Revue des Théâtres - 31 décembre 1947

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Revue des Théâtres - 31 décembre 1947
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 164-175).

REVUE DES THEÂTRES.




Ce n’est pas nous qui nous plaindrons jamais de voir la littérature échanger le calme contre l’activité, le repos stérile contre les luttes fécondes. Bien souvent nous avons déploré ici même l’esprit d’insouciance ou de découragement qui semble, depuis quelques années, s’être emparé des lettres. Pourtant, si les émotions du combat sont salutaires, c’est à la condition de répondre aux passions, aux intérêts du moment. Quoi de plus attristant, par exemple, que ces malices posthumes, ces exécutions par contumace qui ne tuent et surtout ne ressuscitent personne ? L’Académie française devrait renoncer à ces velléités belligérantes qu’on peut appeler des retours de vieillesse. Elle avait eu, depuis quelques années, de véritables fêtes littéraires, des séances recherchées, attendues, et toujours dignes de cette sympathie qu’elles excitaient d’avance par l’éloquence, les hautes inspirations, la poésie ou la verve qu’on était sûr d’y trouver ; il s’y joignait même parfois quelque chose de vif, d’animé, d’imprévu, de dramatique, qui transformait cette paisible enceinte de l’Institut en une sorte de champ de bataille où s’échangeaient très galamment des coups assez rudes. Depuis l’exemple donné par M. Villemain, avec tant d’exquise urbanité, lors de la réception de M. Scribe, qui était homme, du reste, à soutenir le feu, c’est là peut-être qu’ont été livrés les plus vifs assauts ; la critique s’y est montrée aussi peu voilée que possible, et il sembla, en certains jours, qu’une réception était pour l’amour-propre une épreuve nécessaire avant d’arriver à la paix définitive du fauteuil académique. Il y avait là tout ensemble satisfaction pour l’art et pour cette curiosité maligne qui aime la guerre entre gens d’esprit. A quoi l’Académie a-t-elle dû ce redoublement d’attention, ce bruit flatteur qui s’est fait autour d’elle ? Justement aux choix qu’elle a faits et qui lui ont ramené le public. Oui, dût l’ombre de M. de Jouy en tressaillir, tout ce qu’il y a d’éclairé dans les lettres et dans le monde a sanctionné la nomination des représentans de la littérature nouvelle.

C’est en les accueillant que l’Académie a vu la vie rentrer dans son sein et a mis les rieurs de son côté, tant il est vrai que le mouvement finit par se communiquer aux assemblées les plus stationnaires, tant est grande l’influence de l’opinion dans ce monde brillant de l’intelligence ? Et, après tout, le beau mal qu’à l’heure où nous sommes, à la moitié du XIXe siècle, l’Académie française ne se compose pas exclusivement de littérateurs du directoire, d’écrivains qui trouvèrent jadis leur gloire à rimer une tragédie ou un madrigal ! Ce n’est pas que ce légitime renouvellement ne s’accomplisse sans quelques secousses. Dans un tel mouvement de transformation, il y a des heures de halte. L’Académie agit en personne prudente ; après un effort vigoureux, elle prend un moment de repos, et afin de contenter tout le monde, elle rend la parole à la littérature de l’empire pour maudire son siècle et accabler de son éloquence ou de son ironie les héros de la révolution littéraire. Aussi sa dernière séance a été vraiment une fête classique. L’illustre défunt qu’il s’agissait de célébrer était M. de Jouy, le récipiendaire était M. Empis, et M. Viennet était l’académicien chargé de donner l’accolade à l’auteur de la Mère et la Fille. On devine combien de traits malicieux ont dû égayer cette séance, à propos de cet honnête M. de Jouy, qui, au dire de ses panégyristes, était saisi d’une trépidation fébrile toutes les fois qu’il se trouvait en présence d’un contradicteur de Voltaire, ou qu’on louait devant lui la littérature moderne.

