Revue Dramatique - avril 1854

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REVUE DRAMATIQUE.
Le Gendre de M. Poirier, Comédie en quatre actes de MM. Émile Augier et Jules Sandeau.


Les auteurs de la pièce nouvelle ont d’autant plus le droit de s’applaudir de leur succès, que la donnée qu’ils avaient choisie offrait plus de périls et d’écueils. Loin de nous l’idée d’interdire au théâtre moderne ces sujets éternellement jeunes, qui reposent non x)as sur l’avènement ou la déchéance de telle opinion ou de telle hiérarchie sociale, mais sur la vanité humaine, ce répertoire inépuisable dont la forme varie suivant les temps, dont le fond reste toujours le même. — « On dit que la poésie se meurt, la poésie ne peut Pas mourir, w écrivait ici même, il y a vingt ans, l’auteur d’André dans le plus poétique de ses romans. — On dit que la comédie est morte, écririons-nous volontiers ; la comédie est immortelle : tant que le cœur humain gardera ses inconséquences et ses faiblesses, tant que l’homme, ce vieil enfant, sera partagé entre l’envie d’effacer les distinctions qui le froissent et le désir de s’emparer de celles qui le flattent, tant que la vanité mettra sa logique au service de ses contradictions, les sujets de comédie ne manqueront pas ; il ne s’agira que de savoir les reprendre au point où les a laissés la société disparue, et les placer au point de vue de la société nouvelle.

MM. Augier et Sandeau restaient donc parfaitement dans leurs attributions de poètes comiques en mettant encore une fois en présence, en plein XIXe siècle, la bourgeoisie et la noblesse. La vraie difficulté, le vrai danger de leur tentative, c’est que les progrès mêmes que nous avons faits vers l’égalité, le nivellement des classes, le triomphe de la bourgeoisie, l’abolition des privilèges de la noblesse, au lieu de simplifier le procès et de préparer le public à l’impartialité, semblent au contraire rendre plus vives, plus délicates, plus promptes à tressaillir et à saigner, toutes les cordes auxquelles Il faut toucher en traitant un pareil sujet. Chose singulière ! à mesure que les distances s’amoindrissent, les susceptibilités augmentent. Du temps de Molière, ces classifications étaient si nettes, si tranchées, que, lorsqu’il s’en emparait comme de son bien pour faire ressortir la sottise de M. Jourdain ou le malheur de George Dandin, personne n’était tenté de réclamer. Sortir de son état, comme on disait alors, était un travers tout aussi apparent qu’être avare comme Harpagon, misanthrope comme Alceste, pédant comme Trissotin, et ce travers appartenait à la comédie du même droit que l’avarice, la misanthropie et le pédantisme. Plus tard, au XVIIIe siècle, de Le Sage à Beaumarchais, ces différences, tout en s’affaiblissant, sont encore assez visibles pour que la sottise vaniteuse des bourgeoises et des parvenus, exploitée par des marquis ou des chevaliers quelque peu tarés, conserve sa signification plaisante, également acceptée par toutes les parties intéressées. On sent que le respect diminue, que le vice commence à mettre un premier niveau sur ces catégories vieillissantes, et peut-être le bourgeois intelligent, envoyant ainsi bafouer ses compères, les Mathieu et les Serrefort, devine-t-il déjà une prochaine revanche : mais la société garde sa physionomie extérieure, et c’est assez pour fournir le cadre traditionnel où se joue en toute liberté la muse comique. Enfin, dans la dernière, la plus hardie, la plus agressive de ces rencontres entre un monde qui s’écroule et un monde qui s’essaie, dans le Mariage de Figaro, ce n’est pas précisément la bourgeoisie qui est mise aux prises avec la noblesse. Beaumarchais, qui voulait faire agréer son héros par les derniers grands seigneurs de Versailles et de Trianon, s’est bien gardé d’en faire un bourgeois; il en a fait un valet, un valet beaucoup plus spirituel que son maître, ce qui était arrivé déjà à plusieurs valets de l’ancienne comédie, et s’est rattaché ainsi à la tradition. Figaro est d’étoffe à devenir un bourgeois vingt-cinq ans plus tard, mais il ne l’est pas encore, et entre ses éblouissantes tirades et la brochure de Sieyès il y a la distance d’une révolution préparée à une révolution accomplie.

