Salut du Saint-Sacrement et ces chants voilés par la distance lui causaient une sorte d’agonie inexpliquée faite de nostalgie, de solitude et presque de désespérance… Oh ! en ce moment, une caresse de sa mère, sa mère, là, penchée sur lui et caressant son front brûlant dans ses vieilles mains tremblantes… Oh ! se réfugier dans cette tendresse maternelle et exhaler son dernier soupir entre ces bras qui le berceraient avec tant d’amour et de douleur… C’était donc la fin de toute chose ! Mourir loin du pays, seul, tout seul, sans une main amie pour fermer ses pauvres yeux, sans une épaule pour appuyer sa tête expirante !…

Une dernière fois, les souvenirs si doux de chez nous revinrent trotter dans son cerveau fou de fièvre, avec cette netteté étrange que donnent aux mourants les approches de la mort… Tout-à-coup, il entendait la cloche de son village qui sonnait bruyamment l’angélus d’un beau soir, comme celui où il agonise… Puis, tout de suite après, c’était des visions étranges… un site familier d’autrefois, un paysage avec beaucoup d’ombre, une grande nappe d’eau bleue dont les bords ruisselaient avec un doux sanglotement sur un lit pierreux… Encore un son, oh ! combien doux celui-là : c’est un murmure, une voix de femme qui chante une vieille romance avec laquelle sa mère l’endormait jadis quand il était petit enfant… Ô mélancolique petite romance, il la reconnaît, de même que la voix aimée qui la lui murmure durant l’agonie… Oui, c’est bien elle la voix, celle de sa mère, et c’est bien elle aussi, la petite romance ; sa mère la lui avait apprise dans son enfance et il s’en rappelle un peu :… c’est un petit enfant qui meurt et que les anges emportent au ciel, là-haut, tout là-haut, au-dessus du firmament tout bleu ; par le trou d’une étoile, il aperçoit sur la terre, sa pauvre maman qui pleure, qui pleure sur son petit enfant que les anges blancs et d’or sont venus lui arracher ; alors, chantant fort, tant qu’il peut, de sa petite voix de chérubin, il console sa mère, du haut du ciel, sa mère désolée en lui disant combien il est heureux :

. . . . . . . . . . . . . . .

J’ai pour rideau le voile

De la Vierge d’amour,
Ma lampe est une étoile
Qui brille jusqu’au jour

…Toute la nuit se passa dans le délire ; puis, au matin, le pauvre Paul sentit venir le hoquet de la mort. Que tardait-elle à présent ? Il était prêt. Le prêtre qui avait entendu sa confession et l’avait communié était là, attendant son départ…

Maintenant, c’est certain. Paul ne verra plus le ciel azuré ; et le soleil du bon Dieu, qui tout-à-l’heure va surgir au-dessus de la ville, ne luira pas pour lui… Il porta à ses lèvres un crucifix qu’il embrassa avec un ardent amour ; il pria un instant, de toute son âme, la Vierge des douleurs, que priait, chaque soir, sa mère pour lui ; puis, illuminé des visions radieuses de ceux qui meurent en paix, dans le morne silence du matin de cette salle d’hôpital, il s’éteignit en répétant les mots éternels de la mort : Jésus ! Marie !… puis : papa, maman, Jeanne ! au revoir, au revoir dans le ciel !…

… Paul mourut au point du jour ; à cette heure où la nature, dans les villes comme dans les campagnes, s’éveille dans son harmonie coutumière. Il mourut à vingt-cinq ans, regrettant la vie, comme on doit la regretter à cet âge… Il mourut sans entendre une de ces voix d’ami ou de parent qui font une caresse à l’âme et réconfortent par leur seule puissance… Il mourut en dévorant l’espace de l’œil sans l’avoir parcouru, terminant une carrière que pendant trois ans il avait voulu faire ingrate, humiliée, obscure… Il a eu des ailes à ouvrir, mais l’air que, par un caprice, il avait choisi pour le porter a manqué autour de lui. Son rêve fut son monde. Pauvre rêve !… qu’il se réalise, au moins, dans l’éternelle béatitude de la patrie sans exil !…



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