M. Empis, dans son discours, s’est très consciencieusement attaché à raconter la vie de M. de Jouy. Toute cette partie biographique n’est pas sans intérêt. M. Empis a fait un récit animé de tous les accidens à la suite desquels l’homme de lettres s’est révélé en M. de Jouy. Hélas ! que dirait l’honorable académicien, lui qui a fait plus d’une œuvre applaudie en son temps, lui, l’auteur de Tippo Saïb, de Sylla, et surtout des Hermites, s’il avait à constater que son remplaçant à l’Institut a cru intéresser par le récit de sa vie plus que par l’appréciation de ses livres ? Voilà cependant la vérité, qu’il y ait eu ou non parti pris chez M. Empis. Les incidens biographiques que contient son discours sont plus faits pour frapper l’attention que les détails littéraires. On dirait que le nouvel académicien a senti ce qu’il y aurait de difficile à prouver que M. de Jouy était un grand poète. M. Empis s’est interdit avec soin toute parole trop agressive contre une école opposée à celle qui comptait dans ses rangs l’auteur de l’Hermite de la Chaussée-d’Antin, et en cela il a fait preuve de bon goût. Nous aimons mieux applaudir à ce sentiment de réserve qu’insister sur d’autres portions de son discours et relever les étranges leçons d’histoire contemporaine qu’il nous donne lorsqu’il fait de M. de Polignac « un élève de Peel et de Canning. » Ceci peut être de la vérité académique, mais à coup sûr ce n’est pas de la vérité historique ou politique. Il est vrai que M. Empis, pour se justifier aux yeux de l’Académie, peut invoquer des précédens en ce genre d’appréciations. Comment, par exemple, l’académicien qui, en recevant M. de Rémusat, eut tant de traits heureux et réjouissans sur Abélard, se fâcherait-il d’un rapprochement bizarre ou paradoxal ? Vous voyez que M. Empis n’a pas perdu tout droit à l’indulgence de certains membres de l’Académie. Il a pu même trouver plus d’un secret complice lorsqu’il a proclamé, avec un courage digne d’éloges, son admiration pour le Clovis et le Philippe-Auguste de M. Viennet, qui allait lui répondre. Tout ceci n’est pas, comme on le pense, le meilleur du discours de l’honorable récipiendaire.

Au surplus, que M. Empis ait rappelé les titres, quelque peu effacés de nos mémoires, des poèmes épiques de l’auteur d’Arbogaste, c’est un détail qui fait honneur à sa curiosité bibliographique ; mais là n’est point l’intérêt le plus vif de la dernière séance : c’est surtout dans le discours de M. Viennet qu’il faut le chercher. Il est bien convenu aujourd’hui que M. Viennet est un homme d’esprit. Ridicule il y a dix ans, il s’est trouvé, un beau matin, pris au sérieux par ceux même qui le raillaient, et qui peut-être n’ont fait que continuer, sous cette nouvelle forme, leur ironie et leur malice. Le goût public, celui du moins que dirigent les journaux, a de ces reviremens inopinés ; il réhabilite sur parole ceux dont il se moquait par ouï-dire. Nous tenons donc M. Viennet pour un esprit mordant, plein d’une verve honnête, ingénieuse, et ce n’est pas nous qui le contredirons lorsqu’il s’égaie aux dépens de notre jeunesse qui craint de passer pour jeune, et lorsqu’il trouve de sévères paroles contre ceux qui gaspillent ou prostituent leur talent. Seulement M. Viennet a le malheur d’être convaincu qu’il continue à lui tout seul Corneille, Voltaire et La Fontaine, qui pourtant n’était que bonhomme. Aussi, en faisant l’éloge de M. Empis, le félicite-t-il d’avoir su défendre, dans un de ses plus chauds représentans, cette cause de la littérature impériale qui est maintenant, hélas ! celle des opprimés. M. Viennet a relevé son drapeau avec un accent de martyr qui nous a fait craindre un moment que MM. Hugo ou Sainte-Beuve, arrivés à la dictature, n’eussent laissé percer le projet de le déporter à Sinnamary. Que l’honorable académicien se rassure ; il peut sans crainte se livrer à cette glorification tardive et ramener de l’île d’Elbe, quand l’envie lui en prend, cette pauvre littérature de l’empire. Mais Voltaire ! qu’avait-il à démêler avec ces essais de réhabilitation, avec ces colères rétroactives ? Quelle que soit l’opinion de M. Viennet sur les métempsycoses littéraires, l’auteur de Clovis, en prenant la défense de l’auteur de Zadig, est-il bien sûr d’avoir plaidé pro dorno suâ ? Nous ne contestons ni l’ingénieux atticisme de l’Épître aux Mules, ni la verve dramatique de Michel Brémond, ni le piquant à-propos des Fables ; mais enfin tout cet esprit-là est-il bien le même que celui de Candide, et le patriarche de Ferney, s’il revenait au monde, n’aurait-il pas le droit de n’accepter de pareils héritiers que sous bénéfice d’inventaire ? M. Viennet se sera trop aisément persuadé que, pour être fils de Voltaire, il suffisait de ne pas être fils de croisé. De pareilles descendances sont malheureusement difficiles à établir, et il pourrait bien arriver à M. Viennet ce qui arriva à Rivarol lors de l’abolition des titres de noblesse. Il affectait de se lamenter en répétant sans cesse nos privilèges, nos titres. — Voilà un pluriel que je trouve bien singulier, lui dit le marquis de Créquy. — Les titres de noblesse littéraires ont aussi leurs Rivarols.