Aujourd’hui tout est changé : la noblesse, par cela même qu’elle n’est plus une puissance, mais un souvenir, que tout son prestige se réfugie dans une sorte d’idéal et de lointain, et qu’elle a eu sa part, une part douloureuse et large, dans toutes nos catastrophes, est devenue plus susceptible, plus ombrageuse. Il semble qu’on ne puisse plus toucher à ses travers sans toucher à ses malheurs, et que ce qui était autrefois de la comédie soit devenu de la cruauté. La bourgeoisie, par cela même qu’elle est entrée de plain-pied dans l’égalité civile et politique, doit, comme tous les nouveaux pouvoirs, se montrer jalouse de ses prérogatives, et ne pas aimer qu’on lui rappelle, même pour les railler ou les amoindrir, des distinctions qui n’ont plus de sens officiel et qu’elle ne reconnaît plus. Si un grain d’envie se mêle encore çà et là au sentiment de ses conquêtes, elle ne voudra pas en convenir, car elle y verrait un dernier hommage et comme une revanche posthume en l’honneur de ces supériorités déchues. Quel que soit le tableau qu’on lui présente, elle en ressentira une impression analogue à colle qu’éprouverait un plaideur qui, ayant gagné son procès, croirait le voir recommencer. En somme, que d’obstacles, de récifs, de points délicats, de passages dangereux, pour le poète tenté de profiter de nos transformations sociales en frappant à l’effigie de son siècle cette vieille médaille de la vanité humaine ! Combien on doit féliciter MM. Sandeau et Augier, qui ont su triompher de ces difficultés, esquiver ces périls à force d’esprit, de verve, d’habileté, et aussi, sachons le dire, en déviant un peu de l’idée primitive et originale de leur comédie. Le charme et l’émotion ne se discutent pas, et nous avons été constamment, comme toute la salle, ému et charmé pendant ces trois heures. La réflexion seule peut faire ses réserves après un pareil triomphe, et les sympathies profondes que nous inspirent les auteurs du Gendre de M. Poirier, l’intérêt qui s’attache à chacun de leurs ouvrages, les traits et les scènes d’excellent comique qui abondent dans leur nouvelle pièce, sont pour nous autant de raisons de leur dire avec franchise ce qui nous parait y manquer, non pas pour mieux réussir, — il est probable que le succès eût été moins vif, — mais pour réaliser plus complètement et d’une façon plus frappante la comédie qu’ils avaient conçue.

Au lever du rideau, le marquis Gaston de Prestes fait les honneurs de son hôtel, de son luxe, de son opulence, à son ami le duc Hector de Montmeyran. Compagnons de jeunesse, de prodigalités et de folies, tous deux ont dissipé leur patrimoine; mais, une fois ruinés, ils ont cherché contre les conséquences de leurs désordres un refuge différent : Hector a gaiement endossé l’uniforme de chasseur d’Afrique, et s’est retrempé, comme un vrai héros de M. de Molènes, dans les fatigues et les devoirs de la vie militaire. Moins corrigé, plus enclin à l’impénitence finale, lié de plus près à la monarchie renversée en 1830, Gaston de Prestes a épousé la fille de M. Poirier, ancien marchand de drap rue des Bourdonnais et pour le moment retiré du commerce avec quatre millions. Jusque-là Gaston n’a qu’à s’applaudir de sa mésalliance. M. Poirier est un bonhomme qui ne semble occupé qu’à faire à son gendre une oisiveté dorée, et à s’effacer le plus possible pour ne pas gêner ses relations avec ses anciens amis. Antoinette, sa fille, la nouvelle marquise de Prestes, est une jolie poupée dont l’intelligence n’a jamais dépassé l’horizon du comptoir paternel, qui a peut-être éprouvé une joie enfantine en devenant grande dame, qui peut-être a pour son mari un amour de pensionnaire, mais qui ne saurait prétendre à dominer son cœur, ni à entamer son indépendance. Gaston en profite pour continuer sa vie de garçon et renouer une liaison peu édifiante avec une femme de son monde d’autrefois; même, par suite de ce galant épisode, il doit avoir le lendemain un duel avec un rival, et il prie Hector de Montmeyran d’être à la fois son hôte et son témoin.

