Revue Musicale - Norma, Mme Penco

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REVUE MUSICALE.

La saison musicale s’engage lentement, et a bien de la peine à prendre un caractère. Le temps exceptionnel dont nous jouissons cette année, qui restera une année fameuse dans les fastes des astronomes et des vignerons, retient à la campagne une grande partie de ce qu’on est convenu d’appeler lasociété. Paris cependant ne s’en porte pas plus mal ; il est rempli d’étrangers, surtout de Russes, d’Espagnols, de Brésiliens et d’Américains de toutes les couleurs. Ce sont là les plus grands consommateurs des opéras de M. Verdi, comme on a pu le voir par la liste des abonnés au Théâtre-Italien que l’administration a fait publier. Dans cette curieuse statistique, qui pourrait devenir un élément intéressant de la science économique appliquée aux matières de goût, on peut s’assurer que Paris attire dans son immense tourbillon un nombre d’intelligences diversement et très inégalement développées, qui doivent finir par exercer une influence appréciable sur la qualité de notre civilisation morale. Il est bien certain par exemple que le public qui fréquente aujourd’hui le Théâtre-Italien ne ressemble pas à cette société d’élite qui, sous la restauration et le gouvernement de juillet, venait applaudir des chefs-d’œuvre immortels exécutés par des virtuoses qui étaient nés sur le soi même ove il bel si risuona, et qui avaient dans la voix et dans le style l’accent du terroir et la tradition des maîtres dont ils interprétaient la pensée. Le public dont le goût s’était formé sous cette tradition entendait à demi-mot les plus fines nuances du sentiment et de l’art qui en était la manifestation, en sorte qu’il y avait une entente parfaite entre le compositeur, ses interprètes et les auditeurs pour qui étaient instituées ces agapes de l’esprit. Le goût d’un public éclairé réagissait d’une manière favorable sur l’ensemble de l’exécution, qui se maintenait à un niveau digne de la capitale du monde civilisé. Cette pondération des divers élémens d’une représentation théâtrale n’existe plus. À proprement parler, il n’y a plus de public ; les salles de spectacle sont remplies d’une foule très mêlée, qui vient y étaler son luxe de fraîche date et l’ennui qui la dévore. Réunie pour quelques heures, dominée par une phalange d’applaudisseurs à gage, cette société de hasard, qui ne se tient par aucune alliance d’éducation commune, ne sait point discerner le vrai du faux, le délicat du sublime : elle subit grossièrement les sensations qu’on lui impose, sans résistance et presque sans contrôle. Au dehors, la presse, qui devrait être la gardienne vigilante de quelques principes incontestables et se charger d’éclairer par ses conseils cette foule qui traverse Paris comme une caravane, la presse, il faut bien le dire, est généralement plus soucieuse de défendre les intérêts matériels des théâtres et des artistes que l’avenir de l’art lui-même, en sorte que tout conspire à rompre le fil de la tradition, c’est-à-dire à altérer un certain idéal qui s’est formé lentement dans l’esprit humain par des siècles 4’expérience et une succession de chefs-d’œuvre.

Il y a quelques jours, je m’entretenais sur ce sujet avec un sociétaire de la Comédie-Française. — Vous avez bien raison, me dit-il, et nulle part cette absence d’un public difficile et soigneux de ses plaisirs n’est plus sensible qu’au Théâtre-Français. Si on nous enlevait trente ou quarante personnes qui jouissent de leurs entrées, qui possèdent la tradition de nos devanciers, et qui viennent chaque soir nous honorer de leur présence et de leur critique, nous serions livrés aux bêtes, à une foule affamée de distractions, aussi incapable de comprendre les chefs-d’œuvre que nous interprétons que de nous diriger par des encouragemens de bon aloi. — Cette question importante, que nous ne faisons qu’effleurer ici, mériterait d’être étudiée avec plus de soin et de loisir. Cela vaudrait bien peut-être l’intérêt qu’inspire aux académies la civilisation de Babylone où de Memphis.

