Revue de métaphysique et de morale/1909/Supplément 1
La synthèse mentale, par G. Dwélshauvers, 1 vol. in-8 de 276 p., Paris, Alcan, 1908. — La notion de synthèse mentale joue aujourd’hui un rôle prépondérant en psychologie. Une activité synthétique, une force unifiante, telles sont les définitions que la psychologie contemporaine préfère lorsqu’elle essaie de rendre compte de la nature de la conscience et de ce qui la caractérise dans ses manifestations les plus essentielles et les plus élevées. M. Dwelshauvers commence par montrer, à la lumière de cette notion, comment il convient d’envisager l’activité mentale dans ses rapports avec l’activité cérébrale. Perception sensible, représentation, conception des objets sont des actions synthétiques, et non des résultats d’enregistrements passifs ou des combinaisons d’éléments qui seraient des « dépôts » ou des « résidus » de sensations. La conscience n’est ni un épiphénomène, ni la résultante de l’attraction mutuelle des images. La pensée n’est pas non plus la résultante de l’attraction des concepts. Dans la perception sensible, l’unité ne provient pas des mouvements cérébraux, qui sont multiples et se produisent en diverses régions du cerveau, mais de l’acte de l’esprit. Il ne se forme pas d’image cérébrale, et les actions physico-chimiques qui s’effectuent dans le cerveau ne permettent aucune assimilation avec l’acte perceptif. Il y a là une dualité insurmontable. D’autre part, tout tend à prouver que la vie mentale dépasse en richesse l’ensemble des mouvements cérébraux qui l’accompagnent et qu’elle est, par rapport à l’état du système nerveux, en avance. Elle anticipe sur cet état ; elle établit des voies de communication et ne se sert pas de voies préparées à l’avance ; elle est essentiellement effort, inextensivité, dynamisme. M. Dwelshauvers aboutit ainsi à une conclusion analogue à celle de M. Bergson : le rejet du parallélisme psycho-physique. On perd de vue, ajoute-t-il, la question véritable des rapports du cérébral et du mental en voulant attribuer au cerveau un rôle qu’il n’a pas, la formation d’images, l’activité de pensée, l’idéation.
Si l’on poursuit l’analyse en vue de dégager les caractères véritablement psychologiques de la vie mentale, on découvre de plus en plus l’insuffisance et l’incompatibilité des catégories de la connaissance ordinaire, qui est la connaissance du monde extérieur et des relations physiques ; on ne peut guère actuellement que suggérer par des analogies et des métaphores l’idée de sa spécificité rebelle aux cadres rigides du mécanisme ; on peut, par exemple, la comparer à un ensemble indéterminé « de courants de force et de qualité différentes, sur lesquels tombe un éclairage toujours changeant, avec des jeux infiniment variés d’ombre et de lumière », la continuité de la conscience étant « assurée par le mouvement et la profondeur de la vie inconsciente », qui jamais ne s’arrête ni ne se lasse. À cette réalité mouvante ni les catégories spatiales ni la liaison de causalité objective ne sauraient s’appliquer. « Le fait mental diffère essentiellement du phénomène en ce que toute prévision, en ce qui le concerne, est impossible. » La causalité physique ne répond nullement aux faits de la vie mentale ; et celle-ci ne peut se comprendre sans une théorie de la liberté. Le problème psychologique de la liberté n’a pas de solution si on le pose dans les cas d’espèce, à propos d’un acte déterminé, considéré isolément. La liberté ne peut avoir de sens en psychologie que pour une suite d’actes, pour l’ensemble d’une activité. L’acte volontaire, peut-on dire encore, est d’autant plus libre qu’il fait partie d’un mouvement mieux unifié. « C’est la force de la cohésion du moi et sa résistance qui donnent la mesure de la liberté. » Cette unité même, « qui explique la liberté », est l’expression de l’harmonie entre les tendances qui constituent l’individualité consciente ; elle est, en un mot, l’esprit, le principe spirituel par excellence, qui se révèle dans l’acte, pur, dans l’intuition et dans la réflexion.
Dans un appendice, l’auteur passe en revue les méthodes psychologiques. Il distingue parmi elles : l’introspection, l’intuition, les méthodes de laboratoire, psycho-physiques, psychométriques, les enquêtes, les méthodes pathologiques qui portent spécialement sur les faits d’automatisme et sur le subliminal, enfin la méthode réflexive. Entre l’intuition et l’introspection ordinaire des psychologues classiques, il convient de noter les différences indiquées par M. Bergson. Quant à la méthode réflexive, ainsi nommée par Lagneau, elle a pour but « d’expliquer l’unité logique que présente la conscience, de déterminer ses caractères essentiels et de rechercher les lois qui permettent de les comprendre ». L’intuition bergsonienne vise à atteindre le fond de la vie spirituelle, sous les couches stratifiées du logique et du social. L’analyse réflexive s’applique plus spécialement à la pensée en tant qu’idéation et réflexion. C’est par elle qu’on arrive à la notion la plus correcte de l’implication mutuelle des idées dans la totalité concrète qui constitue tout acte de pensée, de connaissance ou de volition réfléchie.
Cet essai de mise au point de la psychologie contemporaine dénote un effort remarquable de précision en un domaine où il semble que la précision même, lorsque pour la réaliser on s’inspire du modèle des sciences exactes, risque d’être une cause capitale d’erreur et d’illusion. Avec MM. W. James, Bergson, Höffding, l’idée s’est affirmée d’une psychologie nettement distincte de la biologie, d’une part, et de la sociologie, d’autre part, ayant ses méthodes propres, aspirant à se créer un langage et des catégories adéquats à son objet. L’écueil, dans ces tentatives de traduction d’une réalité irréductible, par hypothèse, à des systèmes d’idées claires, est le verbalisme, l’artifice de style, qui se contente de métaphores en guise d’explications. Aux psychologues de cette école, dont les travaux ont donné une impulsion si vigoureuse et si féconde à la science de l’esprit, il importe cependant de rappeler, de temps à autre, que comparaison n’est pas raison.
Les inclinations. Leur rôle dans la psychologie des sentiments, par Renault d’Allonnes, 1 vol. in-8 de 228 p. Paris, Alcan, 1908. — Il y a deux choses dans ce livre : une théorie de l’inclination inémotive ; une théorie de l’émotion comme phénomène viscéral. L’auteur remarque que l’inclination peut être indépendante de l’émotion. Condillac la dérivait de l’émotion. Garnier en dérivait l’émotion ; mais Bain a bien vu que « le sentiment comprend tous nos plaisirs et toutes nos souffrances ainsi que cet état d’esprit qui n’est ni agréable, ni désagréable, mais est une cause d’activité ». En effet l’émotion peut disparaître de l’inclination (par habitude, par intellectualisation, par incapacité affective) sans que la systématisation et l’énergie de cette dernière en soient altérées ; l’inclination inémotive demeure source d’action et peut, sans le secours des forces affectives, se composer en des complexus solides, s’extérioriser en des manifestations automatiques et réfléchies.
Or c’est précisément le tort de la théorie périphérique de l’émotion (James-Lange) de méconnaître l’existence des inclinations ainsi comprises ; elle fait entrer dans la composition de l’émotion, avec les sensations viscérales, les sensations mimiques externes : elle ne conçoit pas le fonctionnement inémotif des mécanismes moteurs ; elle confond avec l’émotion l’inclination qui lui est souvent connexe, mais qui peut en être indépendante (p. 106).
Il faut distinguer dans l’émotion trois classes : l’émotion viscérale (secousse viscérale affective neutre, plaisir, douleur, angoisse, p. 57 ; v. p. 187, une liste un peu différente) ; 2o l’émotion inclination, qui comprend outre le viscéral des éléments sensoriomoteurs ou intellectuels ; 3o l’inclination consciente inémotive ci-dessous définie.
L’auteur se sert des expériences de Bechterew pour établir que la mimique est par elle-même inémotive, qu’il y a une mimique purement inémotive à base sensorielle et cérébrale ; il essaie – contre Piéron – d’interpréter dans le même sens les expériences de Sherrington et de Pagano. Mais, pour établir cette dissociation de droit entre l’inclination et l’émotion, il se sert surtout d’un fait clinique déjà publié par lui, le cas de la malade Alexandrine chez qui l’abolition de l’émotion laisse intactes et la mimique émotionnelle et les auteurs ordinaires.