Cette séance a donc offert d’assez singulières anomalies. M. Empis, ayant à proclamer les mérites académiques de feu M. de Jouy, n’a rien trouvé de mieux que de raconter sa vie, et M. Viennet, voulant réhabiliter en sa personne la littérature de l’empire, l’a associée à la gloire de Voltaire, qui n’a rien à gagner à une semblable alliance. Ajoutons bien vite que toutes ces petites malices ont été au demeurant fort inoffensives, et que personne n’en a gardé rancune. Une femme d’esprit disait de M. de Choiseul dont elle avait à se plaindre, et qui était fort laid : Je me venge en le regardant. On ne regarde pas les académiciens, mais on les écoute, et nous sommes sûr que les victimes de MM. Empis et Viennet se sont contentées de cette vengeance.

Pendant que Voltaire était mis en cause, à l’Académie, par des apologies superflues, Shakspeare était compromis au théâtre par de maladroits imitateurs. Je ne connais pas, pour ma part, de plus imposant spectacle que celui d’un vrai poète abordant avec une familiarité respectueuse l’ouvrage d’un de ses prédécesseurs et de ses maîtres. Les appréciations de la critique proprement dite ont toujours quelque chose d’incomplet ; elle ne juge que le côté visible, le résultat positif ; elle n’interprète que ce qui a pris une forme assez nette pour servir de trait d’union entre l’auteur et le public ; elle se borne à faire le siège de la place. L’artiste qui condescend au rôle de critique s’installe au cœur de la place même. Cette puissance de créer qui ne l’abandonne jamais, il la transporte dans la création d’un autre, non pas pour la refaire, car nul n’a plus de déférence que lui pour les chefs-d’œuvre, mais pour la féconder, l’expliquer, la préciser. La lumière qu’il jette sur les portions obscures n’est ni superficielle, ni mobile ; elle ne vient pas du dehors, elle est contenue dans l’œuvre, comme la lampe qui éclaire à la fois les objets extérieurs et le globe d’albâtre où elle est enfermée. Si ce poète critique est doué en outre de cette faculté merveilleuse qui manqua au génie passionné de Voltaire, la faculté de se dédoubler, pour ainsi dire, afin d’assister au travail de sa propre pensée ; s’il se détache assez complètement de lui-même pour sentir, heure par heure, vivre et palpiter son intelligence, quelles sereines clartés, quelles splendeurs nouvelles résulteront de cette double intuition ! Et que peut-il rester à dire de l’œuvre originale sur laquelle cette vivifiante analyse aura laissé son empreinte ineffaçable ?

Cet admirable spectacle, Goethe nous l’a donné, lorsque, dans son beau roman de Wilhelm Meister, il a sondé d’un doigt si sûr et d’un regard si clairvoyant les mystérieuses profondeurs du caractère d’Hamlet. Tel qu’il est sorti des mains de Shakspeare, Hamlet a toutes les grandeurs, mais aussi toutes les obscurités qui entourent le berceau des civilisations naissantes. Les brumes du Danemark se confondent avec celles du moyen-âge sur ce front mélancolique et prédestiné. Qu’est-ce que Hamlet ? Est-ce le doute ? est-ce la rêverie ? est-ce l’hésitation ? est-ce cet état bizarre, maladif, intermédiaire, où doit conduire à la longue une folie simulée ? Que personnifie ce pâle enfant du Nord, cet Oreste échoué sur une rive sans soleil, ce premier aïeul d’une famille plaintive, irrésolue et désolée ? Selon nous, ceux qui ont voulu voir dans Hamlet le scepticisme l’ont trop précisé ; ceux qui n’ont prétendu voir en lui que l’hésitation l’ont trop amoindri. Le génie de Shakspeare a été à la fois le plus philosophique et le plus dramatique qui ait jamais fait parler et agir des personnages de théâtre. Cette double face nous explique Hamlet dans ce qu’il a d’humain et de général, et dans ce qu’il a de particulier et d’applicable à la donnée du drame dont il est le héros. Hamlet, c’est l’hésitation provoquée par certaines circonstances, mais agrandie par un sublime poète, et s’élevant jusqu’à devenir un type offert d’avance aux commentaires des générations nouvelles. Ce qui a saisi et préoccupé tout, d’abord Shakspeare, c’est le problème de la destinée humaine, le contraste de la faiblesse de l’homme avec le sentiment vague et douloureux de sa grandeur. Eh bien ! s’il y eut une heure où ce contraste dut troubler les ames poétiques, où ce problème dut commencer à peser de tout son poids sur l’esprit humain, ce fut celle où s’annonça la grande émancipation du XVIe siècle. Dégagées de leurs entraves, mais aussi privées de leurs appuis, les intelligences durent avoir un instant d’enivrement et de vertige. Penchées sur le monde nouveau qui s’ouvrait à elles, elles durent se demander si c’était là un horizon ou un abîme. Dans ce premier moment, douter, rêver, hésiter, ont été, j’imagine, une seule et même chose. Qu’on ne dise donc pas qu’attribuer cette intention philosophique à Shakspeare, c’est antidater Hamlet, et mettre après coup, dans cette tragédie, des idées qui n’ont pris naissance que deux siècles plus tard. Nulle époque, au contraire, n’a été plus favorable à cette première personnification qui, développée et précisée par d’autres génies, a défrayé presque toute la poésie moderne. Sous la plume de Shakspeare, elle est naïve et confuse encore ; mais il n’est difficile ni de la reconnaître, ni de l’expliquer. La rêverie a dû naître en même temps que l’examen : suivant que les esprits ont été plus portés à contempler ou à agir, à marcher en avant ou à se replier sur eux-mêmes, ils ont dû rêver ou contrôler dès qu’ils ne se sont plus bornés à croire. Hamlet a dû suivre de près Luther, et son premier cri d’irrésolution et d’angoisse a été, dans le domaine de la poésie, ce qu’a été le premier cri de la réforme dans le domaine de la pensée.

