Revue des Romans/Prosper Mérimée

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Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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MÉRIMÉE (Prosper), inspecteur des monuments historiques.


THÉÂTRE DE CLARA GAZUL, comédienne espagnole, in-8, 1825. — Dans cette publication, on ne saurait méconnaître le dessein de l’auteur, celui de peindre sous un nom emprunté les traits les plus saillants de nos mœurs, et de se donner, à l’abri d’un masque espagnol, une entière liberté, quant aux préjugés politiques, et ce qu’il appelle les routines littéraires. Il retrace tour à tour, et toujours avec la même hardiesse et une égale originalité, la dépravation du régime impérial, la bassesse de certains fonctionnaires, la brutalité des sabreurs de la grande armée, et l’héroïsme des Espagnols, disposés à verser leur sang pour la liberté. Dans une notice fort bien écrite, l’auteur nous apprend que les six pièces contenues dans ce recueil furent composées par Clara Gazul, comédienne du Teatro mayor de Cadix, qui ne se faisait pas scrupule d’avouer qu’elle était née d’une bohémienne, sur le bord d’un chemin, et qui tirait gloire d’être de sang mauresque, et arrière-petite-fille du tendre Maure Gazul, si fameux dans les vieilles romances espagnoles. — La première de ces comédies, intitulée les Espagnols en Danemarck, a pour sujet la retraite de la Romana, qui parvint à s’échapper de l’île de Fionie, emmenant quinze mille Espagnols retenus avec lui sous les aigles de Napoléon. Dans Inès Mendo, l’Amour africain, le Ciel en enfer, etc., l’auteur a déployé la même originalité, la même force ; il se montre toujours vrai et naturel, suivant les localités ; ne se refusant pas à reproduire, ni le jargon vulgaire d’un corps de garde, ni les passions sauvages d’un Bédouin, ni les turpitudes des moines et des inquisiteurs d’Espagne. Quoiqu’on ne puisse approuver toutes les licences littéraires, on ne peut disconvenir cependant que cet essai est fort original, et souvent fort heureux.

LA JACQUERIE, scènes féodales ; suivies de la famille de Carvajal, drame, in-8, 1828. — La Jacquerie est un tableau naïf, énergique et touchant de la féodalité et de tous les malheurs qu’elle entraînait à sa suite ; nobles, vilains, moines, gens de guerre, toutes les castes, tous les ordres de l’État apparaissent et sont représentés à grands traits dans ce drame, qui rappelle la manière large de Shakspeare. — On retrouve dans cet ouvrage toute l’imagination et la verve dramatique qui ont distingué si éminemment les premiers essais de l’auteur de Clara Gazul. On reconnaît ce talent impétueux et toujours original, mûri cette fois par de profondes études sur l’histoire et sur l’homme. Un dialogue vif et vrai transporte le lecteur, et comme à son insu, dans les temps et les lieux les plus étrangers à ses mœurs et à ses habitudes.

La famille Carvajal est un poëme terrible, d’un haut mérite, qui ne ressemble pas mal aux écorchés de Géricault.

CHRONIQUE DU TEMPS DE CHARLES IX, 1572, in-8, 1829. — L’auteur de cet ouvrage n’a point eu l’intention d’écrire le récit des événements politiques de l’année 1572 ; il a même évité avec soin d’empiéter sur le terrain de l’histoire, en donnant des rôles dans son roman à des personnages dont la vie est trop connue pour qu’il soit permis d’y changer ou d’y ajouter quelque chose. Le seul but qu’il se soit proposé a été de tracer une esquisse des mœurs des Français sous le règne de Charles IX, époque où la civilisation n’avait pas encore détruit la source des passions énergiques. — Les deux figures principales, Bernard de Mergy et Diane de Turgis, sont dessinées avec une rare habileté. L’amour naissant du jeune aventurier, timide et embarrassé, honteux de sa gaucherie et fier de ses espérances, contraste bien avec celui de la comtesse rompue aux intrigues de cour, trouvant dans un soldat de fortune le même charme et la même nouveauté qu’un malade à respirer l’air pur et paisible des champs ; prenant pour elle le rôle qu’il ne saurait pas remplir, attaquant au lieu de défendre, essayant, pour le forcer à la victoire, les plus vives agaceries et les colères les plus habiles ; puis, bientôt à bout de ses ressources, fatiguée d’une guerre de buisson sans défaite et sans triomphe, changeant de tactique, et seule avec son ennemi qu’elle poursuit pour se donner à lui, profitant de l’ombre et du silence pour redoubler son impatience et ses désirs, renversant les flambeaux et de son poignard coupant ses lacets ; le type de Diane résume les portraits des dames galantes, que nous a laissés Brantôme. Son caractère, malgré son apparente virilité, n’est cependant pas dépourvu d’intérêt poétique. Dès les premières pages, on comprend qu’elle n’a jamais connu d’amour comme celui de Bernard ; jusqu’alors elle n’avait été aimée que pour sa beauté, et elle entrevit dans les empressements respectueux de Mergy une affection plus pure et plus élevée, et sans savoir si elle est capable d’éprouver un pareil sentiment, elle est fière de l’inspirer, et se résigne à faire la moitié du chemin pour amener à elle son timide antagoniste. Quand Mergy veut la quitter, et qu’après avoir vainement essayé de convertir son amant, elle tente de le retenir, quand elle l’étreint dans ses bras, l’auteur s’élève aux accents les plus pathétiques de la passion. Il y a dans l’amour furieux et dévoué de Diane quelque chose de la colère maternelle d’une lionne défendant sa famille : c’est qu’en effet Diane aime Bernard à l’heure du danger autrement qu’elle ne l’aimait d’abord ; c’est qu’au moment de le perdre, elle sent redoubler pour lui sa première affection.