D’autre part l’absence d’émotion de cette malade paraît liée à l’anesthésie viscérale que l’on constate chez elle (cette anesthésie n’est du reste point totale ; elle n’atteint point à vrai dire les sensations, mais seulement les données affectives qui les accompagnent ordinairement, p. 187). Il faut conclure contre James que les sensations viscérales sont seules affectives et sont l’essentiel dans l’émotion, comme le prouve ce cas de perte de l’émotivité subjective avec anesthésie viscérale et avec conservation des mouvements et des sensations physionomiques.
Cette dernière thèse n’est pas démontrée. On n’a démontré nulle part, au cours de ce travail, que les sensations viscérales sont, en elles-mêmes, des émotions : on les a définies ainsi, ce qui n’est pas la même chose. On n’analyse point ces sensations et on se borne à énumérer sommairement les principales. On nous dit que, chez la malade en question, l’anesthésie viscérale qui entraînerait la disparition de l’émotivité porte non pas sur la sensation comme telle, mais sur la tonalité affective, douleur, volupté, faim, soif, dégoût, angoisse (p. 187) ; et en effet l’étude de la malade indique (p. 177) la persistance de sensations internes. Mais, s’il en est ainsi, le problème était justement d’établir le rapport des sensations internes comme sensations aux affections qui les complètent ; en d’autres termes ici encore le problème du caractère affectif des sensations viscérales. Enfin le cas cité paraît équivoque, ou, en tout cas, n’est pas décisif.
En ce qui concerne la première thèse, il est très vrai que nous pouvons agir autrement que sous la poussée de l’émotion. On avait remarqué cette indépendance, l’auteur la précise.
L’expérience et l’invention en morale, par G. Aslan, docteur ès lettres de l’Université de Paris, 1 vol. in-16 de iv-175 p., Paris, Alcan, 1908. – « On a peine à imaginer, dirons-nous avec M. Séailles, qui a donné à M. Aslan trois ou quatre pages de préface, que ce livre soit l’œuvre d’un étranger, tant il révèle un esprit tout pénétré de la culture française » (p. 1). M. Aslan, qui est roumain, parle de tous ceux qui, dans la France contemporaine, métaphysiciens et sociologues, ont discuté le principe de la morale, moins en lecteur qu’en élève ; il comprend mieux les livres, parce qu’il connaît les auteurs. Après avoir très clairement posé le problème, s’il est « nécessaire et possible de fonder la morale » il consacre une série d’essais critiques à la « morale de la raison théorique » de M. Cresson, à la « morale des idées-forces », puis, abandonnant les doctrines rationalistes pour les doctrines empiristes, les théories de M. Durkheim, celles de M. Lévy-Bruhl, celles enfin, pour finir (parce que c’est là que vont les sympathies intellectuelles de l’auteur) de M. Belot. Tout cela est judicieux, sincère – clairement et souvent spirituellement écrit. On est un peu désappointé par l’absence d’une conclusion positive. L’auteur, qui se rattache à l’école naturaliste, ne pense pas que ce soit une raison pour confondre, avec un trop grand nombre de sociologues, le contenu objectif d’une règle d’action », et « le jugement par lequel on attribue un sens moral à cette règle ». Il reproche pareillement à la plupart des écrivains contemporains qui se sont occupés de morale d’absorber abusivement dans les problèmes politiques la totalité du problème moral. « Au contraire, on dirait que la tendance la plus visible dans les pays libres, c’est de séparer la politique de la morale, de ne pas se croire tenu d’y apporter même la probité commerciale : l’indulgence qu’on accorde aux politiciens le prouverait assez. Cette tendance est fâcheuse à coup sûr, et c’est probablement pour réagir contre ce pessimisme sceptique, qu’on cherche à montrer l’importance morale de l’action politique. Oui, il doit y avoir de la moralité dans la pratique civique, mais toute la moralité ne saurait résider dans l’action sociale ou civique » (p. 169-170). Attendons, pour plus de précision, le jour prochain, où, suivant sa propre promesse, M. Aslan nous fera connaître, « à côté de l’expérience, le rôle de l’invention en morale ». Remercions-le de nous avoir donné, pour l’instant, un petit compte rendu de doctrines très exact, et très portatif.
La morale intellectuelle, par G.-L. de Lanessan, 1 vol. in-8 de 412 p., Paris, Alcan, 1908. — Persuadé que les religions qui prétendent faire dériver d’un enseignement divin la connaissance du bien, ne sont que des œuvres de mensonge et de domination, que, d’autre part, les métaphysiciens s’égarent à chercher les principes de la morale dans les données innées ou les aspirations idéales d’une âme qui n’a pas de réalité en dehors de leur imagination, — et qu’enfin, à une époque où les faits d’observation et d’expérience commencent à être considérés comme devant servir de base à l’instruction de la jeunesse, les doctrines morales ne devraient être édifiées que sur des données expérimentales » (p. 42), M. de Lanessan entreprend de nous donner une morale qui soit vraiment naturelle et par conséquent scientifique et positive. Il n’entend pas par là que l’on doive déterminer rationnellement, d’après la considération de la nature de l’homme et de ses conditions d’existence, quelles règles il lui serait utile ou convenable de suivre. Il ne s’agit que de retrouver les modes de conduite où l’homme en fait se porte en vertu de sa nature. M. de Lanessan examine donc la constitution de l’homme afin d’y prendre en leur source ses besoins et les dispositions morales consécutives. Les besoins primordiaux de nutrition, de reproduction, d’activité sont essentiellement des principes d’égoïsme et engendrent la défiance, la ruse, l’hypocrisie, l’esprit de domination, etc. Cependant le besoin de reproduction, en suscitant une organisation rudimentaire de la famille, et l’intérêt égoïste en trouvant quelques-unes de ses conditions dans l’association humaine, sont devenus les sources d’un altruisme qui va se développant avec la civilisation. Il appartient donc à l’éducation, de laquelle seule et non de l’hérédité dépendent nos penchants et nos idées, de favoriser et de développer l’altruisme. Ainsi formera-t-on l’homme vrai, dont M. de Lanessan trace complaisamment le portrait, et qui ressemble trait pour trait à l’honnête homme de tous les moralistes.
C’est qu’il n’y a aucun rapport entre les principes de M. de Lanessan et ses conclusions. Les dispositions que l’on appelle immorales (domination, hypocrisie, gourmandise, etc.) sont dans la nature au même titre que les autres ; et, s’il n’y a point d’autre source de nos jugements de valeurs que nos besoins, il faut donc dire que l’hypocrisie vaut le dévouement. Quand on affirme qu’il faut développer l’altruisme, c’est donc au nom d’un principe que l’on prend ailleurs que dans l’instinct, ne fût-ce que dans l’idée de l’intérêt social, dont il faut encore expliquer pourquoi l’individu le prendrait pour règle. La psychologie des besoins et des penchants qui, telle que la présente M. de Lanessan, ne manque pas d’intérêt, ne comporte pas de conclusions pratiques. En y superposant gratuitement cette affirmation que l’altruisme vaut mieux et qu’il convient de le développer en telle mesure, M. de Lanessan a passé, sans le voir, par-dessus le problème moral. Il se peut bien que les philosophes qu’il dédaigne ne l’aient pas résolu scientifiquement. Au moins, ils l’avaient compris.
Syndicalisme et démocratie, par C. Bouglé, professeur à l’Université de Toulouse, chargé d’un cours la Sorbonne, 1 vol. in-18 de viii-228 p., Paris, Cornély, 1908. – Syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste, par F. Challaye, 1 vol. in-18 de 156 p., Paris, Alcan, 1908. — Deux grandes forces collectives exercent sur la vie sociale, dans l’Europe contemporaine, une sorte d’action polarisatrice. C’est, à droite, dans le parti qui est épris d’ordre, d’autorité, de conservation, l’Église catholique, avec son dogmatisme, sa hiérarchie, sa discipline. C’est, à gauche, dans le parti qui est choqué par tout ce que l’ordre existant dissimule de souffrances et d’injustices, le syndicalisme ouvrier, où se concentre toute la force de résistance des classes salariées contre l’exploitation dont elles sont les victimes. Ni M. Bouglé, ni M. Challaye, ne sont des « membres » de ce parti syndical. Inégalement modérés, ils le sont cependant l’un et l’autre par la force des choses, et pour les mêmes raisons : M. Challaye s’arrête sur le seuil du syndicalisme révolutionnaire comme M. Bouglé s’arrête sur le seuil du socialisme unifié. Mais l’un et l’autre subissent l’attraction du mouvement syndical, invinciblement. L’un et l’autre le connaissent bien. Le livre de M. Challaye se compose de deux études parues dans la Revue de Métaphysique et de Morale. Le livre de M. Bouglé comprend, outre une série d’articles parus depuis deux ans dans la Dépêche de Toulouse, une longue étude sur « les syndicats de fonctionnaires », parue ici même. Nos lecteurs savent donc déjà que les deux volumes doivent prendre place dans la bibliothèque de quiconque s’intéresse au mouvement syndical contemporain, à l’histoire de sa vie intérieure, de ses progrès et de ses crises.
