Retour d’Alsace, août 1914/Aspach, 24 août

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Émile-Paul frères (p. 57-70).


Aspach, 24 août.

Dormi à cinq sur un matelas dérobé par Devaux, qui a été moralement forcé de nous inviter, et personne n’a refusé l’invitation. Allusions aux nouvelles mariées. Sommeil impossible pour quatre, car Laurent ronfle. Nous vérifions enfin sur lui l’affirmation classique des ronfleurs qui ne ronflent, prétendent-ils, que couchés sur le dos. Les ronfleurs sont des menteurs : Laurent ronfle quand nous le tournons sur le côté droit, et sur le côté gauche, et sur le ventre. Nous nous étendons à l’écart sur le parquet ; pas de punaises, comme nous le craignions, mais, vers minuit, un cheval qui s’est détaché, qui est entré dans la maison, et qui nous flaire ; il reçoit une gifle et disparaît en glissant. À une heure, les cuisiniers s’installent dans notre cour. Il n’y a plus à lutter. Ils chassent tout ce qui nous restait d’engourdissement et de tranquille conscience, avec le bruit recommandé en Algérie pour chasser les sauterelles. Je sors et vais m’asseoir auprès de leur feu, pas le feu où leur café bout, mais leur feu de luxe, car ils établissent toujours deux foyers, comme s’ils faisaient une ellipse et non pas la cuisine. Il y a déjà là trois ou quatre soldats, les uns penchés sur la flamme, les autres lui tournant le dos, car la chaleur est faible et ne traverse même pas la moitié d’un homme. Vers le cœur, on reste gelé. Nous l’entretenons parcimonieusement, allumant chaque nouveau sarment au sarment qui s’éteint, pour que le fagot suffise jusqu’au matin, comme on allume des allumettes pour descendre d’un sixième. Mon tambour, qui a le visage illuminé, discute avec un soldat qui a le visage sombre ; il termine une histoire dont je n’entends que les dernières phrases : « Je le tue avec mon képi de plomb » — « il avait au moins six mains » — « son sang était de l’or ». — Ces gens-là racontent leurs rêves, mais j’ai eu une seconde l’impression que le peuple a un langage de la nuit, sans logique, inhumain… Parfois le sarment est vert et nous enfume, mais fumée est toujours un peu chaleur. Une petite étoile française, jusque-là immobile, nous fait tout d’un coup mille signaux. Vers trois heures, un adjudant passe pour faire éteindre les feux inutiles. À Paris l’on éteint en ce moment un bec de gaz sur deux, mais nous n’obéissons pas ; nous nous taisons ; enfin celui de nous qui est le soldat faible, qui tuera sur ordre les chiens blessés, qui brisera les bouteilles d’alcool confisquées, étouffe notre feu en le battant avec le sarment qu’il allait y mettre. Nous restons autour de la cendre, jusqu’à ce qu’elle soit froide. Nous touchons de nos doigts le dernier charbon. Puis l’aube arrive, par une porte qui laisse aussi passer une bise aigre. Nous relevons nos cols, nous resserrons nos cravates. Un coq chante. Une fois seulement, et c’est le jour. L’Alsace ? Nous n’avons à la renier qu’une fois.

Matinée longue. Je suis désigné officiellement pour acheter l’ail, les oignons et les échalottes du bataillon, car les légumes ont des noms vraiment trop compliqués. À huit heures, ordre de préparation au départ. Nous avons quatre heures d’attente, sac au dos, l’arme au pied. Le réveille-matin de Clam sonne dans son sac, un revolver part derrière nous, les officiers s’énervent et m’interdisent de me débarrasser de mes oignons. Il m’en reste cinquante bottes, que je passe finalement à la même compagnie. À midi, la division se décide à nous envoyer le papier du départ.