Cependant le Théâtre-Lyrique, qui n’a pas de subvention, mais qui est conduit par un administrateur courageux, fait toujours merveille avec une vieillerie comme les Noces de Figaro de Mozart, ainsi qu’aiment à la qualifier les jeunes-premiers du feuilleton du progrès. Soixante représentations de la pâle musique que Mozart a mise sur l’esprit de Beaumarchais n’ont pas encore suffi à rassasier le public qui, trois fois par semaine, fait une lieue et demie pour aller entendre un opéra sans cloches, sans enclume et sans marteau. Que serait-ce donc si au lieu d’une traduction estimable, mais souvent infidèle, le public pouvait entendre le poème de Mozart rendu par une Mainvielle-Fodor, une Malibran, par un Garcia, un Lablache, accompagnés de tout le reste ? Non que je veuille amoindrir le mérite des trois cantatrices distinguées qui ont fait réussir au Théâtre-Lyrique cette difficile entreprise ; mais enfin elles chantent dans une langue qui n’est pas celle de Mozart, et les arrangeurs ; ont dû faire subir à la pensée du maître quelques-unes de ces légères modifications qui altèrent l’essence de la beauté. Oh ! les délicats sont bien à plaindre !

Un de ces hommes de goût et de cœur comme il y en a peu malheureusement, un ami de Charlet, qui a raconté la vie du peintre en un livre plein de faits intéressans et d’une émotion communicative, M. de Lacombe, ancien colonel d’artillerie, dont le beau talent sur le cor est connu et apprécié depuis longtemps, me disait, en parlant des Noces de Figaro : « Si la musique des plus beaux opéras que nous connaissons est l’œuvre du génie, celle de Mozart est l’inspiration d’un dieu. — Très bien ! lui dis-je, vous appliquez heureusement le mot de Rousseau comparant la mort de Socrate à celle de Jésus-Christ. »

Le Théâtre-Lyrique ne se prive pas pour cela de nouveautés. Il cherche aussi et de bonne foi un musicien, mais un musicien qui ait quelque chose sous la mamelle gauche, qui ne soit pas un perroquet habile venant répéter ce qu’il entend dire autour de lui depuis qu’il est au monde. Est-ce pour cela qu’il a cru devoir donner au commencement de la saison un opéra en deux actes intitulé la Harpe d’or, de M. Félix Godefroid ? L’auteur de cet ouvrage et l’administration qui lui a prêté son appui auraient dû être plus prudens. M. Godefroid est un virtuose de mérite, qui a fait de la harpe, dont il joue avec habileté, un instrument particulier sur lequel il y aurait bien des choses à dire. Ses compositions pour ce noble instrument, dont il a dénaturé un peu le caractère, ne sont que des fantaisies de courte haleine, sans développement et, disons le mot, dépourvues de style. Ses opérettes de salon, ses romances, sa musique de piano, car M. Godefroid a touché à toutes les cordes, ne l’avaient nullement préparé à prétendre aux honneurs d’un opéra en deux actes, qui exige plus que des étincelles mélodiques et des ramages de notes sans cohésion. Il y a pourtant quelque chose dans la Harpe d’or, qui a fourni honorablement un certain nombre de représentations où le ténor Michot, qui possède une voix si vibrante et si chaude, a trouvé l’occasion de placer avantageusement un si naturel de poitrine. Il est évidemment plus fort que celui de ses confrères qui ne pourrait donner qu’un si bémol ! C’est pourtant pour avoir trop aimé les ut et les si de poitrine que nous sommes dans un si bel état. Ce qui vaut mieux que la Harpe d’or, c’est un joli opéra en deux actes qui lui a succédé et qui s’intitule Broskovano, une histoire de bandits dont je ne veux point épouvanter les lecteurs de la Revue. L’auteur de la musique de Broskovano, M. Déffès, s’était déjà recommandé à l’attention des directeurs par deux petits ouvrages en un acte, l’Anneau d’argent et la Clé des champs, qui n’avaient point passé inaperçus au théâtre de l’Opéra-Comique. Il y a du talent dans la musique de Broskovano, de la franchise dans le style, de la vivacité, le sentiment des situations et plus de verve que d’originalité. Le public a fait à l’œuvre nouvelle de M. Deffès un si bon accueil qu’il a droit à être écouté plus longuement dans un très prochain avenir. Que le temps lui soit léger !