Démocratie, patrie et humanité, par J. Girod, 1 vol. in-16 de 172 p., Paris, Alcan, 1908. — Qui donc disait que l’Université devient « révolutionnaire » ? Voici du moins un livre propre à rassurer les plus défiants. La sagesse en est exemplaire. On y verra que l’inévitable évolution des formes de gouvernement vers la démocratie n’empêche nullement la conciliation de l’amour de la patrie avec celui de l’humanité, des droits de la famille avec ceux de l’État, du souci de la « noblesse » avec celui de l’égalité, des exigences de la solidarité avec celles de la liberté, etc.
L’auteur reconnaît, il est vrai, que « parmi les problèmes les plus importants et les plus délicats dont la démocratie ait à poursuivre la solution, il faut, de l’avis commun, placer en première ligne la question sociale » (p. 95). Et il aboutit à cette conclusion audacieuse que la propriété est avant tout et surtout objet de devoir, et, secondairement, objet de droit (p. 113). Mais les conséquences qu’on pourrait tirer de ce principe ne sont pas faites pour troubler la quiétude de l’auteur. Il avertit qu’il y a plus de dangers que d’avantages à l’intervention réformiste de l’État. Et d’ailleurs n’est-il pas persuadé que le paupérisme « dérive essentiellement des méprises, des maladresses de l’assistance soit publique, soit surtout privée » ?
Veut-on des preuves du robuste optimisme qui anime notre moraliste ? Il conclura par exemple (p. 170) que de plus en plus « la démocratie tend à devenir une aristocratie, au sens exact du terme, c’est-à-dire un régime où les meilleurs gouvernent, parce que de mieux en mieux la masse améliorée sait les discerner et les choisir, afin de se gouverner par eux ». Ailleurs il déclare (p. 50) que « l’utilité, la nécessité et aussi le charme de la collaboration des parents avec les maîtres sont de mieux en mieux compris, acceptés et pratiqués ». Sur quels faits s’appuient ces heureuses convictions de notre auteur ? Quelles preuves pourrait-il fournir à l’appui de ses affirmations ? Vous lui en demandez beaucoup trop.
Notons, pour finir, que M. Girod remplace le plus souvent, dans la discussion dialectique, les arguments par des citations, et que la plupart de ses citations réjouissent par leur nouveauté : Mens sana in corpore sano. — Quantum scit homo tantum potest. – Homo sum, humani nihil a me alienum puto (bis).
Une question s’impose : pourquoi nous présente-t-on ces homélies prudhommesques — de si bons sentiments qu’elles soient animées — sous le couvert d’une Bibliothèque de philosophie ?
Le travail sociologique (la méthode), par Pierre Méline, 1 vol. in-16 de 123 p., Paris, Blond et Cie, 1909. — L’auteur commence par rappeler que la science ne remplace, ni n’éteint « les feux de l’étoile salvatrice ». Mais si la science ne suffit pas à tout, « elle est utile toujours ». L’auteur se propose donc d’exposer impartialement les méthodes de la sociologie, « dans le but de trouver la méthode ».
Il résume, en conséquence, les préceptes de M. Durkheim et s’efforce ensuite de montrer que les monographies de l’école de Le Play — à la condition qu’elles soient guidées par un « tri » préalable – ne sont pas aussi inutiles que ces préceptes pourraient le faire croire. De même, « l’attitude psychologique » caractérisée par Tarde conserve ses avantages.
Résumant ses observations sur Tarde et Durkheim, l’auteur conclut : « Ni on ne pourra, après leurs travaux, déduire simplement les lois sociales d’une psychologie banale et préconçue, complaisante à l’esprit de système, sans observer à aucun moment les réalités extérieures, ni on ne pourra observer ces réalités comme des choses sans se souvenir aussitôt — et, par là, acquérir la prudence, — qu’on a devant soi des actes, des désirs, des jugements humains variés et variables, pour tout dire des formes d’une activité, vivante et, parmi les activités vivantes, intelligente et libre. »
Leçons sur les fonctions définies par les équations différentielles du premier ordre, professées au Collège de France par Pierre Boutroux, avec une note de M. Paul Painlevé, 1 vol. de v-190 p., Paris, Gauthier-Villars, 1908. — La collection des monographies sur la théorie des fonctions publiée sous la direction de M. Émile Borel vient de s’enrichir d’un ouvrage remarquable de M. P. Boutroux. Cet ouvrage soulève des problèmes nouveaux pouvant être abordés de bien des manières ; par suite une sorte de délibération philosophique préalable, antérieure au calcul proprement dit, a été nécessaire pour choisir la méthode qui devait permettre d’aborder les questions avec le plus de chances de succès : c’est par là que le travail de M. Boutroux se rattache à la philosophie des mathématiques.
Dans son introduction, l’auteur, comparant les transformations qu’ont subies dans ces derniers temps la théorie des fonctions et la théorie des équations différentielles, se demande si la théorie des équations différentielles n’est pas restée en retard sur la théorie des fonctions.
Caractérisons donc brièvement d’après notre auteur l’évolution qui s’est produite dans la théorie des fonctions et comparons-la au développement de la théorie des équations différentielles. Pour Weierstrass l’étude des fonctions analytiques était surtout locale. « Il s’agissait de représenter une fonction et d’en reconnaître les propriétés au voisinage immédiat d’un point donné. D’où le rôle privilégié attribué aux développements convergeant dans un cercle ou dans une couronne autour du point ». La fécondité de la méthode, dont le développement taylorien était l’instrument fondamental, n’étant pas indéfinie, on fut amené à considérer d’autres développements : les développements en produits infinis, en séries de polynomes, en séries divergentes sommables, grâce auxquels les transcendantes pouvaient être définies dans des régions de plus en plus étendues. En ce qui concerne les équations différentielles, Cauchy, pour établir son théorème fondamental concernant l’équation
Rappelons brièvement les résultats obtenus par M. Painlevé dans le cas de l’équation
M. Boutroux se propose d’étudier le cas beaucoup plus général où les intégrales de l’équation différentielle présenteront une infinité de branches et une infinité de points singuliers. « Nous ne saurons donc pas, d’ordinaire, former une expression analytique qui représente ces fonctions pour toutes les valeurs de la variable… Nous nous demanderons quel est le mode de croissance, l’allure d’une branche d’intégrale lorsque s’approche d’un point singulier transcendant… D’une manière générale, nous examinerons le mécanisme des permutations qui échangent entre elles les diverses branches d’intégrales. »
Étude d’une branche d’intégrale isolée au voisinage d’un point singulier transcendant. L’auteur borne son étude à l’examen de l’équation
Cas où . En nous en tenant au résultat final, indiquons qu’on démontre qu’une branche d’intégrale de l’équation considérée croit moins vite qu’une puissance finie de . On convient de dire alors que la croissance des intégrales est du type rationnel. Remarquons avec M. Boutroux que ce dernier résultat est très général, car il donne seulement une limite supérieure du module de la branche d’intégrale. Pour obtenir des résultats plus précis l’auteur examine des exemples particuliers.
Dans le second chapitre de son ouvrage, M. Boutroux cherche à définir et à classer les points singuliers transcendants, et il étudie le mécanisme de l’échange des branches d’intégrales autour de ces points. Nous ne pourrions, sans entrer dans des considérations trop techniques, exposer la classification des points singuliers transcendants en points de 1re et de 2e espèce développée par M. Boutroux. Signalons aux lecteurs philosophes que dans l’examen du mécanisme de l’échange des branches d’intégrale, on étudie principalement certains ordres de successions dans les permutations, ce sont ces ordres de succession qui caractérisent les intégrales multiformes. Indiquons seulement le cas le plus simple, celui où les branches de l’intégrale (de l’équation ) forment une série unilinéaire, c’est-à-dire une série telle qu’une branche ne pourra se permuter qu’avec la branche ou avec la branche . On peut, dans ce cas, représenter simplement la fonction comme une fonction uniforme sur une surface de Riemann. On peut ensuite exprimant et en fonction uniforme d’un paramètre faire correspondre des régions bien déterminées du plan de la variable aux feuillets de la surface de Riemann. La fonction sera donc représentée uniformément dans tout le plan grâce à ces régions, de la même manière qu’une fonction elliptique, par exemple, l’est dans le plan divisé en parallélogrammes des périodes. — M. Boutroux après avoir étudié les points singuliers de Briot et Bouquet, examine à la fin de son travail un problème des plus importants, celui qui consiste à chercher les relations qui existent entre les singularités transcendantes d’une même équation.
