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Revue Musicale de Lyon 1903-11-03/Le Duo de Tristan et le Duo de Siegfried

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Études sur l’Expression Musicale de l’Amour

Le Duo de Tristan

(Acte ii, sc. ii)

et le Duo de Siegfried

(Acte iii, sc. iii)
(suite)

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de rappeler ici, la donnée bien connue de Tristan et Isolde. Tristan a tué Morold, fiancé d’Isolde, reine d’Irlande. Blessé, il a été soigné par elle, sous le nom de Tantris. Revenu à la cour du roi Marke, son oncle, il lui a vanté la beauté de la jeune reine, au point que le roi se décide à demander sa main. Tristan, chargé de l’ambassade, ramène Isolde en Cornouailles. Pendant la traversée, Isolde qui l’aime, malgré son dédain apparent, veut le faire mourir et mourir avec lui plutôt que d’appartenir à un autre. La servante Brangæne au lieu de verser le philtre de mort, trompe sa maîtresse et lui verse le philtre d’amour. Les deux amants s’avouent alors leur passion. Arrivée en Cornouailles, Isolde épouse le roi Marke, mais elle n’aime que Tristan ; au début du second acte, elle l’attend la nuit, pendant que la cour est en chasse. Un flambeau éteint sert de signal. Tristan arrive et se jette dans les bras de celle qu’il aime, tandis que Brangæne veille du haut d’une tour.

Les voix s’unissent dans le thème du Liebesruf de l’ardeur d’amour. Tristan maudit le jour qui les sépare, et faisant allusion à la torche dont l’extinction était le signal attendu : « le soleil disparu, le jour n’abdiqua pas ; il embrasa de sa flamme funeste la torche veillant à son seuil… Ainsi que tu éteignis le flambeau, que ne puis-je à mon tour étouffer l’éclat du jour implacable, et venger les souffrances de l’amour. » Les deux amants unissent dans cette idée du jour maudit, tout ce qui les a séparés, tout ce qui constitue le monde extérieur auquel ils ne veulent plus appartenir : « N’était-ce pas son éclat orgueilleux qui rayonnait dans l’éclat de ton regard lorsque tu vins solliciter ma main pour le roi Marke. »… « L’éclat menteur de la couronne, les vains honneurs qu’on rend aux rois, avaient trompé mes yeux et mon cœur. »… « Ô perfide clarté du jour ». Et tandis que l’orchestre plaque les quatre accords si, fa dièze, sol, la caractéristiques du motif du jour, Isolde reprend : « Ô cruelles douleurs, ô peine horrible de se voir ainsi trahir par l’homme élu ; ce jour maudit, ce monde sans appâts, je jurai de les fuir dans l’ombre de la mort ». Ici revient le thème du philtre de mort, déjà entendu au premier acte. « Un seul désir me reste, conclut Tristan, l’ardente volupté de plonger dans la nuit, de m’abimer dans l’ombre où sourit l’amour. »

Alors commence cette incomparable mélodie des Rêves (Nachtharmonien). Sur de lointains et doux appels de cors, les cordes et les bois accompagnent en sourdine les voix alternées chantant la nuit propice, la sainte nuit d’amour (heilige Nacht) : « Ô nuit sereine, viens, arrache-nous au monde, recueille-nous tous deux dans ton sein ; nuit auguste, étouffe à jamais la dernière lueur du

jour… confonds nos cœurs et nos êtres dans les profondeurs sacrées du gouffre obscur… », et après d’étranges et d’angoissantes dissonances, d’une dysharmonie prenante et voulue, l’accord des voix se résout en un mouvement lent, pianissimo, en des intervalles de tierces mineures reposants et doux[1].