Le théâtre de l’Opéra-Comique médite, étudie et prépare sans doute quelques grands coups qui puissent exciter la curiosité publique en sa faveur, ce dont il me semble avoir grand besoin. En attendant, il existe, s’il ne vit pas, il existe du produit de son fonds, fonds solide, qui pourrait être d’un bon rapport, si le personnel qui l’exploite n’était pas si médiocre. On a repris cependant la Part du Diable, de M. Auber, le dernier des compositeurs français qui nous restent, et dans cet opéra Mme Gabel est chargée du rôle intéressant du jeune organiste Carlo Broschi, qu’elle chante et qu’elle joue avec la désinvolture qu’on lui connaît. Pourquoi tourmenter cette agréable artiste et vouloir lui donner des prétentions de grande cantatrice qu’elle ne pourra jamais justifier ? Qu’on la laisse donc une bonne fois tourner son compliment comme elle l’entend, qu’elle gazouille tout à son aise en franchissant d’un pied mignon le ruisseau qui passe, sans trop se préoccuper des mauvaises langues et des regards indiscrets ! Elle est comme Dieu l’a faite, elle plaît comme cela ; qu’on ne lui gâte pas ses succès. On a repris également les Monténégrins, opéra en trois actes, de M. Limnander, qu’on a réduit d’un tiers pour l’approprier à la taille d’un jeune ténor qui s’y est produit, M. Warot. C’est un ténor de genre dont la voix grêle ne manque pas d’un certain charme dans la partie supérieure de son échelle. Si M. Warot parvient à corriger un peu le défaut qu’il possède de chanter de la gorge, alors qu’il étreint trop fortement les notes qui forment la première octave de sa voix débile, il peut devenir un artiste utile et agréable.

L’Opéra est toujours dans cet état, défini par Bossuet quelque part, qui, sans être la vie, n’est pas la mort. C’est là, dans ce grand établissement lyrique et chorégraphique du siècle de Louis XIV, qu’il manque une autorité tout à fait compétente pour renouer la chaîne des temps. On y danse plus qu’on n’y chante ; tout s’y fait trop au hasard, et ce n’est pas probablement la faute de l’homme d’esprit qui fait mouvoir les ressorts de cette vaste machine, si le public est condamné à entendre perpétuellement les quatre ou cinq ouvrages qui sont au répertoire, considérablement affaiblis, altérés et souvent méconnaissables, comme le Comte Ory, qu’on a donné l’autre jour avec la reprise de la Sylphide pour les débuts d’une nouvelle danseuse, Mlle Emma Livry. N’était-ce pas bien téméraire à la jeune débutante d’éveiller le souvenir de la Taglioni, c’est-à-dire de la seule danseuse moderne qui ait possédé la grâce parfaite unie à la chasteté des poses ? J’avoue humblement que la danse n’a pour moi d’attrait et de véritable signification qu’alors qu’elle exprime la simplicité d’une nature choisie et élégante, ou bien l’idéal. Voilà pourquoi Mme Taglioni est restée pour moi un type incomparable qui m’a fait tomber les écailles des j’eux. Je ne demande pas mieux que de convenir que Mlle Livry a beaucoup de talent, une grande légèreté, et qu’elle fait des prodiges de ses pieds ; mais cela m’est parfaitement égal. Les amateurs de ces sortes de merveilles ont été très satisfaits de Mlle Emma Livry, et son nom a été inscrit à côté du meilleur cheval de course de la saison. Mme Emma Livry a trop d’habileté pour ne pas aspirer à mieux : elle est jeune, partant l’avenir lui appartient.

