Revue canadienne/Tome 1/Vol 17/La Découverte du Mississipi

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Collectif
Compagnie d’imprimerie canadienne (17p. 385-390).

LA DÉCOUVERTE DU MISSISSIPI.


M. Gabriel Gravier, de Rouen, historien et chercheur des plus experts, vient de publier une brochure, accompagnée d’une carte restée jusqu’ici inconnue — laquelle carte est de la main de Louis Jolliet. C’est une page nouvelle dans nos annales.

Nous ne traiterons pas du sujet principal dont s’occupe notre ami M. Gravier dans plusieurs de ses ouvrages — il croit que la découverte du Mississipi est due autant, et plus, à Cavelier de la Salle qu’à Jolliet et Marquette. Un volume ne suffirait pas pour exposer la question sous toutes ses faces.

Nous nous placerons à un autre point de vue en parlant de cet évènement qu’il est impossible d’attribuer tout entier à un seul homme.

Lorsque le Père Marquette et Louis Jolliet furent chargés (1673) par le gouverneur-général de reconnaître le cours du Mississipi, les instructions qu’ils reçurent dénotent clairement que le grand fleuve du sud jouissait déjà d’une réputation toute faite parmi les Canadiens. Il y avait trente-neuf ans que nos gens le fréquentaient et que les Sauvages de ces régions lointaines commerçaient avec nos postes, le long des lacs, et, parfois, jusqu’à Montréal et aux Trois-Rivières.[1]

Marquette et Jolliet passèrent à la baie Verte du lac Michigan, traversèrent des contrées bien connues, descendirent le Mississipi et atteignirent des villages dont les habitants ne paraissaient pas avoir une connaissance pratique des Français. Cette fois ils étaient en dehors du déjà vu.

Vers le même temps, la Salle est signalé sur l’Ontario. Qu’il ait visité le Mississipi pour son compte ou celui de ses compatriotes, en passant par la rivière Ohio, ou autrement, dès 1669 ou 1672, il n’a rien accompli de mieux que les deux explorateurs envoyés (1673) de Québec par Frontenac — lesquels, nous le répétons, n’ont rien fait d’extraordinaire.

Une douzaine d’années plus tard, la Salle entreprit des établissements aux bouches du Mississipi ; en cela, il fit œuvre de fondateur et quoiqu’il n’ait pas réussi, il mérite une belle place dans l’histoire.

Le découvreur véritable du Mississipi c’est Jean Nicolet[2] qui s’en approcha à trois journées, par le Wisconsin, en 1634. Son émule est Médard Chouart des Groseillers qui explora les alentours du lac Supérieur, en 1645, et hiverna, en 1659, dans le pays des Sioux, aux environs du lac Pépin ;[3] à son retour il parla du grand fleuve avec enthousiasme.

Sur les traces de ces deux hommes, les Sauvages et les Français se mirent en rapport, immédiatement, pour les fins de la traite ; les missionnaires, on le sait, n’étaient jamais loin des « voyageurs » ; des deux côtés du Mississipi nous eûmes bientôt établi des intelligences avec une quinzaine de tribus, sinon davantage, petites et grandes, qui nous joignaient par la baie Verte ou par Chagouamigon. En 1654, des Français de Québec ou des Trois-Rivières partirent pour le pays où il y avait « une rivière fort précieuse qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle de Chine » ; les Sauvages de ce pays, situé au sud-est du lac Supérieur, étaient descendus aux Trois-Rivières. Deux ans plus tard une nombreuse flottille de traite, montée par ces Sauvages (les Outaouais) descendit au même lieu.

La lecture attentive des mémoires et récits du temps nous montre la constante préoccupation des missionnaires à s’avancer dans les profondeurs du continent, sitôt après le voyage de Nicolet dont le Père Lejeune parle avec éloge. Nous ne connaissons pas les noms de tous les « donnés » et « engagés » des jésuites, ni ceux des interprètes et avanturiers que leur incroyable fantaisie poussait alors à s’enfoncer parmi les nations du sud et de l’ouest, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir le mouvement envahisseur des Français dans cette direction, une longue suite d’années avant Jolliet.[4]

Nicolet et Chouart[5] sont les découvreurs qui tiennent la tête de la liste et qui ont été suivis de près par d’autres explorateurs.