« Prenez garde, clame Brangæne, du sommet de la tour, prenez garde, l’heure avance, l’ombre fuit ». La plus suave mélodie chante aux violons et aux flûtes, peignant le retour de l’aurore prochaine. La réponse d’Isolde « Qu’importe l’heure ! », le golfe mystique l’a faite avant l’héroïne, en chantant doucement le thème du Recueillement ou de l’Extase. « Laisse la mort l’emporter sur le jour… notre amour, notre ardent amour, est-il rien qui puisse l’éteindre ?… l’amour. Isolde, peut-il mourir si son essence est éternelle ? » Et, ardemment, d’une voix grave, ils répètent tour à tour la phrase sacramentelle, qui va désormais dominer la scène, le thème de la Mort unie à l’Amour : le trémolo des cordes avec sourdines va croissant, puis le chant de l’archet s’unit à la voix, en un dessin harmonique, d’une impression effroyablement lugubre et passionnée « Mourons tous deux pour être unis dans l’espace sans limites, dans un monde qui n’abrite ni douleurs, ni vains soucis, vers les plaines éternelles… » et sur d’inouïes variations d’orchestre, tantôt déchaînées et formidables, tantôt d’une douceur infinie, les deux amants entonnent l’hymne à la Nuit, où le thème de l’Ardeur d’Amour s’unit, à celui de l’Extase, coupé par l’apoggiature surnaturelle du thème de la Transfiguration : « Ô douce nuit, nuit éternelle, gouffre éternel, où sans effort je me plonge et m’abîme, sur nous referme toi ! Ô douceur, ô paix profonde, vivre ensemble loin du monde, loin du jour ! Dans l’espace sans limite, dans les siècles infinis, à jamais, soyons unis à jamais ! » Et par un crescendo rapide, les voix progressant par demi-tons chromatiques se répondent, puis s’unissent en un cri dont les syncopes et l’éclat final constituent la plus expressive représentation musicale du délire amoureux poussé à son paroxysme tandis que l’orchestre qui d’abord a renforcé les voix par la progression chromatique de ses septièmes augmentées, se résout en la dysharmonie violente d’un accord de septième de sensible altéré par augmentation de la tierce d’un demi-ton diatonique, au moment où le roi Marke survient avec le traître Mélot, surprenant le couple enlacé.

On voit par cette brève analyse combien sont opposés les situations et les caractères des deux œuvres wagnériennes. Dans l’une comme dans l’autre des deux scènes que nous avons choisies comme les plus typiques, l’amour règne seul, absolu, et sans combat : toute autre notion devient étrangère aux personnages : les autres facettes de leur personnalité subissent un effacement complet. L’élément amour se trouve là, pour ainsi parler, à l’état pur. C’est là le point commun des deux Actions. Examinons quelles en sont les différences.

Une certaine école musicographique a voulu retrouver dans l’Anneau du Niebelung, le symbolisme cosmogonique évident des sources primitives, c’est à dire des Eddas, des Chants des îles Fœrëo, ou des Niebelungennôth. Siegfried ou Sigurd dans ces poëmes incarne le Soleil, et Brünnhilde, la Terre. Certains passages du Ring permettent de croire que Wagner, sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à cette interprétation ne l’a pas rejetée absolument. L’entrée en scène du héros au 2e comme au 3e acte coïncide avec le lever du jour : le duo qui termine le drame symboliserait en ce cas le Soleil du Printemps éveillant la Terre. Le salut de Brünnhilde à la lumière, s’adresserait alors à Siegfried lui-même : « Salut à toi, soleil ; salut à toi, lumière ; salut à toi, splendeur du jour. » Je ne pense pas qu’il faille prendre à la lettre une telle version : il en faut plutôt adopter le sens figuré. Siegfried caractérise la Vie, l’Action et la Joie, dont la splendeur astrale n’est que la matérielle représentation. Il arrive auprès de Brünnhilde ignorant de l’amour : la Walkyrie de son côté, a de l’amour humain sinon une incompréhension totale, du moins une notion imprécise. Chez l’un comme chez l’autre, les sens n’ont point parlé. Ils s’éveillent chez le héros à la vue de Brünnhilde endormie, au moment où soulevant le heaume il aperçoit la chevelure flottante. Le trouble l’envahit avant même qu’il ait enlevé la cuirasse. C’est alors seulement que la notion du sexe apparaîtra, traduite si subtilement par le thème de la peur. C’est qu’en effet Siegfried a vécu dans des conditions uniques, seul avec le Niebelung, courant les bois sans avoir jamais rencontré d’être humain. Il a pu rêver d’amour sentimental et c’est ainsi qu’il faut vraisemblablement traduire les Murmures de la Forêt, mais le concept de l’amour physique lui est totalement étranger, la révélation subite de la vie sexuelle produit en lui cette angoisse qui est la seule forme de la peur qu’il soit susceptible de ressentir. Il réveille Brünnhilde d’un baiser, et désormais n’a plus qu’un but, connaître jusqu’au bout cet horizon nouveau qui s’offre à lui, épuiser cette coupe dont les premières gouttes l’ont enivré. La résistance de Brünnhilde exaspère son désir. Son ardeur, son étreinte brûlante, allument le feu de la passion dans le cœur de la vierge. Nous avons noté déjà cette progression admirablement rendue de l’humanisation de la déesse. Lorsque gronde à l’orchestre le motif de Fafner les deux cœurs sont à l’unisson : le motif du Liebesentzückung nous fait présager nettement le résultat logique de cette scène : la Walkyrie devenue réellement, entièrement et absolument femme, le héros parvenu à la conquête promise. Le premier acte de la Goetterdammerung nous renseigne d’ailleurs pleinement à ce sujet.

(À suivre)
Edmond Locard

  1. Partition, p. 155 à 161. Remarquer pour le chant les secondes et secondes diminuées p. 158, p. 160, l. 3, p. 161, l. 2.