Nous avons indiqué au début de cette analyse l’importance des travaux de M. Painlevé qui ont servi, en quelque sorte, de point de départ au savant ouvrage que nous venons de résumer. L’éminent mathématicien a ajouté au travail de M. Boutroux une note qui constitue en réalité un véritable mémoire, consacré à l’étude des équations différentielles du premier ordre dont l’intégrale n’a qu’un nombre fini de branches.
L’Intellectualisme de saint Thomas, par Pierre Rousselot. 1 vol. in-8 de xxv-256 p. Paris, Alcan, 1908. — L’auteur étudie le principe central de l’intellectualisme de saint Thomas. L’intelligence est conçue par ce théologien comme une vie, et comme ce qu’il y a de plus parfait dans la vie. Elle est la faculté de l’être ; elle est en soi et elle possède ce qui est autre qu’elle-même en le devenant. Elle ne doit donc pas, en sa forme essentielle, être définie faculté de discerner, d’enchaîner, d’ordonner, de déduire, d’assigner les causes ou les raisons des choses ; son œuvre est de les capter en elle-même. Elle atteint l’être dans son fond ; et la vision béatifique, l’appréhension de l’être infini, est œuvre d’intelligence. Ainsi ce n’est point, comme l’ont voulu d’autres scolastiques, par un acte de volonté, c’est par un acte d’intelligence, que l’âme humaine s’élève à la suprême réalité.
Mais si l’intellectualité de l’homme repose sur l’intelligence ainsi comprise, dans son usage ordinaire elle lui est inférieure : elle est Raison et non pas intellect. Intellect dit l’intime pénétration de la vérité, et Raison, recherche et discours (58). Intellect et raison s’opposent et s’impliquent : Necessitas rationis est ex defectu intellectus ; certitudo rationis est ex intellectu. Mais en un sens le discours rationnel imite l’unité de l’intelligence : Quod non potest effici per unum, fiat aliqualiter per plura.
L’auteur étudie dans une série de chapitres bien documentés la spéculation humaine et les succédanés de l’intellection pure. Nous ne le suivrons pas dans cette analyse. Bornons-nous à signaler deux idées importantes qui sont comme les thèmes principaux de son travail et qui sont soutenues par une sérieuse étude de détail.
La philosophie d’aujourd’hui entend volontiers que l’intelligence déforme et mutile l’être, qu’elle est le sens de l’irréel. Elle se donne volontiers comme antithèse l’intellectualisme scolastique qu’elle accuse de découper et de solidifier. Or en fait, l’étude du système thomiste le prouve, l’intelligence est essentiellement le sens du réel et cela parce qu’elle est le sens du divin. D’autre part ce même anti-intellectualisme reproche à la scolastique de substituer à la religion même entendue comme vie, des énoncés dogmatiques et de l’argumentation. Mais c’est oublier le rôle attribué par le thomisme à l’intelligence qui est de saisir l’être au-dessus des concepts, comme le rôle des concepts et de la pensée logique est d’imiter l’être. « Le dogme n’égale pas le fait divin qu’il traduit en termes d’homme, mais si on ne lui reconnaissait qu’une valeur de symbole utile aux mœurs, on mentirait à la nature de l’intelligence » (p. xiv).
Cette seconde thèse est développée dans le chapitre v (Systèmes et Symboles). La théologie thomiste n’est pas un aristotélisme théologique. L’expression du dogme en fonction d’une philosophie supposée adéquate aux choses d’ici bas, n’est ni épuisante, ni même la seule expression imaginable. « La doctrine sacrée, dit saint Thomas, peut recevoir quelque chose des sciences philosophiques, non qu’elle en ait absolument besoin, mais pour manifester mieux ses propres notions » (1 q. 1 a. 5 ad 2). « Elle laisse ouverte la question de l’emploi, dans l’œuvre théologique, de telle ou telle philosophie hors la véritable : cette question, saint Thomas semble la résoudre en pratique par ses fréquentes allusions au platonisme de certains Pères, lesquelles impliquent la possibilité d’explications théologiques différentes, en fonction des diverses philosophies » (p. 106). Ainsi il y a, dans les doctrines humaines agissant sur les énoncés de la foi, une large part d’humanité et d’incertitude. Saint Thomas résume le rôle de la théologie rationnelle en cette courte phrase : ad cognos cendum fidei veritatem… veras similitudines colligere (1 C. G. 8). C’est le principe d’un symbolisme théologique.
On pourrait se demander si la distinction de l’intellectus et de la ratio n’affaiblit point la première thèse de l’auteur, en restaurant sous le nom d’intellect une faculté d’appréhension qui n’est point analogue à l’intelligence humaine. On pourrait aussi chercher à restreindre, par des réserves dogmatiques, le probabilisme de la seconde thèse. Mais elles enferment une part de vérité, et elles sont présentées de façon solide.
Œuvres de Blaise Pascal, publiées suivant l’ordre chronologique, avec documents complémentaires, introductions et notes, par Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux ; trois volumes in-8 de 406, 574, 598 p., Paris, Hachette, 190. — Cette édition fait suite à l’édition des Pensées que M. Brunschvicg a publiée dans la même collection (Les grands écrivains de la France). Les trois volumes qui la composent comprennent tous les écrits de Pascal, dans l’ordre chronologique, jusqu’au Mémorial du 23 novembre 1654, c’est-à-dire jusqu’à la conversion définitive ; elle sera complétée prochainement par la publication des œuvres ultérieures. Les éditeurs y ont joint divers écrits du père et des sœurs de Pascal, ainsi qu’un résumé des événements au milieu desquels s’est déroulée l’activité philosophique et scientifique de cet incomparable esprit. La partie mathématique et physique est particulièrement intéressante ; les notes et commentaires sont de M. Pierre Boutroux en ce qui concerne les documents mathématiques.
Cette publication, qui réunit toutes les pièces jusqu’ici éparses dans des collections ou dans des recueils spéciaux, nous paraît appelée à rendre de grands services aux historiens de la science et de la philosophie, en même temps qu’elle constitue un monument définitif à la mémoire de Pascal, le seul vraiment digne de lui.
La philosophie de Taine, essai critique, par Paul Nève, docteur en philosophie, 1 vol. in-12 de xvi-359 p., Louvain, Institut supérieur de philosophie ; Paris, Lecoffre ; Bruxelles, Dervit, 1908. — « Plusieurs estiment, avec M. Amédée de Margeri, que Taine a nié la métaphysique : d’autres prétendent avec M. Barzelotti que Taine, tout en déclarant la métaphysique possible, a pour lui-même renoncé à en rechercher les principes. — L’une et l’autre de ces opinions sont erronées » (p. xii-xiii). M. Nève écrit son livre pour le prouver. Il résume d’abord brièvement la biographie de Taine, — trop brièvement à notre gré : une étude plus « génétique » était possible, de cette métaphysique bizarre, à la formation de laquelle la lecture de Hegel et la lecture de Condillac ont contribué, mais, à aucun degré, chose caractéristique et curieuse, la lecture des psychologues anglais, de Hume ou de ses disciples. Puis M. Nève résume les théories de Taine sur « les Causes » (première partie), passant successivement en revue la métaphysique, la cosmologie, la sociologie, la psychologie, l’esthétique, puis « les Normes » (deuxième partie) : M. Nève étudie, dans cette deuxième partie, la morale, la logique, la politique de Taine, et la doctrine de Taine sur l’idéal dans l’art. L’exposé est toujours exact, la critique généralement judicieuse, bien que M. Nève abuse de l’argument classique un peu usé, suivant lequel il est impossible de formuler et d’appliquer des normes dans un système rigoureusement déterministe.