Poirier entre en scène avec sa fille et son vieil associé Verdelet, parrain d’Antoinette; il est à l’instant criblé d’un feu roulant d’épigrammes, dont quelques-unes sentent un peu plus l’atelier que le faubourg Saint-Germain; mais tout cela est si vif, si gai, si amusant, qu’il y aurait pruderie à trop insister sur la différence. Poirier supporte tout avec la résignation d’un stoïcien ou d’un imbécile. Verdelet, esprit plus cultivé, plus artiste, souffre de ces sarcasmes, qui le font trembler pour le repos de cet intérieur et pour le bonheur de sa chère filleule. Antoinette est au supplice. Hector de Montmeyran, plus sage que son ami, cherche à tempérer, à force de respect pour Mme de Presles, de courtoisie pour les deux vieux négocians, le mauvais effet des plaisanteries de Gaston. Toute cette fin du premier acte est bien posée, et a l’avantage de rassurer d’avance ceux que le sujet tiendrait trop en éveil. Notons en passant, comme preuve de tact, l’intervention de ces deux personnages épisodiques. Verdelet et Montmeyran, spirituels, aimables, modérés, représentant les beaux côtés de la bourgeoisie et de la noblesse, et placés là comme deux correctifs, nous dirions presque deux paratonnerres destinés à conjurer l’orage que pourraient soulever tour à tour, auprès des spectateurs intéressés dans la question, les fautes de Gaston ou les ridicules de poirier.

Au second acte, le vrai caractère de poirier commence à se dessiner. Le bonhomme, le niais qui payait les dettes de son gendre, qui le logeait dans le plus bel appartement de son hôtel, qui se chargeait des dépenses de l’office et de l’écurie, et qui avait même la complaisance de disparaître les jours où Gaston traitait ses amis, est tout simplement un ambitieux qui aspire au titre de baron et à la dignité de pair de France comme couronnement de sa laborieuse fortune. S’il a choisi un gendre ruiné, s’il a voulu le recevoir chez lui et subvenir à son luxe, s’il a donné rendez-vous à ses créanciers, c’est pour que Gaston fût complètement sous sa dépendance et pour que les parchemins du marquis de Prestes servissent de marchepied à son ambition. Ici se présente une objection toute naturelle. Poirier peut être vaniteux et sot, il peut se faire une idée très fausse des aptitudes particulières qu’exige la vie politique; mais il sait calculer, il est de son temps, il est pénétré de l’importance que lui donnent ses écus, des progrès de l’égalité moderne qui lui ouvre toutes les carrières et toutes les voies. Il a eu sous les yeux, pendant la phase qui vient de s’écouler, d’honorables exemples de bourgeois ou de fabricans arrivés par eux-mêmes aux plus hautes dignités de l’état. Dès lors qu’a-t-il besoin d’un gendre marquis ? et, s’il lui a plu de marier sa fille à un gentilhomme, pourquoi ne s’est-il pas mieux renseigné ? Qu’il l’ait choisi pauvre, je le comprends, c’était un moyen de le maîtriser; mais pourquoi le choisir dissipateur, paresseux, libertin, duelliste, perdu de dettes, ce qui était après tout, sous un gouvernement sage, un assez singulier moyen de recommander son beau-père ? Comment ne sait-il pas que Gaston est en outre attaché à la monarchie tombée en 1830 par ces liens d’affection et de reconnaissance presque domestique qui doivent rendre à la fois son ralliement plus difficile et son appui plus illusoire ? Fort heureusement, cette objection, si juste qu’elle nous paraisse, n’arrive qu’après coup. Le spectateur s’amuse si bien, qu’il n’a garde de réfléchir. Poirier est si plaisant dans ses rêves ambitieux, dans ses désappointemens, dans ses colères, dans les représailles qu’il exerce en congédiant le cuisinier et en réformant la maison, qu’on oublie de s’apercevoir d’une inconséquence sans laquelle il aurait un gendre peut-être plus raisonnable, mais à coup sûr moins spirituel. La scène où poirier, abusé par la gravité narquoise de Gaston, lui déroule ses plans et lui avoue un à un les dadas de sa vanité, est vraiment de la comédie. La scène où un premier conflit amène la définition de l’honneur, « cette probité du gentilhomme, » et de la probité, « cet honneur du bourgeois, » a quelque chose d’impartial et d’élevé propre à fléchir les susceptibilités les plus chatouilleuses. Enfin, lorsque poirier, rentré dans sa spécialité, parvient à solder au rabais les créanciers de M. de Prestes, que ceux-ci rentrent en scène avec des récrirai- nations insolentes et amères, et qu’Antoinette, pour sauver son mari de cette humiliation, engage sa dot et jette sa signature à la face de ces misérables, on bat des mains à la révélation de ce rôle charmant, qui ne se dément plus un moment jusqu’à la fin, qui possède la vraie noblesse, celle du cœur, et qui, admirablement joué par Mme Rose Chéri, eût suffi au succès de la pièce,