Le ciel aussi a pris une décision. Il sera bleu dix minutes et brouillé les dix minutes suivantes. Les nuages, au lieu de ressembler à l’Asie, à l’Angleterre, imiteront des camarades à nous ; voici Bernard avec sa barbe, voici le lieutenant Pattin avec son œil en tirelire. Nous suivons un chemin de vallon, et nous en sommes désolés, car les grand’routes seules mènent aux villes. Il paraît cependant que nous allons sur Fribourg. Le régiment tourne, serpente, de sorte que nous le voyons en entier, chacun de notre place, pour la première fois, comme on voit le train dans la montagne. Un soleil Louis XIV, aux rayons obliques, réserve tout son or pour la compagnie hors rang. Les sapeurs étincellent, les télégraphistes flamboient, l’artificier éclate. Depuis que le colonel m’utilise comme interprète, je me place pendant les marches au premier rang de la compagnie de jour, en serre-file aux quatre hommes de tête. Comme il y a huit compagnies et que les soldats ne changent jamais de conversation, je reprends à chaque marche la conversation interrompue voilà huit jours, et cela me fait trente-deux camarades nouveaux, les trente-deux plus grands du régiment, qui me hèlent quand je passe ou me disent bonjour dans les bivouacs. C’est aujourd’hui la dix-neuvième, où l’on parle de la guerre. Les hommes se passent les conseils de leurs pères qui ont fait 70 — couper les boutons de culotte des prisonniers — mettre des journaux dans les souliers quand il gèle ; toute une science anodine qu’il aurait bien fallu un jour pour apprendre : la guerre de 70 raccourcira celle-ci de juste un jour. Je me laisse glisser à la compagnie suivante, jusqu’au petit Dollero, mon camarade préféré, qui a vingt ans, le seul soldat de l’active dans ces trois mille réservistes, petit poète enfoui au milieu de la vingtième, et qui obtient de se mettre au bord de la compagnie quand je lui rends visite. Il croit aussi que nous allons vers le Rhin, bien que nous marchions face au soleil, c’est-à-dire vers l’Occident. Poète de l’active qu’il est, il m’avoue qu’il compose des éloges depuis le matin, il est dans ses jours d’éloges, pas d’éloges en vers, m’explique-t-il, mais en prose rythmée, par versets. Il a fait aujourd’hui l’éloge de Petipon, celui du colonel, celui de notre engagé cubain : — Cuba, dont nous ignorons la vraie forme, car seule la première carte de Colomb y est permise et pour effiler l’île, Colomb fit cinq voyages. Il me les récite. Il se propose de composer, comme préface, l’éloge des éloges. Puis, soudain muet, il me contemple avec des yeux si lumineux, si insistants que je devine son projet, que je me sens ma propre louange, et que je n’ose pas plus faire de gestes, par modestie, que devant le cinématographe.

Quel bizarre itinéraire ; à quoi peut bien penser Michal ! Un village coudé, et qui mesure l’angle droit, nous renvoie soudain vers la France. Puis, nous remontons, par des raccourcis, au Nord, puis, par un bout de route nationale, à l’Est. Nous avons l’air de vouloir échapper à une armée française, ou plutôt à un aimant français qui nous guette dans la trouée. Nous voyons avec joie la montagne s’élever entre Belfort et nous ; nous nous barricadons avec les Vosges contre cette force qui nous pousse à revenir à la France. Nous ne savions pas qu’aujourd’hui c’était Charleroi. Nous tenons à l’Alsace comme à une richesse, et nous ignorons cependant que ces petits bois sur la droite sont les bois de Nonnenbruch, qu’ils valent au plus juste, à cause de leur potasse, quatre-vingts milliards. Tous les arbres, tous les bosquets de ce pays lourd s’allègent, jettent leurs ombres comme du lest, et bleuissent. Un vallon à mille plans, au bas de chaque descente, s’éclaire et s’éteint par degrés ; toutes celles des feuilles qui seront jaunes dans un mois sont inondées de soleil. Sur les ardoises des clochers, un rayon mal taillé s’effrite. Aux carrefours, des plaques tentatrices indiquent Colmar, Strasbourg, Fribourg, avec le nombre de kilomètres le plus réduit, en évitant d’atteindre un chiffre rond, comme dans les grands magasins : 59, 99, 119. Nous traversons un ruisseau rapide qui porte son nom sur le pont comme sur son collier, c’est la Doller. Au delà du pont, une maison isolée, comme en France ; un jardin clos de murs, comme en France. Nous n’y étions plus habitués et nous avons presque peur pour cette maison si seule. Tous les hommes l’ont remarquée et sentent soudain en eux, encadrée, leur maison d’Auvergne et leur pré. Pas d’autre incident jusqu’à la nuit, si ce n’est l’arrivée au galop du général, furieux, qui vient demander au capitaine Flamont pourquoi il a fait ranger sa compagnie à gauche de la route ; il y a un cheval mort à droite, le cheval du général repart plus vite qu’il n’est venu. Vers le soir, à l’heure où des bambins, avec des adjoints centenaires, distribuent le Temps dans Paris, le vaguemestre de la brigade passe à bicyclette le long du régiment et donne à chaque sergent-major le Bulletin des Armées. J’admire la première phrase : — Aujourd’hui, 3 août, rien de nouveau. L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne. Bonne année que la nôtre pour les éphémérides ! Le bulletin contient aussi — déjà — le récit d’un ténor de l’Opéra-Comique, qui s’est trouvé dans une bataille : « J’aurais préféré, conclut-il, chanter la Tosca ». Que de périls la vie recèle pour un ténor ! À huit heures, arrivée à Aspach. Je quitte Dollero tout heureux car, au milieu de ses éloges, il a, prétend-il, trouvé une épigramme, inspirée par Epitalon, le maréchal des logis du commandant Gérard, qui a envie de se fiancer :