Comment, en fin de compte, l’interprète juge-t-il son auteur ? « Son système philosophique, écrit M. Nève, aura perdu son crédit, lorsque ses principes de philosophie sociale inspireront encore les esprits et les œuvres des générations à venir. La théorie des milieux ne trouve plus de défenseurs : quelques-uns s’en serviront peut-être encore comme d’un « meuble à compartiments », selon le mot de M. Anatole France ; l’esthétique de Taine subit de la part de plusieurs écrivains allemande des critiques sévères et dont plusieurs paraissent décisives ; ses mérites d’historien sont contestés par M. Autard et l’école nouvelle ; sa psychologie a été dépassée et on l’oublie. Seule sa psychologie sociale trouve encore d’ardents défenseurs. Nous dirions volontiers que seule, elle mérite d’en trouver » (p. 349-350). M. Nève est catholique, et explique ici, avec toute la clarté désirable, comment il arrive qu’un penseur nullement catholique, nullement chrétien, pas même spiritualiste, ait cette fortune d’être admiré aujourd’hui, d’une manière presque exclusive, par l’école catholique. Ce qu’on apprécie chez Taine, à Louvain et ailleurs, c’est le conservatisme social. Encore faudrait-il bien entendre la nature singulièrement « utopique » de ce conservatisme. Taine était devenu, dans son pays, un « déraciné » ; plus il avait étudié les lettres et les institutions anglaises, plus il avait éprouvé un dégoût profond pour toutes les traditions de la politique française. Ses Origines expriment tour à tour un même sentiment de mépris et de haine, à l’égard de tous les partis qui, de 1789 à 1815, se sont disputé le pouvoir en France. Son vœu, ce fut toujours apparemment que l’histoire de France pût avoir été l’histoire d’Angleterre. C’est un vœu que l’influence du « moment », sans parler de la « race » et du « milieu », rendaient, selon les formules mêmes de sa doctrine, impossible à exaucer : on conçoit que sa philosophie politique ait été pessimiste et chagrine.
Philosophie de la religion, par H. Höffding, traduite par J. Schlegel, 1 vol. in-8 de xi-376 p., F. Alcan, Paris, 1908. — On n’ignore pas que cet ouvrage du philosophe danois, dont M. Schlegel nous présente une traduction, date déjà de plusieurs années et qu’il est contemporain des conférences de M. W. James sur Les variétés de l’expérience religieuse. La coïncidence et les analogies des deux œuvres sont bien faites pour suggérer une comparaison ; il nous suffira de signaler ici celle que M. Höffding lui-même a esquissée dans ses Philosophes contemporains.
Dans une préface remarquable, l’auteur nous explique comment il est parvenu, par un développement continu et progressif, à sa philosophie de la religion ; et il en résume les idées directrices (p. vi-vii). Il part d’une hypothèse qui est un vrai postulat et qu’il appelle : l’axiome de la conservation de la valeur, par analogie et par opposition avec l’axiome de la conservation de l’énergie. Ce principe exprime à ses yeux l’essence même de la religion. L’examen philosophique qui a pour but de justifier ce postulat comprend trois parties d’étendue et d’importance inégales : 1o le problème épistémologique (74 p.), 2o le problème psychologique (210 p.) et 3o le problème moral (59 p.).
La critique de la connaissance établit que la religion ne résulte pas de motifs purement intellectuels et qu’elle ne nous donne pas une explication rationnelle et métaphysique de l’univers.
La partie psychologique, qui est de beaucoup la plus intéressante, contient des observations exactes et de fines analyses : notons la description des principaux types religieux (p. 111-124). L’étude de la foi et de l’expérience religieuse, le développement des représentations, dogmes et symboles, montrent que le besoin religieux naît d’une impulsion à affirmer la conservation de la valeur. Et comme la personne humaine est le théâtre, à la fois le spectateur et l’acteur dans la lutte pour les valeurs, c’est en définitive au cœur même de la vie personnelle que la religion a sa source permanente.
La partie morale, considérant les effets du besoin religieux, reconnaît qu’en somme il contribue à la découverte de valeurs nouvelles et au maintien des anciennes. La religion n’est peut-être pas une hypothèse nécessaire à la direction de la vie morale ; mais elle tend à en augmenter l’énergie et la valeur. On peut dire en ce sens qu’elle est une forme de la vie spirituelle, dont la disparition ne saurait s’effectuer sans dommage ; et, à supposer qu’elle doive s’accomplir, il reste la question de savoir s’il est possible de développer à sa place une forme de vie nouvelle et équivalente. « L’examen philosophique ne peut qu’indiquer la possibilité de ces nouvelles formes ; leur création réelle est l’œuvre de la vie elle-même (p. xi). »
Cet ouvrage contient beaucoup des qualités qu’on pouvait attendre de son auteur Mais on peut se demander si la thèse fondamentale a toute la solidité requise. Il nous semble que l’axiome de la conservation de la valeur est une idée trop extensive et insuffisamment définie, pour caractériser la religion. À considérer de près l’histoire et la psychologie des religions, on ne tarde pas à voir que cette forme primitive et persistante de la vie sociale et individuelle implique de nombreux facteurs qu’il n’est pas facile de ramener à l’unité. Peut-être la philosophie réussirait-elle mieux dans sa tâche, si, au lieu de poursuivre une essence chimérique, elle se contentait de dégager des données réelles une hiérarchie idéale des motifs et des fins de la religion. En tout cas, même si l’on admet que les représentations religieuses n’ont pas une signification directement objective et métaphysique, il n’en reste pas moins vrai que la religion, par le seul fait de son existence, de sa nature et de ses effets, pose à la pensée un problème d’ordre métaphysique, dont M. Höffding ne semble pas s’être préoccupé.
Nous croyons devoir, sans insister, signaler à l’attention du traducteur un certain nombre de coquilles aux pages suivantes : ix, 15, 21, 120, 123, 124, 134, 313, etc.
Gesammelte Werke von A. Spir. — Vol. 1 : Denken und Wirklichkeit, Versuch einer Erneuerung der kritischen Philosophie, 4e édit., avec portrait liminaire (d’après Ch. Ritter), et une esquisse de la vie et de la doctrine de l’auteur par Hélène Claparède-Spir. Leipzig, Barth, 1908. — C’est à partir de 1890, à la date où Spir mourut, âgé seulement de cinquante-deux ans, que l’étude de sa philosophie s’est imposée à l’attention des penseurs et des écrivains. Il est assuré aujourd’hui que la doctrine de Spir demeurera au premier rang de celles qui représenteront les tendances les plus profondes et les plus élevées de la seconde moitié du xixe siècle. Spir n’était pas pessimiste, comme le dit avec raison sa fille, Mme Claparède-Spir dans la sobre et substantielle introduction qu’elle s’est fait un devoir d’écrire pour la présente édition : mais par lui se justifie et s’explique ce courant si fort qui portait les philosophes à refuser de s’incliner devant la croissance régulière du progrès matériel, devant la vulgarisation d’une sorte de naturalisme extra-scientifique. Il n’était le fidèle d’aucun culte positif : mais par lui aussi se comprend la volonté de maintenir, en dehors et à l’encontre même des organisations rituelles, les formes absolues de la vérité et de la moralité. Aux antagonismes essentiels qui dominent le cours de la pensée spéculative et de la vie collective, Spir avait réussi à donner, par le tour original de sa méditation, une forme si pénétrante et si simple qu’on peut ajouter enfin que son influence n’est nullement épuisée auprès de nos contemporains. La nécessité d’éditer pour la quatrième fois l’œuvre maîtresse du philosophe est à cet égard un témoignage significatif ; la Revue de Métaphysique, qui, dès la première année de son apparition, a fait connaître l’œuvre de Spir par une étude de M. Penjon, qui a publié en 1895 les Nouvelles esquisses de philosophie critique, enregistre l’événement comme la réparation d’une injustice envers un grand esprit qui a si cruellement souffert de son isolement.