L’effet des deux derniers actes a été plus grand, bien que le comique y soit moindre ou peut-être parce qu’il y est dominé par ces élémens qui ont toujours plus de prise auprès du public : le sentiment et la passion, Gaston, à demi désabusé, se prend à aimer sérieusement sa femme; mais il est engagé, nous l’avons dit, dans une intrigue avec une coquette, et, à l’instant où il se décide; à la sacrifier, arrive une lettre de cette comtesse de Mougeais. Poirier s’en empare, l’ouvre, et la lit. Nous n’aimons pas l’épisode de cette lettre; nous n’admettons pas qu’une femme habile, rompue aux liaisons galantes, unie à un vieillard soupçonneux qu’une faute prouvée trouverait inflexible, écrive ainsi sans précaution à son amant, surtout quand cet amant est marié et logé chez son beau-père. Il y a aussi une brutalité par trop bourgeoise dans l’action de ce poirier ouvrant une lettre adressée à son gendre. Un paroxysme de passion jalouse peut seul excuser une pareille atteinte aux plus simples notions de délicatesse et de savoir-vivre. Pourtant là encore l’exécution dramatique a sauvé ce que ce passage aurait pu avoir de scabreux et de choquant. Le courroux de Poirier, ses cris de haine et de triomphe, le désespoir de sa fille, la douleur de Gaston, les généreux efforts de Verdelet et de Montmeyran pour calmer ces cœurs irrités, l’énergique résolution d’Antoinette qui s’empare de la lettre fatale et la jette au feu, tout cela forme un tableau très émouvant, très pathétique ; et quand Gaston resté seul, humilié par son beau-père, repoussé par sa femme, miné de nouveau et tenté de recourir au suicide, s’écrie avec une angoisse navrante : « Tu l’as voulu, marquis ! tu l’as voulu ! » on est trop ému pour se demander si cette réminiscence du vrai George Dandin tombe bien à propos, et si c’est simplement Pour avoir épousé la fille d’un roturier que le marquis est malheureux.

Cependant tout se relève et se répare. Montmeyran et Verdelet, les deux bons génies de la pièce, ont compris que Gaston et Antoinette s’aimaient, et que, malgré les torts de l’un et les ressentimens de l’autre, cet amour pouvait être leur salut. Ils apaisent de leur mieux l’irascible poirier, qui continuait de combiner ses projets de vengeance. Puis Montmeyran, pour réveiller dans le cœur d’Antoinette cette tendresse qu’elle croit éteinte, lui avoue que son mari va se battre. Hélas ! ce duel, c’est encore un souvenir de cette indigne liaison qu’il déplore et qu’il maudit. Mme  de Prestes consent à pardonner à Gaston, mais à la condition qu’il renoncera à cette rencontre, qu’il fera, s’il le faut, des excuses à son adversaire. On comprend tout ce que cette situation a de terrible pour le marquis de Prestes, qui est étourdi, prodigue, léger, coupable, mais qui est brave comme ses aïeux, dont la noble et martiale histoire va de Crécy à Quiberon. Il refuse, il hésite; puis, lorsque dans un effort suprême, la pâleur au front et les larmes dans les yeux, a murmuré un consentement, Antoinette se jette à son cou : « Maintenant va te battre ! » lui dit-elle avec autant de vaillante ardeur que si le sang des Montmorency ou des Mortemart coulait dans ses veines. Au même instant, on apporte une lettre de l’adversaire, qui n’était qu’un faux gentilhomme, un faux brave, et qui fait spontanément des excuses. La réconciliation est complète. Verdelet, qui est riche et dont la fortune appartient d’avance à sa filleule, a secrètement racheté le château de Prestes, que poirier, dans sa colère, menaçait de faire dépecer par la bande noire. C’est son cadeau de noce, et les deux jeunes époux iront y oublier leurs chagrins. Quant à poirier, il déclare à son gendre, à sa fille et à son ami que ces mécomptes et ces secousses l’ont pour jamais guéri de son ambition; mais en même temps, dans un dernier a parte, il se livre à un calcul savant, d’après lequel il réunira toutes les conditions matérielles pour être un excellent pair de France — en février ou mars 1848.