Fasse qu’il prenne bientôt femme
Car, Apollon,
Je prépare l’épithalame
D’Épitalon,

Je l’attriste en soutenant que c’est encore un éloge et pas une épigramme… Mais voici Aspach. Je m’arrête avec les secrétaires dans une grande ferme en bordure de la route et nous nous offrons, pour la première fois, le luxe de voir défiler notre régiment. Les quatre hommes de tête, le visage de chaque compagnie, me font un signe d’entente, à part la compagnie des oignons, qui tout entière me sourit.

Enfin une femme ! Jusqu’à ce jour, — nous n’avons traversé d’ailleurs que des villages ou des fermes — de vieilles paysannes seulement et des gamines, celles qui meurent en garnissant des lampes, celles vêtues de pilou. Jamais ces grands yeux bleus, ou noirs, ou fauves, jamais ces hanches libres, ces ombres sur des pommettes veloutées qui nous donnaient, pendant les manœuvres, dès les faubourgs, l’impression de conquérir Clermont-Ferrand ou Issingeaux. Jamais ces chemisettes, ces jupes de velours bordées de ruban rose que le soldat attend à la frontière des contrées que l’on personnifie par des femmes. Nous avions pourtant pris le soin d’entrer en Alsace un dimanche. Où devions-nous donc retrouver l’Alsacienne des cartes postales, celle du soir de la mobilisation, sur les boulevards, la seule que connut le régiment, à part une vieille dame de Strasbourg, que moi je connais en plus, qui fait de l’aquarelle et devait se mettre à l’huile quand la guerre éclata ? Nous n’étions pourtant, à notre arrivée, que les envoyés des femmes ! Que de femmes, de Roanne à la frontière ! Sur notre passage, aux arrêts de nos trains, appartenant à chacun, esclaves de chacun, courant du passage à niveau à la ville — cela descendait — pour remplir vingt bidons qu’elles avaient pris vides et qui pesaient vingt kilos au retour — cela montait ; ne se retenant pas de donner deux billes de chocolat à chaque homme — au lieu d’une — et désespérées d’avoir épuisé deux fois plus tôt leurs provisions ; bourgeoises, paysannes, fillettes nobles, alternant au bord de la voie comme dans la vie d’un voyageur illustre, institutrice dont chaque élève avait écrit un billet d’espoir aux soldats inconnus ; bouchère, dont l’étalage était distribué, qui pensait soudain à ses confitures et courait à ses armoires ; jeunes filles brunes, souples, dévorées par la guerre, dans une gare de mineurs, qui changeaient déjà le premier billet de cinq francs, ce billet qu’elles devaient garder toute la vie comme souvenir ; cousines timides qui entr’ouvraient sans bruit notre wagon endormi, vers deux heures du matin, et frémissaient de joie en le voyant subitement se secouer, descendre sur le quai sablé, enfouir dans ses musettes un chocolat dont elles nous disaient orgueilleusement la marque, car il faisait si sombre ; statue blonde, tête d’or, qui scrutait et reconnaissait chaque visage, et qui me refusa un second verre de vin, bien que j’eusse fait à nouveau la queue ; épouse, qui regardait les autres sans les aider, sous les acacias lumineux, anéantie, mais qui voulait nous voir, qui se refusait à nous confier, par tristesse ou par pudeur, le numéro du régiment de son mari, sanglotant quand elle l’eût dit ; formant haie jusqu’à la frontière, toutes à un mètre de nous, — à part une jeune fille de Montceaux qui ne voulut jamais s’approcher — toutes les femmes, en somme, qui se cachent les unes derrière les autres dans la vie et dont nous n’apercevons que les plus grandes. Tout ce qu’ils n’avaient pas vécu passa ainsi, avant les périls, sur les yeux de ces soldats ; les bourrus repassèrent une vie enthousiaste, les égoïstes une vie généreuse, les faibles une vie de décision, car on avait cinq minutes pour se connaître, donner son adresse, pour regagner son train, partir. Mais où pouvaient bien être les Alsaciennes ? Permettraient-elles que l’Alsace, dans notre esprit, devînt un pays masculin, un Berry, un Poitou, une province devant laquelle on ne s’effacerait pas si on la rencontrait en personne à une porte, pour la laisser passer d’abord. Allaient-elles laisser s’effacer ces tableaux enfantins de l’école qui ont uni, dans notre mémoire, et confondu, une petite Alsacienne, une Romaine élevant ses fils et une Océanie de douze ans, toute nue ! Trinité scolaire, qui souvent m’oppressait d’une nostalgie égale. Pardonnerai-je à l’Alsacienne de se cacher, elle qui doit avoir maintenant mon âge, alors que j’en ai voulu, bien souvent, de n’avoir pas fait pour moi cet immense voyage à la petite Océanie ?