MOSAÏQUE, in-8, 1838. — Sous ce titre, l’auteur a réuni plusieurs contes et nouvelles, parmi lesquels on distingue : — Mateo Falcone, roman où il est impossible de pousser plus loin l’artifice des incidents et du style, et d’enfermer dans un espace aussi étroit plus d’émotions et d’idées, d’indiquer avec plus de concision et de vivacité autant de physionomie et de caractères. — Tamengo, récit qui commence comme une satire, et qui finit comme une épopée homérique ou dantesque. — La partie de trictrac : ce n’est pas un récit complet ; le commencement surtout est confus ; mais le caractère de la comédie est parfait. Le suicide du Hollandais ivre et ruiné, le désespoir du malheureux jeune homme qui a triché au jeu, et qui se méprise, sans pouvoir convertir à sa haine pour lui-même l’incrédulité frivole de sa maîtresse, sont des traits excellents. — Le vase étrusque est un des ouvrages le moins vrai, le moins naïf et le moins simple de tous les ouvrages de M. Mérimée. Il s’y trouve néanmoins des pages d’une nature exquise. Le sujet est neuf et bien saisi. Ce n’est pas une donnée commune que la jalousie rétroactive. Les angoisses et les questions inquiètes de Saint-Clair sur l’origine du vase qu’il frappe crescendo, comme un tamtam, sont très-habilement racontées. Mais les conversations de déjeuner ne valent rien. Le voyage d’Égypte est presque inintelligible pour ceux qui ne connaissent pas l’original. Le dénoûment ne dénoue rien. À tout prendre, c’est un récit plein de coquetterie, de papillotage, de faux goût, et qui fait tache dans les œuvres sévères et châtiées de l’auteur.

LA DOUBLE MÉPRISE, in-8, 1833. — Raconter avec détail au lecteur tout ce que contient cet ouvrage, dont on croirait le titre emprunté à la vieille comédie, ce serait le déflorer. Nous dirons donc à ceux qui ne l’ont pas encore lu, que ce livre est court, que l’action est simple et naturelle comme un de ces épisodes de la vie familière qui passent tous les jours inaperçus sous nos yeux. L’auteur s’est plu à tracer des portraits et des caricatures : des portraits, comme en font les Johannot, des caricatures comme il en échappe souvent au crayon spirituel d’Henri Monnier. D’abord c’est M. de Chaverny, le mari philosophe, personnage comique et naturellement gauche. M. de Chaverny a été pendant plusieurs années officier de cavalerie ; rentré dans le monde fashionable, auquel il appartient par sa position de comte et par sa fortune, il y apporte tout le laisser-aller de ses habitudes militaires ; il fait en plein dîner des compliments à sa femme sur la beauté de sa jambe, la compromet en public avec des maîtresses de duc et pair, la confie aux mains d’un élégant qui fréquente sa maison, et pour dernier ridicule sollicite une place à la cour. On devine que M. de Chaverny n’est pas aimé de sa femme. Quand il y a une femme jolie et coquette au logis conjugal, l’indifférence du mari a bientôt amené la foule des adorateurs. Ici, c’est M. de Châteaufort, jeune officier portant sabre innocent au fourreau, aimant à savourer la fumée du cigare, les succulents dîners et les bonnes fortunes, quand il s’en rencontre. Là c’est un jeune secrétaire d’ambassade, pas ridicule pourtant, pas trop possédé de l’envie de narrer ses voyages, possédant d’heureuses qualités, plaisant aux femmes : c’est à plus d’un titre le Benjamin de la double méprise. Nous ne dirons rien de Julie de Chaverny, de peur d’en donner une idée trop incomplète. Enfin, si vous avez rencontré en votre vie un de ces vieux officiers de quarante-cinq à cinquante ans, fumeur, casanier, insoucieux de tous les agréments de la vie, en exceptant toutefois le chapitre de la table, vous aurez le portrait du capitaine Prieur. Rien ne manque à tous ces caractères ; ils sont tracés et enluminés avec la conscience d’un écrivain qui soigne ses œuvres comme ses enfants. — On pourrait dire en deux mots l’histoire de Julie de Chaverny ; tout son malheur naît d’une double méprise. Lorsque l’indifférence de son mari l’a livrée à elle-même, qu’elle s’exagère ses torts, en disant qu’elle aurait dû mieux consulter son cœur avant de se marier, elle retrouve l’ami de son enfance, et avec lui le souvenir de ses premières et naïves illusions. C’est à ce souvenir que son cœur cherche à rattacher ses regrets présents et sa tardive espérance. Peu à peu, ne tenant plus compte de l’intervalle de tant d’années ni du changement qui a dû s’opérer dans le caractère du jeune diplomate, elle se reproche d’avoir elle-même troublé la vie de cet ami d’enfance, dont elle se croit toujours aimée avec la poésie du premier amour. Ce n’est que lorsqu’elle est coupable qu’elle reconnaît combien elle s’est abusée. Darcy n’a cherché qu’une bonne fortune ; il juge sa conquête de peu de valeur, puisqu’elle lui a coûté si peu, et la traite en conséquence. Son amour-propre lui défend même de jouer le sentiment avec Julie, de peur de paraître dupe, et il se montre plus froid encore qu’il ne l’est réellement. Julie alors se croit méprisée, et se méprise elle-même ; mais dans cette âme qui n’était pas faite pour le vice de cette erreur d’un moment, naît bientôt une exaltation de remords et puis de désespoir qui la tue. Julie meurt méconnue de Darcy comme de son mari.