Ajoutons que Nicolet agissait sous les instructions de Champlain, et Chouart d’après celles des Pères jésuites — ce qui, joint aux bons résultats de leurs voyages dans ces pays nouveaux, les classe bien au-dessus des coureurs de bois. Leur incontestable instruction, le branle qu’ils imprimèrent aux missions et à la traite, la renommée qu’ils s’étaient acquise de leur vivant (mais que deux ou trois générations ont fini par oublier) tout plaide en faveur de leur cause.

Les brochures et les livres parus depuis que l’on écrit sur la découverte du Mississipi sont composés comme autant de plaidoyers d’avocat, c’est-à-dire que tel qui « occupe » pour Jolliet néglige ou méprise la Salle — et réciproquement. Or, la question n’est pas là. Il s’agit de savoir depuis quand le Mississipi est venu à la connaissance des nations civilisées et surtout de quelle manière, nous les Canadiens ou habitants français du Canada, nous nous en sommes emparé. Si l’on envisage le tableau que présente l’histoire ainsi étudiée on s’écarte bien vite de l’idée que la Salle, Marquette ou Jolliet ont tout deviné, exécuté, fondé ! C’est à peine si la Salle, le seul fondateur des trois, a pu tenter quelques travaux — et cela avait lieu cinquante ans après Nicolet, vingt-cinq ans après Chouart, quinze après Jolliet et Marquette.

Parce que nous n’avons pas de narration solennelle et circonstanciée qui nous explique comment et à quelles dates les premiers Canadiens ont parcouru les rives du Mississipi ou se sont établis sur les rivières qui se déversent dans ce fleuve, faut-il conclure que personne autre que deux ou trois chercheurs, découvreurs, révélateurs, nous ont fait cadeau de ces vastes provinces du midi ? Est-ce que les Canadiens des dix-sept et dix-huitième siècles attendaient qu’une contrée fut « découverte » ou notée sur les cartes du gouvernement pour s’y fixer, ou tout au moins y trafiquer et « s’habituer » avec les Sauvages ? Ne sait-on pas que la plupart des découvreurs officiels voyagent en pays connu ? Mackenzie découvrit (1789) une partie du nord-ouest, couchant chaque soir dans les fermes canadiennes échelonnées le long de sa route.

Étudions l’ensemble de notre histoire à cet égard et nous cesserons de croire à la trouvaille du Mississipi accomplie en une seule course — comme Alexandre Dumas a découvert la Méditerranée.

Le jour où Jolliet et Marquette saisirent l’aviron pour nager vers le « futur grenier du genre humain » (Fréchette) ils voulaient simplement confirmer, par des documents authentiques à l’usage des ministres, ce que l’expérience des « voyageurs » avait rendu patent depuis l’époque de Nicolet et de Chouart.

Ce dernier avait été suivi de près. En 1665, le Père Allouez, étant au fond du lac Supérieur, recueillit des renseignements nombreux sur les peuples du Mississipi. Colbert et Talon prenaient, dès lors, un vif intérêt à tout ce qui concernait le grand fleuve du sud. En 1669, le Père Dablon qui prêchait dans le Wisconsin, parlait de se rendre au Mississipi. En 1671 ou 1672, les autorités de la Nouvelle-France tournaient sans cesse leurs regards de ce côté, d’où venaient depuis si longtemps, des pelleteries, et où les missionnaires, les traiteurs, les coureurs de bois, se répandaient davantage d’année en année.

« La nouvelle de la découverte (1673) du Mississipi, dit Grarneau, fit une grande sensation en Canada, quoiqu’on y fut accoutumé depuis longtemps à de pareils évènaments, et qu’il ne se passât pas d’année sans qu’on annonçât l’existence de nouvelles contrées et de nouvelles nations… On formait déjà de vastes projets… Toutefois, comme on (Jolliet et Marquette) n’avait pas descendu le Mississipi jusqu’à l’océan, il restait quelque doute ; on ne connaissait point le pays que le fleuve traverse au-dessous de l’Arkansas, et les conjectures que l’on formait sur la configuration de l’Amérique dans cette latitude, pouvaient être erronées. »

Jolliet et Marquette avançaient d’un pas la géographie, mais ils n’étaient que les continuateurs d’une œuvre fort bien commencée quarante ans auparavant ; de même que la Salle (1682) et d’Iberville (1699) la complétèrent en explorant le fleuve jusqu’au golfe du Mexique.