Le Théâtre-Français mérite, selon nous, une mention honorable pour la tentative hardie qu’il a faite de mettre sous les yeux d’un public frivole un chef-d’œuvre de l’esprit humain, l’Œdipe-Roi de Sophocle. Je sais tout ce qu’on peut dire contre la possibilité de faire goûter une conception dramatique d’un ordre aussi élevé et appartenant à une civilisation si différente de la nôtre. Cependant il appartient au Théâtre-Français d’entreprendre de pareils essais et de remonter de temps en temps à la grande source de sa tradition, le théâtre grec et romain. Ici même la valeur de la traduction de M. Jules Lacroix a été appréciée ; je n’ai plus qu’à blâmer l’usage qu’on a fait de la musique en l’introduisant si maladroitement dans une œuvre dramatique de l’antiquité. Fût-elle aussi bonne qu’elle est insignifiante, la musique de M. Membrée troublerait encore le plaisir qu’on va chercher à une représentation d’une tragédie de Sophocle. D’abord il faut se résigner à convenir qu’on ne connaît pas une note de la musique grecque, sur laquelle on a écrit tant de livres savantissimes, et qu’on ignore tout à fait comment cet art, aujourd’hui émancipé et vivant de sa propre vie, s’alliait alors à la poésie, dont il n’était qu’un accessoire. Voulez-vous avoir une idée de ce que pouvait être la mélopée antique, cette espèce de récitatif d’une sonorité modérée et d’un rhythme flottant, sur laquelle on a débité tant de niaiseries doctorales ? Allez dans une église catholique, et écoutez ces belles mélodies grégoriennes, dont elle a pieusement conservé la tradition. C’est là tout ce qui nous reste de moins équivoque de la musique des anciens Grecs, qui n’avaient pas d’autres oreilles que nous, et partant pas d’autre tonalité que celle que nous possédons.

Je ne fais que toucher ici d’un doigt indiscret à une énorme question historique, qui est des plus simples ; mais, comme les savans se sont mêlés de l’éclaircir, ils en ont fait un grimoire indéchiffrable. Quoi qu’il en soit de cette question antique et solennelle, qui se représentera plus d’une fois sous notre plume, nous dirons qu’il ne faut pas mêler la musique aux représentations du Théâtre-Français, à moins que ce ne soient les fredons que Lulli a intercalés dans quelques comédies de Molière. Ici la vérité historique et le respect qu’on doit à l’auteur du Misanthrope et du Bourgeois gentilhomme font accepter avec condescendance ce qui ne serait pas supportable sans cette raison ; mais M. Membrée n’a pas le même droit que Lulli d’ennuyer le public de ses lambeaux de symphonie, que les Grecs ni Sophocle ne connaissaient pas, heureusement pour eux.

Le Théâtre-Italien a bravement inauguré la saison par la Traviata de M. Verdi, avec une nouvelle cantatrice. Mme Penco, et un nouveau ténor, M. Ludovico Graziani, frère du baryton qui chante à Paris depuis quelques années. La musique de la Traviata, nous la connaissions déjà, et nous en avons parlé ici assez longuement pour être dispensé de redites inutiles[1]. La pensée de M. Verdi se comprend tout d’abord. On n’a pas besoin de se creuser longtemps l’esprit pour en saisir les effets heureux et pour être bientôt fatigué de la pauvreté de combinaisons du compositeur lombard.