Nous le répétons, s’il ne s’agissait que de constater le succès et l’agrément de cet ouvrage, notre tâche serait facile, ou plutôt elle serait finie. A chaque scène, presque à chaque mot, des applaudissemens chaleureux ont accueilli ce mélange de gaieté franche, de verve gauloise, de sensibilité délicate, d’attendrissement sincère, où se révèle l’alliance, heureuse cette fois, de deux esprits d’élite, s’animant ou se tempérant l’un par l’autre. Verdelet et le duc de Montmeyran, bien que leurs rôles soient accessoires, ont une valeur réelle : ils ramènent le débat sur son vrai terrain, sur un terrain neutre où les honnêtes gens et les gens spirituels peuvent, titrés ou non, se rapprocher et s’entendre. Cette idée de conciliation et de justice distributive se révèle encore mieux dans le personnage d’Antoinette, bourgeoise à l’âme patricienne, qui se trouve naturellement au niveau de toutes les choses grandes, de tous les sentimens élevés, et qui force son mari à saluer en elle la digne compagne d’un descendant des races chevaleresques. Les deux caractères principaux, quoique très bien acceptés par le public, sont les seuls qui donneraient lieu à quelques sérieuses réserves, si, tout en applaudissant à ce que les auteurs ont fait, l’on réfléchissait à ce qu’ils ont voulu faire.

Remarquons d’abord, — et ceci touche déjà au point vulnérable de l’ouvrage, — qu’il y a deux pièces dans une. Otez le conflit de la bourgeoisie et de la noblesse, ne parlez ni des parchemins du gendre ni de la roture du beau-père, et il vous restera les dissipations de Gaston, la forfanterie mondaine, la corruption élégante qui lui fait négliger sa femme et continuer une vieille liaison, la découverte de cette intrigue, la jalousie et la douleur passionnée de Mme de Presles, le courroux de son père, la noble conduite d’Antoinette, le duel, la réconciliation des deux époux, c’est-à-dire une pièce entière et parfaitement indépendante de la donnée primitive. D’une autre part, cette idée si comique et si vraie, l’ambition et la vanité du bourgeois exploitant la noblesse du gentilhomme pour s’en faire un échelon, n’en serait que plus nette et plus frappante, si Gaston était purement et simplement un gentilhomme pauvre, n’ayant d’autre tort que sa pauvreté et sa fidélité à ses opinions politiques. Il y a plus : les brillantes folies du marquis de Prestes, ses amours faciles, son dédain pour la foi conjugale, ses persiflages, ses duels, tout cet appareil obligé du grand seigneur d’autrefois tel qu’on l’entendait au théâtre nous semble contredire la pensée originale de la pièce, ou du moins y jeter quelque confusion. En effet, à quoi ont visé les auteurs ? À nous donner la contre-partie, l’envers de George Dandin, un George Dandin armorié, livré, pieds et poings liés, à un Sottenville bourgeois qui le tyrannise et le domine de toute la supériorité de ses écus. Eh bien ! supposez que Molière eût fait son George Dandin coupable de quelque peccadille, de la moindre amourette, fût-ce avec une fille de boutique ou une servante d’auberge : à l’instant, l’idée comique s’affaiblissait en s’éparpillant ; le malheur de George Dandin pouvait s’attribuer à une cause autre que celle-ci : un bourgeois épousant une fille noble. Son innocence est indispensable pour que la comédie dont il est le héros ait tout son effet. De même ici, pour que la pensée des auteurs gardât tout son relief, pour que l’accessoire n’en emportât pas le fond, pour que la revanche de George Dandin fût aussi significative que cette première partie dont Molière a tenu les cartes, il eût fallu que Gaston de Presles fût irréprochable, car la comédie proprement dite ne procède que par moyens simples. La pauvreté du gendre, l’opulence du beau-père, et, entre deux, l’esprit moderne humiliant les parchemins devant les billets de banque, voilà tout le sujet.