C’est donc de 1634 à 1699 que s’est opéré cette découverte — par la marche graduelle de centaines de Français ou Canadiens que les missions, le commerce, l’esprit des aventures, etc., y entraînaient sans relâche. Ramenons les faits à leurs justes proportions, et, au lieu d’un renommée nous en aurons dix.

Malgré l’heure certainement propice où fut exécuté le voyage de Marquette et Jolliet, on ne voit pas qu’il ait produit, dans les dix années qui suivirent, plus de résultat (peut-être pas même autant) que les dix années qui comptent à partir de l’hivernement de Chouart chez les Sioux, et cependant la première de ces périodes ne semble avoir aucune valeur aux yeux des historiens !

De 1674 à 1680, nos gens continuèrent de s’étendre à gauche des sources du fleuve ; ce mouvement datait de trop long temps pour qu’on puisse l’attribuer à Jolliet. En 1680, nous étions aux chûtes Saint-Antoine, dans la direction de l’ouest, et nos traiteurs parcouraient le Wisconsin, les Illinois, à l’est du Mississipi. En 1682, la Salle descendit jusqu’aux bouches du fleuve. Plus tard, arrivant par le golfe du Mexique, il ne put retrouver le passage. C’est d’Iberville (1699) qui y entra le premier venant du golfe.

Qui donc est le découvreur parmi tous ces personnages ? Nicolet, puisqu’il a révélé au monde l’existence du fleuve et indiqué la porte qui y mène.

L’Espagnol De Soto avait traversé le bas Mississipi, un siècle avant lui, mais sans bénéfice pour la science, ou quoi que ce soit.

Nicolet, dira-t-on, n’a pas vogué sur le fleuve. Cela ne signifie rien. Il en a connu le pays ; il a déclaré que, du portage de la rivière aux Renards, il eût pu s’y rendre en trois jours, ce qui est exact. D’ailleurs, en matière de découverte, tout est dans le résultat.

De même que Soto n’a aucun titre à notre gratitude, parce que son entreprise n’a rien produit de bon, il faut regarder comme le pionnier de la race blanche celui qui a créé des rapports définitifs avec les Sauvages de cette région et qui y a laissé des souvenirs dont les traces se retrouvaient partout vingt ans après sa mort.

Colomb n’a vu qu’un coin de l’Amérique, sans savoir qu’il trouvait un continent. Cartier ne s’est rendu qu’à Montréal. Ces hommes sont au premier rang parceque d’autres les ont suivis — et encore Cartier n’a guère eu de suite, puisque, soixante ans après lui, le Canada était tout aussi peu connu et fréquenté qu’avant le premier voyage.

Donnons à chacun sa part de gloire. Nicolet a pesé d’un aussi grand poids que Jolliet ou la Salle dans la balance de son temps. Si vous effacez les noms des héros secondaires et de ceux qui rivalisent avec vos hommes de prédilection, Français ou Canadiens, au moins n’allez pas méconnaître celui qui a frayé à tous le chemin du Mississipi.

Le caractère officiel de Jolliet n’est pas au-dessus de celui de Nicolet. La situation de notre pays en 1634 et 1673 fait seule la différence. Le dernier venu a eu l’éclat d’une plus large publicité ; il s’adressait à la France de Colbert, au Canada de Frontenac, à une colonie réorganisée, forte et remplie de dispositions admirables.

Prenons garde que l’Histoire, « cette grande menteuse » ne dérobe à notre attention le mérite du dévancier.

Benjamin Sulte.
  1. Voir Revue Canadienne, 1878, p. 16 ; 1879, p. 187, 250-51. 255-57.
  2. Voir notre volume intitulé Mélanges.
  3. Voir l’étude en cours de publication, par M. l’abbé H. V. dans le Journal de l’Instruction Publique, 1881.
  4. Consultez notre ouvrage intitulé La Verendrye, chapitre des Découvertes et des Découvreurs.
  5. Voir notre étude dans l’Opinion Publique, août 1875.