René Descartes, Eine Einführung in seine Werke, par K. Jungmann, 1 vol. in-8 de viii-234 p., Leipzig, F. Eckardt, 1908. — Voici le premier ouvrage d’ensemble qui soit consacré à Descartes, depuis la publication de la correspondance dans l’édition de MM. Tannery et Adam. L’auteur se propose de donner une connaissance claire de l’ensemble des doctrines de Descartes. Il veut se placer à un point de vue purement historique (p. vii). Après un examen très sommaire de la méthode cartésienne, M. Jungmann étudie successivement la mathématique universelle, la théorie de la connaissance, le système des sciences (métaphysique, physique, psychologie). Le dernier chapitre contient une revue rapide des diverses œuvres de Descartes. L’idée maîtresse du livre est que Descartes est avant tout un savant ; la philosophie, au sens moderne du mot n’a chez lui qu’une place secondaire. Les indications les plus intéressantes de M. Jungmann sont relatives à la mathématique universelle, selon lui, la mathématique est essentiellement, pour Descartes, la géométrie (p. 12), science des relations d’ordre et des relations métriques. La géométrie a été clairement définie par les anciens, surtout par Archimède ; la formation d’une scolastique mathématique a empêché les modernes d’en apercevoir la portée véritable. Descartes s’efforce de réagir contre la tradition scolastique et de revenir à la conception ancienne, seule vivante et féconde (p. 32). De plus, pour Descartes, la mathématique pure est seulement la préface de la mathématique appliquée ou pratique, c’est-à-dire de la physique mathématique. La physique mathématique retrouve sous les qualités sensibles la grandeur et la figure, c’est-à-dire les propriétés géométriques (p. 36-38). L’auteur résume très brièvement la métaphysique de Descartes (p. 48-64). Car, d’après lui, la théorie de la connaissance qui résulte de cette métaphysique est plus importante que les propositions destinées seulement à préparer cette théorie et à la prémunir contre les objections possibles. M. Jungmann consacre de longs développements à la théorie de la réalité objective et de la réalité formelle correspondante pour les diverses sortes d’idées (idées des choses matérielles, idées des objets immatériels). Il examine à ce propos la conception cartésienne de la substance. Enfin, il se demande quelle est l’attitude de Descartes en face du problème de la réalité du monde extérieur ; or, pour Descartes, toutes les idées sont innées, mais elles ne sont pas toutes actuellement perçues ; il faut, pour expliquer la perception actuelle de l’idée, faire intervenir soit l’action réelle de choses extérieures supposées existantes, soit l’activité spontanée et volontaire de l’âme. En sorte que la doctrine, idéaliste dans son principe, se confond en partie avec un réalisme empirique. C’est, dit M. Jungmann, un idéalisme empirique (p. 120). De ce point de vue s’explique tout le détail de la théorie de la méthode, comme le montre l’auteur en reprenant l’examen des procédés de recherche de la vérité.
Le chapitre sur les sciences résume les principes de la physique et de la psychologie cartésiennes.
Cet ouvrage, malgré sa brièveté relative, est très instructif. L’exposition très condensée est généralement claire. Elle repose sur une connaissance précise des textes qui ont été dépouillés avec beaucoup de soin. Cependant, on aurait tort de se fier entièrement à M. Jungmann comme à un guide précis et sûr. Son travail est systématique à l’excès, malgré les apparences qu’il se donne de suivre fidèlement les textes. D’abord, l’auteur reconstruit beaucoup trop la doctrine qu’il expose sur un plan qui ne paraît pas conforme au plan même de Descartes. C’est là un défaut grave pour l’étude d’une philosophie dans laquelle le principe de l’ordre joue un rôle si essentiel. M. Jungmann ne veut donner qu’une introduction aux œuvres de Descartes. Mais, après avoir insisté lui-même à juste titre sur l’importance, dans cette œuvre, de la partie scientifique, il se borne, en somme, à étudier en détail la théorie de la connaissance dans la philosophie de Descartes. Or, la théorie de la connaissance ne semble pas avoir dans le système cartésien la place prédominante que notre auteur lui attribue. Une partie de cette théorie parait même avoir été improvisée par Descartes pour répondre aux objections de ses adversaires. On retrouve aussi un peu trop chez M. Jungmann la méthode chère à MM. H. Cohen, Natorp et Cassirer et par laquelle toute philosophie, insensiblement, est ramenée à la doctrine de Kant. De plus il manque au travail de M. Jungmann une assise historique solide. L’œuvre de Descartes est moins isolée, moins nouvelle aussi par endroits, qu’il ne paraît au premier abord. Sans doute la question capitale des origines du cartésianisme n’est pas étudiée encore. Mais M. Jungmann semble bien ignorer toute la scolastique et ce qu’il dit des rapports de Viète et de Descartes prouve qu’il ne connaît pas davantage l’histoire des mathématiques. Ce sont là de mauvaises conditions pour aborder un aussi redoutable sujet. Dans le détail beaucoup des assertions de M. Jungmann ne peuvent être acceptées qu’avec réserve. Par exemple, après avoir rejeté avec raison l’interprétation passablement confuse que M. Liard donne de la mathématique universelle, M. Jungmann conclut que cette mathématique est en réalité, une science de la pensée pure, logique et métaphysique (p. 34). Mais c’est évidemment une vue beaucoup trop générale et trop vague. Il eût fallu un examen détaillé de la Géométrie, que M. Jungmann s’est dispensé de faire.
Enfin, la rédaction paraît avoir été un peu hâtive. Il y a dans ce livre trop de références fausses et aussi un nombre vraiment excessif de fautes d’impression.
Malgré ces défauts graves, le livre de M. Jungmann est encore, tout compte fait, le meilleur travail d’ensemble que nous possédions jusqu’à présent sur Descartes.
First and Last Things, A Confession of Faith and Rule of Life, by H. G. Wells, 1 vol. in-18 de xii-246 p., London, A. Constable, 1908. — Human Nature in Politics, by Graham Wallas, 1 vol. in-18 de xvi-302 p., London, A. Constable, 1908. — Justice and Liberty, a political dialogue, by G. Lowes Dickinson, 1 vol. in-18 de vi-228 p., London, J. M. Dent and Companys, 1908. — Nous avons lu l’un après l’autre ces trois volumes, mis en vente à peu de jours d’intervalle. Il nous a paru y reconnaître la trace des mêmes inquiétudes, des mêmes aspirations ; tous les trois, malgré bien des divergences, représentent un même moment dans l’histoire de la pensée anglaise.
M. H. G. Wells, inépuisablement fécond, a publié, dans l’année 1908, quatre ouvrages. Deux romans sociaux ; The War in the Air, et Tono-Bungay. Deux livres de spéculation sociale et philosophique. Dans New Worlas for ola, paru au printemps, il continuait l’œuvre de propagande réformatrice commencée dans ses Anticipations, dans son Mankind in the Making, dans son Modern Usopia. Les First and Last Things sont quelque chose de plus : un effort tenté par M. H. G. Wells pour définir aussi sincèrement que possible, et sans en méconnaître les obscurités et les lacunes, l’ensemble de ses croyances spéculatives, les principes de sa philosophie première et de sa philosophie morale. Qu’est-ce donc que cette philosophie ? Un pragmatisme : la biologie, pour M. H. G. Wells, comme pour M. Bergson, comme pour M. Baldwin, est le type de la science vraie, parce qu’elle est la science du réel et de l’individuel, dont les sciences dites exactes ne sont que les approximations inexactes. Un optimisme : croyance au progrès indéfini, auquel l’individu a le pouvoir et le devoir de coopérer, croyance dont M. Wells avoue qu’elle constitue, au sens propre du mot, un « acte de foi », « l’Acte de Foi » par excellence. « C’est ma confession religieuse fondamentale. C’est une décision, prise volontairement et délibérément, de croire, un libre choix. » (p. 48). — Un socialisme. « Mes règles de conduite, écrit M. Wells, sont fondées sur… la croyance que la vie individuelle est un incident, une expérience, un moyen, dans la vie impérissable du sang et de la race. J’ai choisi de croire que la grande affaire de la vie consiste à tirer, du chaos des consciences, des volontés et des fins individuelles, une conscience, une volonté, une fin collective, et que la manière d’y parvenir, c’est de développer l’État socialiste, par la socialisation des organisations d’État existantes, et leur fusion, leur union pacifique dans un État mondial » (p. 151). Et sur le catholicisme, sur le militarisme. M. Wells est amené à des conclusions que le « radicalisme » français aura peine à admettre ou à comprendre : conclusions utiles cependant à méditer pour qui veut connaitre les vrais caractères du mouvement universel qui emporte les sociétés civilisées, à l’heure présente, dans le sens du socialisme. Nous n’avions en particulier rien lu encore qui fût miens de nature que certaines pages de M. Wells (p. 151-199) à nous faire comprendre l’attitude du moderniste vis-à-vis de l’organisation catholique. Nous ne disons pas que les parties proprement philosophiques du livre ne soient pas quelquefois un peu désappointantes pour le spécialiste. Nous ne disons pas que, dans ce livre, la pensée sociale de M. Wells ne dégénère pas quelquefois en un mysticisme un peu vague : M. Wells en rit lui-même aux dernières pages du livre. Mais, après tout, il y a toujours avantage pour le spécialiste à savoir ce que deviennent ses théories lorsqu’elles sortent de sa tête pour entrer dans celles des « amateurs ». Il faut lire ce livre sérieux et sincère, dépourvu de pédantisme, quand ce ne serait que pour être amené à lire tous les ouvrages antérieurs, si constructifs à la fois et si pratiques : nous nous accusons de ne les avoir encore jamais signalés dans notre bibliographie.