M. Graziani, qui débutait dans le rôle d’Alfredo, n’a plus ni l’âge heureux qui fuit pardonner bien des erreurs, ni la voix nécessaire pour rendre vraisemblable son fol amour. D’une taille élevée et fortement constitué, M. Graziani possède une voix fatiguée et ternie par les excès d’une déclamation violente. Il est évident que M. Graziani a été élevé avec la musique de M. Verdi. Aussi manque-t-il de flexibilité dans l’organe, et, comme le maître dont il chante la mélopée, le virtuose ne peut obtenir de certains effets dramatiques qu’aux dépens de la grâce et du naturel. Il serait injuste cependant de prétendre que M. Graziani n’a pas une certaine expérience de l’art de chanter, et même du sentiment. Si M. Graziani ténor pouvait avoir la voix de son frère le baryton, ou si le baryton avait l’intelligence et l’habileté du ténor, on obtiendrait, par cette fusion, un virtuose qui laisserait peu de chose à désirer. Après la Traviata, on a repris Rigoletto pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle de Ruda, d’origine hongroise. C’est à peu près tout ce qu’on peut en dire, à moins que Mlle de Ruda ne se résigne à descendre au second rang, où elle pourrait être agréable et utile. M. Corsi a eu de très beaux élans dans le rôle du pauvre bouffon, qu’il chante et qu’il joue en véritable artiste qu’il est. La grosse voix de basse de M. Angiolini lui-même s’est éclaircie, et annonce un certain progrès d’assouplissement. Je ne sais plus lequel de mes contradicteurs me reprochait dernièrement d’avoir osé prétendre que le quatuor de Rigoletto était le premier morceau de musique bien écrit que j’eusse entendu de M. Verdi. Il est très vrai que nous avons commis cette énormité[2], que nous voulons aggraver encore en ajoutant que la scène du Miserere du troisième acte du Trovatore, dont nous avons reconnu dans le temps le puissant effet, aurait pu devenir un chef-d’œuvre de l’art musical, si l’auteur avait su mieux en combiner les élémens. Qu’on se rassure, le succès des opéras de M. Verdi ne nous empêche pas de dormir. Nous avons la sérénité et l’assurance que donne la foi, mais la foi qui résulte de l’adhésion de la raison à quelques vérités immortelles dont nous nous efforçons d’appliquer les principes aux œuvres éphémères qui excitent les acclamations de la foule. Une représentation des Noces de Figaro nous console de bien des mécomptes, comme l’audition d’une symphonie de Beethoven nous affermit dans le dédain que nous inspirent ses tristes imitateurs.

L’Italiana in Algieri a succédé à Rigoletto au Théâtre-Italien, mais avec une exécution très imparfaite. Mme Nantier-Didiée, qui s’était chargée imprudemment du rôle d’Isabella, n’a pas la voix, ni le charme, ni l’accent qu’il faut pour cette musique, née du sourire d’un génie éminemment italien. Mme Nantier-Didiée veut absolument avoir une voix de contralto, quand la nature ne lui a donné qu’un mezzo-soprano d’un timbre grêle et vibrottant. Qu’elle reste donc une cantatrice de fantaisie et di mezzo-carattere, comme disent les Italiens, et elle sera toujours la bienvenue, parce qu’elle a du talent et de la distinction. Zucchini a été plein de verve et de bonne humeur dans le rôle de Taddeo, et il ne manque à M. Corsi, pour bien chanter celui de Mustapha, qu’une voix de basse qu’il ne possède pas. Quant au nouveau ténor, M. Galvani, qui s’est essayé dans le rôle de Lindoro, nous dirons qu’il s’est rendu justice lui-même en résiliant son engagement. Mais un succès qui n’est pas contestable, qui a surpris tout le monde, et qui grandira à chaque représentation, c’est la reprise de la Norma avec Mme Penco. Mme Penco nous est apparue il y a trois ans au Théâtre-Italien, où elle a chanté très imparfaitement le rôle de Desdemona, dans Otello, après la Frezzolini, dont on se rappelle la suprême élégance de gentildonna et l’accent pathétique au troisième acte. Mme Penco est allée depuis à Madrid, et ensuite à Londres, ne laissant à Paris que la réputation d’une cantatrice inégale et fiévreuse, maladie que lui avait inculquée la mélopée violente de M. Verdi.