Enfin la voilà. Elle est venue seule, avec un bambin de trois ans qui ne ressemble à aucun continent, mais bien, avec son raisin et ses poires, à une saison. Elle me le montre avec toute la fierté que peut avoir un symbole féminin d’avoir mis au monde un petit mâle. Elle est jolie, fraîche, avec un visage large sur lequel le regard peut errer sans tomber aussitôt à droite, à gauche, ou dans les yeux. On peut ne pas la regarder tout à fait en face sans paraître faux. Elle s’appelle Müller, comme il convient, mais son prénom est parisien, Fabienne. Elle a les cheveux en bandeaux, sans nœud noir. À cause de son léger accent on devine d’ailleurs dans l’armoire sa vraie coiffure et son vrai prénom. Nous parlons de la guerre, pendant qu’elle nous fait elle-même une omelette, de quatre œufs seulement pour quatre, car elle nous donne à chacun ce qui nous revient, et rien de plus ; elle sait qu’il passera d’autres régiments, règle sa générosité comme une intendance et n’emploie pour chaque régiment que les œufs de l’avant-veille. Tout est à nous, mais à nous tous. Dans chacune de ses paroles, on voit ce sens de la guerre auquel on reconnaît l’Alsace : heureuse de nous voir, elle admet que nous sommes cette fois vainqueurs, mais elle a déjà l’appréhension d’après la guerre, et le pressentiment que, dans vingt ans, dans trente ans, les Prussiens pourront la reprendre. Elle songe à la seconde revanche ; elle nous conseille de nous préparer.

En attendant, elle m’offre pour la nuit un canapé, dans son salon. C’est un salon de Strasbourg, mais sur lequel s’éparpillent les souvenirs d’un seul voyage de deux jours à Paris, une tour Eiffel, une vraie, avec un dessous vert, la photographie du pont Alexandre sur un coquillage, le rappel de tout ce qui a donné aux Alsaciens, depuis quarante ans, l’occasion d’être fiers de nous. Seul, un coquillage du Tréport a été acheté par amour du beau, et peut-être aussi ce cornet à fleurs en nacre. Que les coquillages se font voyants sur les montagnes ! Nuit agitée. À chaque réveil, la lune me montre sur la table, entre la Tour Eiffel et moi, une longue jumelle allemande, posée sur ses plus petits verres. Si je la retournais, la Tour reprendrait sa vraie hauteur. À minuit, Auflit se réveille avec la soif, mais se rabat sur la faim, car nous n’avons qu’à manger. À trois heures, Bardin arrive transi. Nous le roulons dans le tapis et nous asseyons sur lui pour le réchauffer. Nous avons l’air de jouer les Mille et une Nuits. Mais déjà la nuit, notre quinzième nuit, s’achève. Il fait jour. Nous nous précipitons tous trois vers la grange pour trouver l’œuf d’une poule qui chante, ayant trouvé le moyen de pondre entre les deux premiers cris du coq. Tant pis pour les soldats d’après-demain… Bardin le gobe.