M. G. Lowes Dickinson nous donne un dialogue platonicien à trois personnages. Charles Stuart, un banquier, qui plaide, contre ses interlocuteurs la cause du sens commun et des institutions existantes. Sir John Harington, a gentleman of leisure, un disciple de Platon, qui rêve d’un état de choses où la société morale et la société économique seraient gouvernées d’en haut, autoritairement, par une aristocratie de sages. M. Henry Martin, enfin, un professeur — comme l’auteur du livre — qui veut une société démocratique, où tous les citoyens se concertent pour gérer en commun toutes les institutions de l’État, la procréation et l’éducation des enfants, la distribution des tâches et des rémunérations. Ce ne sera pas l’uniformité : mais variété ne veut pas dire nécessairement rapport de supérieur à inférieur. Ce ne sera pas un régime d’autorité substitué au régime actuel d’oppression industrielle : mais les rémunérations seront combinées de telle sorte que, selon les lois de l’offre et de la demande, un nombre suffisant d’individus se présente pour accomplir les tâches que l’État a besoin d’accomplir. M. Dickson a besoin, pour que son idéal se réalise, de la conversion des riches et de la patience des pauvres : il demande à ceux-ci exactement « un demi-siècle de patience ». Mais tout le livre de cet universitaire socialiste respire l’impatience de l’injustice, la haine de la richesse.
« Le problème de savoir quelle doit être la vie intellectuelle d’un fonctionnaire politique rentre dans un problème qui d’année en année présente pour nous un intérêt plus immédiat. Dans la littérature et dans la science aussi bien que dans le commerce et l’industrie le producteur indépendant disparaît, le fonctionnaire prend sa place. Nous sommes presque tous des fonctionnaires aujourd’hui, soumis pendant nos journées de travail, soit que nous écrivions dans un journal, soit que nous donnions des leçons dans une université, soit que nous tenions des comptes dans une banque, à des limitations de notre liberté personnelle que nous impose l’intérêt général de la société dont nous sommes membres. » Ainsi s’exprime M. Graham Wallas dans son livre sur la « Nature humaine en politique ». Comme M. Wells, comme M. Dickinson il est socialiste : mais il ne se pique pas d’être imaginatif : procédant à la manière fabienne, il accepte le socialisme comme un fait et se pose le problème de savoir comment pourra se faire l’application de la science politique à cette société où nous vivons, et que les hommes d’état subordonnent de plus en plus à leur action consciente. Le livre de M. Graham Wallas fait songer souvent au livre de M. Lévy-Bruhl. Avec moins de rigueur scolastique, on y trouve un sens plus vif du réel : M. Graham Wallas n’est pas seulement professeur au London School of Economies, il a été pendant de longues années, membre du School Board, puis du County Council de Londres, il a mené des campagnes électorales, il a fait de la besogne administrative. Veut-on donner, de l’ouvrage de M. Graham Wallas un bref résumé, qui en laisse échapper nécessairement les qualités les plus vivantes et les plus caractéristiques ? En réaction contre l’intellectualisme abstrait du xviiie siècle, le problème est d’introduire en politique les méthodes de la science expérimentale, qui ont obtenu déjà, suivant M. Graham Wallas, tant de succès en pédagogie et en criminologie. Il est absurde de considérer l’homme comme un être perpétuellement occupé à raisonner ; l’homme est un animal mû par une foule d’impulsions instinctives, dont lui-même ignore les origines et connaît mal la nature. Le démagogue, le politicien, meilleurs psychologues que le théoricien de cabinet, possèdent précisément l’art non de faire appel à la raison des électeurs, mais d’agir sur leurs émotions. Il est absurde de raisonner sur « la démocratie idéale », à la manière de M. Ostrogowski et de M. Bryce : quel biologiste oserait assigner pour objet de ses recherches l’ « homme idéal » ? L’objet du sociologue qui étudie la démocratie, ce sont les démocraties réelles, qu’il faut classer, décrire, analyser, telles qu’elles existent, et non telles qu’on désire qu’elles soient. En politique comme en économique, il faut que la méthode quantitative prenne la place de la méthode qualitative. L’économiste d’aujourd’hui dessine des courbes sur le tableau noir, là où l’économiste de l’école de Ricardo écrivait des chiffres arbitrairement choisis, exprimant des quantités fixes. Il faut que la même méthode de continuité s’introduise dans le langage politique. » Si un Socialiste et un Individualiste étaient tenus de se poser la question : « quelle dose de Socialisme ? » ou « quelle dose d’Individualisme ? », on aurait une base réelle de discussion, même dans le cas impossible où l’un répondrait « Rien que l’Individualisme, et pas de Socialisme », et l’autre, « Rien que le Socialisme et pas d’Individualisme » (p. 148). Déjà les commissions extra-parlementaires, les comités techniques, s’essaient à parler le langage de la vraie science politique : pourquoi faut-il que l’orateur de place publique ou d’assemblée parlementaire, continue à parler le langage grossièrement simpliste, « quantitatif », de vieilles philosophies politiques ? Les progrès de la science ne brisent pas l’élan moral : quel peuple plus épris de science positive et en même temps plus passionnément patriote, que le peuple japonais ? Ils provoquent même la naissance d’enthousiasmes nouveaux : l’enthousiasme de la science elle-même, l’amour du genre humain. Car le Darwinisme, exploité par les théoriciens du nationalisme et de l’impérialisme, a précisément pulvérisé ces blocs soi-disant homogènes, que l’on appelle « races » ou « espèces » ; il n’a laissé subsister nulle part qu’une foule pratiquement infinie d’individus, qui sans cesse varient et progressent. Ainsi les jugements d’existence se transforment insensiblement, dans le livre de M. Graham Wallas, en jugements de valeur. Son positivisme politique s’achève par un appel aux émotions : ce sont ces mêmes émotions, socialisantes et humanitaires, qui remplissent le livre de M. Wells, et aussi le livre de M. Dickinson.
The development of Greek Philosophy, par Robert Adamson, édité par W. R. Sorley et R. P. Hardie ; 1 vol. in-8 de xi-326 p., London et Edinburgh, W. Blackwood and sons, 1908. — Cet ouvrage a été composé dans des conditions assez particulières. M. Adamson avait professé l’histoire de la philosophie grecque, avec un grand succès, à l’université de Glasgow. À sa mort, sa sœur, Mrs C. J. Hamilton et deux de ses élèves, MM. Sorley et Hardie ont pris le soin pieux de publier les manuscrits de M. Adamson, dont une partie seulement était prête pour l’impression. Ils ont ajouté les références, complété la bibliographie, rédigé l’index. L’ouvrage est resté incomplet ; il se termine après l’école stoïcienne. Il est aussi assez inégal. Tel quel, il fait regretter que l’auteur n’ait pas eu le temps de l’achever. Et c’est même le seul manuel réellement maniable que nous possédions sur l’ensemble de la philosophie grecque. M. Adamson avait pris comme base de son enseignement le recueil de Ritter et Preller. Pour la philosophie antésocratique, il suit de près l’excellent ouvrage de Burnet. La partie principale du livre est consacrée à Platon et Aristote. En ce qui touche Platon, l’auteur essaie de donner une idée chronologique des théories platoniciennes. Il distingue quatre périodes dans ce développement. Après avoir examiné les premières formes de la théorie des idées, M. Adamson examine successivement les dialogues logiques, puis la doctrine de l’âme dans le Phédon et dans le Phèdre, enfin dans le Timée. L’exposé, forcément un peu bref, contient beaucoup d’idées justes. M. Adamson remarque avec raison que Platon a distingué plusieurs sortes d’Idées et aussi que le problème de la participation n’était pas susceptible de recevoir une solution simple et unique. Dans les chapitres consacrés à Aristote, seule la psychologie d’Aristote est étudiée complètement. Nous n’avons que des indications sommaires sur le stoïcisme, dans les quatre derniers chapitres.
En somme, ce manuel, qui n’est pas un ouvrage d’érudition, peut rendre des services aux étudiants.
REVUES ET PÉRIODIQUES
Archiv für Systematische Philosophie (année 1908).
L. Stlin — Le Pragmatisme. Un nouveau nom pour de vieilles méthodes. Deux articles : No 1, p. 1-9. No 2, p. 143-188. — Dans son premier article, Stein montre l’importance et l’intensité du mouvement pragmatiste actuel par une brève étude historique et documentaire où James tient la première place ; il rappelle, en finissant, les nombreux articles qui ont suivi en Amérique, en France, en Italie et en Allemagne l’apparition du dernier livre de James : Le Pragmatisme (1907), aussitôt traduit par W. Jérusalem.