Que j’en ai vu mourir, de jeunes filles…

pour avoir trop aimé cette mélopée-là ! Mme Penco avait reçu du public de Paris une leçon qu’elle n’a pas oubliée sans doute, car elle nous est revenue avec des qualités qu’elle ne possédait pas et qui ne peuvent que s’agrandir. Sa voix est un soprano étendu, d’une égalité au moins suffisante, d’un timbre chaud, et j’oserais presque dire affectueux. Sa vocalisation, brillante et souvent audacieuse, laisse à désirer une plus grande perfection, particulièrement dans les gammes chromatiques, dont elle effleure les intervalles sans les étreindre. D’ailleurs n’abuse-t-elle pas de ces ornemens d’opéra-comique qui ne sont pas toujours à leur place, même dans le style de convention que se sont fait les cantatrices italiennes ? Il faut savoir vocaliser, être maître de son instrument et pouvoir en tirer tous les effets nécessaires, car on n’est un chanteur qu’à ce prix ; mais le goût, c’est-à-dire la raison, doit diriger l’artiste dans l’emploi de ces ornemens, qui ne conviennent ni à tous les personnages, ni à toutes les situations. Ce que Mme Penco fait à merveille, c’est le trille, ce battement de deux sons rapprochés qui rappelle le tressaillement joyeux de l’alouette. Mme Penco fait durer longtemps cette prouesse, passant tour à tour du piano au forte, et illuminant la salle de son gorgheggio passionné et phosphorescent. Ce sont là toutefois des détails de mécanisme qui ne constituent pas le vrai mérite de Mme Penco. C’est par l’accent maternel, par une sensibilité exquise et pénétrante, qui rappelle volontiers le diapason de Mme Ristori, que se distingue Mme Penco. Elle chante avec son âme, trop peut-être pour ne pas dépasser quelquefois la mesure de cette vérité relative qu’il convient à l’art de traduire. Ce beau rôle de la Norma, qui fut composé à Milan pour Mme Pasta, Mme Grisi se l’était approprié, et y a déployé les plus grandes qualités de sa belle et somptueuse nature ; mais si Mme Grisi avait la force, l’ampleur et la splendide vocalisation que nous lui avons connues, si elle réussissait dans l’expression du dédain et de la colère, elle manquait de finesse, et n’a jamais eu la profonde sensibilité qui distingue Mme Penco. Nous le répétons, il y a dans le talent vrai et sincère de Mme Penco quelques-unes des intonations pathétiques de Mme Ristori, surtout dans la scène finale du second acte :

Qual cor tradisti !
Qual cor perdisti !


phrase divine qu’elle dit à mezzo voce, en refoulant les sanglots qui l’étouffent. Puis sa douleur éclate à la conclusion de cet andante, digne du sentiment éternel qu’il exprime :

Sul rogo istesso
Che mi divora
Sotterra aucora
Sarò con te.

Ce sont des larmes, de vraies larmes, je vous l’assure, qui roulent alors dans la voix touchante de Mme Penco. Ah ! elles sont si douces, les larmes que l’art fait couler en reproduisant les accens de la noble nature humaine ! Dans la seconde période de cette scène finale, qui est un chef-d’œuvre de simplicité pathétique, lorsque commence ce dessin d’accompagnement en mi mineur qui rappelle ou plutôt qui reproduit une phrase de Paisiello dans l’accompagnement du duo de l’Olympiade :

Ne’giorni tuoi felici
Riccordati di me,


Mme Penco s’élève à la hauteur de la belle inspiration de Bellini. Sa douleur suit le développement de la pensée du maître dans ce crescendo chromatique qui n’imite pas la formule de Rossini, et qui monte par ondées qui s’accumulent les unes sur les autres comme les vagues de la mer. Voilà un art que M. Verdi n’a jamais connu, quoiqu’il ait pris à Bellini et à Donizetti le germe de toutes ses idées. Le trio si dramatique qui termine le premier acte de la Norma,

Oh ! di qual sei tu vittima
Crudo e funeste inganno !


est un morceau capital où se trouve la source des meilleures inspirations de M. Verdi.

Mme Penco, qui a une figure intéressante, le geste noble et un talent qui ne peut que grandir, si elle ne prodigue pas inconsidérément les trésors de sa profonde sensibilité, est fort bien secondée par Mme Cambardi, qui a fait de notables progrès, et qui chante toute la partie d’Adalgisa avec un fini d’exécution qui a frappé le public. Mme Cambardi a de l’ambition, et elle la justifie par les efforts qu’elle fait pour obtenir les suffrages des juges difficiles. Il serait injuste de ne pas reconnaître que M. Ludovico Graziani montre beaucoup d’intelligence et de goût dans le rôle ingrat de Pollione. Nous ne craignons pas de dire en finissant que les représentations de la Norma sont un événement heureux pour le Théâtre-Italien de cette année.


P. SCUDO.



  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1856.
  2. Voyez la livraison du 1er  avril 1857.