Ce que nous disons de Gaston peut se dire aussi de poirier. Il est trop sot, trop grotesque, son ambition ressemble trop à une marotte de vieil enfant, à une monomanie qui ne saurait déliasser le seuil de son magasin. Nous le voudrions conçu dans des proportions plus larges, plus élevées. Il y a dans le Gendre de M. Poirier une scène très gaie où Gaston traite, en riant, son beau-père de « Machiavel » et de « Sixte-Quint. » Ce sont là de bien grands noms, à coup sûr, pour un boutiquier ambitieux; pourtant, s’ils paraissaient moins dérisoires, s’il y avait chez poirier, au lieu d’un dada puéril, un peu de ce sérieux et de ce calcul que comportent sa position et son siècle, l’effet erait plus juste et plus complet. A part la lecture du code civil, du Bulletin des Lois et de quelques journaux de l’opposition. Poirier n’est que le petit-fils de M. Jourdain, l’arrière-neveu de Mme Abraham, de même que Gaston, à part le costume, n’est que le descendant direct des Acaste, des Dorante et des doncade. Est-ce assez en conscience après soixante ans de révolutions, et lorsqu’on a eu l’intention louable de marquer au millésime de 1846 une des conceptions du maître immortel ?

MM. Augier et Sandeau se sont contentés de prendre les deux caractères tels que les leur présentait la tradition comique, et de les mettre aux prises avec les idées et les mœurs de notre siècle : il eût mieux valu, selon nous, accepter le changement tout entier, transformer les caractères en déplaçant les situations, et chercher dans ce contraste l’élément d’une comédie à laquelle la modestie des auteurs n’aurait peut-être pas osé donner son vrai titre, mais qui aurait eu réellement le droit de s’appeler la Revanche de George Dandin. Maintenant leur succès aurait-il été aussi grand ? ne se seraient-ils pas privés de sources d’émotion et de gaieté qui manquent rarement leur effet ? Et après tout ne vaudrait-il pas mieux s’abandonner, sans tant de restrictions et de chicanes, aux agrémens d’un ouvrage qui a le plus précieux de tous les dons, celui de charmer et de plaire ? On peut. Dieu merci, rétablir quelques nuances, exprimer quelques regrets, sans contester ni amoindrir les qualités aimables ou exquises qui éclatent, à tous momens, dans le Gendre de M. Poirier. Jamais M. Sandeau n’avait déployé plus d’élégance, de délicatesse et de grâce; jamais M. Augier n’avait été plus gai, plus vif et plus entraînant. Un éminent critique, à propos d’une pièce moins heureuse, quoique remplie de mérite, avait récemment exprimé la crainte que ces deux esprits, de trempe et de famille si différentes, ne se fissent tort l’un à l’autre en s’associant. Cette crainte n’a pas été réalisée par cette nouvelle épreuve. On sent, au contraire, qu’une main fine a passé sur ce sel gaulois pour en émousser les aspérités trop rudes et en faire du sel attique, et qu’en même temps une verve jeune, expansive et facile a réchauffé et ragaillardi la muse délicate de Marianna et de Madeleine. Les deux poètes, on le devine à chaque scène, ont surtout voulu être impartiaux et pour ainsi dire impersonnels. Ils ont renouvelé, mais avec un tout autre succès, pour le débat à peu près terminé entre la bourgeoisie et la noblesse, ce que M. Ponsard, dans Charlotte Corday, avait essayé pour la lutte, alors ravivée, entre la Montagne et la Gironde, entre la république et la royauté. Peut-être cette impartialité, à laquelle on doit applaudir, n’est-elle pas la vraie cause d’une si éclatante réussite. Peut-être les spectateurs ont-ils été si unanimes à se déclarer satisfaits, non pas parce que les auteurs ont tenu la balance égale et sagement résumé la discussion, mais plutôt parce qu’ils ont empêché d’y songer, parce que leur ouvrage arrive au but sans qu’on se demande qui a gagné le procès, ou même si le procès a été plaidé. Est-ce un défaut ? est-ce un mérite ? Si l’on en jugeait par l’événement, la question serait vite résolue. Tel qu’il est, avec toutes les conditions de succès qu’il réunit, représenté avec un ensemble qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui au Théâtre-Français, le Gendre de M. Poirier peut être regardé, sinon comme une comédie complète, répondant exactement à l’idée des auteurs, à celle qu’une critique exigeante a le droit d’indiquer et de regretter, au moins comme une des pièces les plus agréables et les plus charmantes qui aient été jouées depuis longtemps.

ARMAND DE PONTMARTIN.