Dans le second article, il examine successivement l’histoire du terme « pragmatisme », — la méthode pragmatique, — la théorie génétique de la vérité des pragmatistes. Pour le mot même, Stein remonte jusqu’à Aristote, qui oppose πρᾶγμα, réalité ou vérité psychologique à διάνοια, garantie de la vérité logique, et aux stoïciens, qui impriment au mot πρᾶγμα sa signification téléologique. Dans les temps modernes, il signale l’emploi par Kant du terme pragmatique, qui a chez lui une nuance de dédain et ne regarde que le plus bas degré de la connaissance. Les historiens purs et les historiens de la philosophie ont également connu une « méthode pragmatique. » Enfin le mot et l’idée étaient dans l’air, quand James y a accroché son système (p. 143-155). La méthode n’est pas plus nouvelle que le mot : c’est essentiellement un essai de réduction du logique au téléologique, de la vérité à l’utilité. Par son subjectivisme, son empirisme son réalisme du fait particulier, elle se rattache étroitement à la tradition philosophique anglaise. Son finalisme a même de plus lointains ancêtres : d’abord Socrate, puis Aristote, et surtout les écoles post-aristotéliciennes : stoïciens et épicuriens (p. 155-164). La théorie génétique de la vérité est également le lointain aboutissement de vieux courants philosophiques : le dogme de l’efficacité, mesure et juge de nos vérités relatives, est une tradition de la philosophie anglaise ; Hume et Mill sont les ancêtres de James. Qu’est-ce donc que le pragmatisme ? « Au point de vue de la théorie de la connaissance, un nominalisme ; pour la psychologie, un volontarisme ; pour la logique, un énergétisme ; pour la métaphysique, un agnosticisme ; pour l’éthique, un méliorisme, fondé sur les principes de l’utilitarisme de Bentham-Mill. » Il réunit tous ces éléments en une synthèse originale. Et l’on n’aurait qu’à louer cet effort d’explication philosophique, s’il voulait avouer l’a priori du telos, de la fin qu’il postule et exercer une critique de cet a priori, qui ne vaut peut-être pour la science comme pour l’action. Et l’on reconnaîtrait peut-être alors que le pragmatisme traduit, plus encore qu’une doctrine, un tempérament : le volontarisme, qui a de longue date déjà opposé sa représentation de l’univers à la représentation mécaniste des rationalistes et à la représentation sentimentale des romantiques.
Max Frischeisen-Köhler. Science de la nature et connaissance de la réalité (p. 10-23). — Dans cet article, l’auteur plaide judicieusement la cause du mécanisme. Les sciences de la nature, à l’origine de la science moderne, s’étaient constituées comme un réalisme mécaniste, en opposition à l’apparence sensible. Mais le criticisme a réagi et réhabilité le donné ; il a dénié à la science, construction abstraite et schématique, le droit de se donner comme l’expression d’une réalité beaucoup plus riche et plus variée. Le formalisme mathématique a trouvé son expression la plus complète dans la doctrine énergétique. Mais l’énergétisme est loin de se suffire complètement et d’abord il suppose des données de fait qui lui échappent ? de plus, il dépasse la simple description du donné et postule des principes hypothétiques. Mais on revient par là à des hypothèses de structure ; et, dès que l’on a recours à des hypothèses de structure, on ne saurait rejeter le mécanisme, à moins de démontrer la fausseté originelle de son principe ce que l’on ne fait pas. Sans doute le mécanisme ne nous fait pas atteindre des réalités plus hautes que les objets visibles et tangibles, mais il nous permet de nous représenter des réalités de même nature, que nous ne saurions atteindre directement par nos sens et nos instruments, et de compléter ainsi notre représentation du monde.
Martin Meyer. Religion und Lebensgenuss (p. 24-30). — Court article où l’auteur se propose d’établir que la religion — prise sous sa forme idéale — et le bonheur, coïncident réellement, en tant que « la religion est le motif d’un progrès qui vient à la conscience comme bonheur ». « Par la religion, se réalise le progrès de l’individu dans le sens du progrès général. » Malheureusement les concepts introduits nous semblent d’une généralité et d’un formalisme désespérants : par exemple, la religion est « la synthèse, l’unité vivante de notre idéal » ; et, avec des concepts aussi larges, l’auteur se propose pour finir de trancher en droit ; si le mariage doit être monogamique ou non.
Tramer. — Stetigkeit der Geometrie und der Zahlen (p. 215-225). — Il s’agit, dans cet article, de la correspondance entre la géométrie et les nombres : comment et en quelle mesure la multiplicité numérique peut-elle se substituer au continu de l’intuition spatiale ? M. Tramer se propose le double problème suivant : 1o À chaque élément d’un continu correspond-il un élément d’un discontinu, et un seul (et réciproquement) ? 2o À supposer cette question résolue conditionnellement ou inconditionnellement par l’affirmative, l’un peut-il se substituer complètement à l’autre, se résoudre entièrement en lui ? Il critique ces deux thèses sur un exemple : la ligne droite d’une part, la série des nombres réels de l’autre, examinant deux systèmes de correspondance de ces objets. Cette critique le conduit à cette conclusion : que la correspondance uniquement déterminée et réciproque ne s’établit que grâce à l’intervention d’un postulat (Annahme) logique : qu’il n’y a jamais équivalence parfaite entre le continu géométrique et multiplicité numérique, que la correspondance ne s’établit qu’au moyen de l’artifice de la résolution du continu géométrique en une multiplicité de points, à laquelle ne peut être réduite sans reste la figure intuitive continue.
David Koigen. — Jahresbericht über die Literatur zur Metaphysik (p. 119-134, p. 547-566). — Koigen continue dans les nos I et IV de l’Archiv sa revue des publications métaphysiques. Dans le no 1, sous le chef « Philosophie et Métaphysique », il étudie la Systematische Philosophie de Dilthey, Riehl, Wundt, etc. (1907) et la Philosophie im Beginn des 20 Jahrhunderts, éditée par Windelband, pour la fête de Kuno Fischer (1907). Sous le chef « Philosophie de la nature et Métaphysique », il examine les thèses de Th. Lipps (dans le volume précédent) et d’Ostwald (Systematische Philosophie). Dans le no 4, sous le chef : « Philosophie de l’histoire et Métaphysique », il étudie plus particulièrement l’article de Rickert (dans la Philosophie im Beginn…) qu’il rapproche, pour la classification du travail scientifique en naturwissenschaftlich et historisch, des études anciennes de Droysen et Harms, et l’article de Eucken : « La Philosophie de l’histoire », dans la Systematische Philosophie.
Enseignement mathématique (année
1908, nos 4 et 6). — Ces deux numéros
contiennent des renseignements intéressants
sur l’organisation actuelle des
mathématiques dans les cours secondaires.
M. Smith, dans un article sur
cet enseignement aux États-Unis (p. 269-284)
explique les origines historiques
du système actuel, expose la répartition
des matières d’enseignement dans les
trois cycles : École secondaire, — Collège, —
Université, — et propose quelques
changements dans ces programmes.
M. Fehr (p. 285-293) fait connaître
cette organisation pour la Suisse, —
M. Godfrey, pour les écoles publiques
anglaises pour garçons (p. 459-474). À la
suite de ces rapports, présentés au Congrès
de Rome (avril 1908), a été instituée
une commission internationale de l’enseignement
mathématique qui se propose
« une étude d’ensemble de l’enseignement
mathématique dans les différents types
d’écoles, et à ses divers degrés, cette
étude étant principalement destinée à
présenter, d’une manière objective, les
tendances actuelles de cet enseignement ».
L’Enseignement mathématique
publie le Rapport préliminaire sur l’organisation
de la Commission et le plan
général de ses travaux (p. 445-458) [Klein,
Greenhill, Fehr.] Dans une première
partie la Commission aura à étudier
l’état actuel de l’organisation et des
méthodes de l’instruction mathématique,
dans une seconde partie « les tendances
modernes de l’enseignement », autrement
dit les réformes à introduire dans l’enseignement
existant. Indiquons, parmi les
questions à examiner, « le rôle d’un
enseignement d’initiation et la nécessité
de faire précéder l’étude théorique des
mathématiques d’un enseignement intuitif »,
le danger « d’utiliser d’une manière
exagérée les bases logiques des mathématiques »,
le danger « de négliger le
côté abstrait qui semble nécessaire pour
graver dans l’esprit d’une manière indélébile
les vérités mathématiques », le
danger « de ne pas se rendre compte
qu’une branche comme la géométrie conduit
à des résultats d’un genre différent
de ceux que fournit l’algèbre et qu’une
fusion des deux pourrait avoir comme
conséquence la perte de quelques-uns des
principaux avantages de chacune de ces
branches. »