Au point de vue philosophique et humain, Hamlet est donc bien vrai ; comme héros d’une action dramatique, il reçoit en outre des circonstances une impression particulière qui en fait l’homme d’un drame non moins que l’homme d’une époque, et qui, grace au génie universel de Shakspeare, concourt à l’ensemble de cette immortelle physionomie. C’est ici que nous le retrouvons tel que l’a rendu visible et palpable la magnifique interprétation de Goethe : voilà de quelle façon il est noble et beau d’aborder les chefs-d’œuvre, et de faire servir une renommée populaire à généraliser, à rajeunir, à transporter d’une littérature dans une autre ces poèmes qui sont l’orgueil et l’enseignement de l’humanité. Telle est leur grandeur, qu’on ne peut y toucher sans effleurer en même temps tout ce qui nous intéresse et nous inquiète ici-bas : on dirait des arbres gigantesques, touffus, séculaires, cachant sous leur feuillée épaisse des myriades d’idées. Frappez le tronc, toute cette mystérieuse volée se réveille et s’agite ; mais, pour qu’elle se laisse prendre, il faut des oiseleurs comme Goethe, et le vulgaire rêveur ne peut tout au plus qu’entendre le bruit et le frémissement des feuilles.

Mieux vaut du moins cette humble part que celle du bûcheron qui coupe l’arbre, et c’est ce que n’ont pas manqué de faire les nouveaux traducteurs d’Hamlet. Entre le trois-centième feuilleton d’un interminable roman, et la mise en scène d’un interminable drame, jeter à la hâte au public du boulevard un calque inexact et grossier de l’œuvre la plus immense et la plus complexe qui soit sortie d’une tête humaine ; s’arrêter une minute au milieu d’une course infatigable et insensée pour boire dans le creux de sa main une tragédie de Shakspeare ; exposer aux regards un Hamlet lithographié, pour faire prendre patience aux curieux qui sont las des prouesses du Chevalier de Maison-Rouge, et qui attendent les merveilles de Monte-Christo, voilà, il faut en convenir, une tâche bien littéraire ! C’était bien la peine d’ouvrir un nouveau théâtre pour faire alterner les œuvres défigurées de Schiller et de Shakspeare avec des énormités mélodramatiques étalées d’avance au rez-de-chaussée des journaux. Que M. Dumas traite ses propres inventions avec cette brusquerie cavalière, il en a le droit, et ce n’est pas nous qui réclamerons ; mais il nous semble que Schiller et Shakspeare mériteraient un peu plus de respect. Plus il serait utile d’initier le public, par des traductions consciencieuses, à ces beautés originales qui ne lui sont pas encore familières, plus il y a d’inconvénient et de péril à lui donner pour du Shakspeare ce qui n’en est que la pâle et infidèle copie : ce n’est plus gaspiller son propre bien, c’est aliéner le bien d’autrui.

Oui, de semblables tentatives exigent un désintéressement, un dévouement à la poésie et à l’art qu’il serait dérisoire de demander aux modernes dramaturges. L’écrivain qui entreprend un travail de ce genre doit faire abnégation de lui-même. Au lieu d’être guidé par l’idée du succès, du contact immédiat de l’œuvre avec la foule, il doit s’enfermer pour ainsi dire avec le poète qu’il traduit, comme s’il n’existait au monde que l’idéale statue dont il essaie de soulever le voile. C’est par cette contemplation solitaire, silencieuse, réfléchie, qu’il peut pénétrer, comprendre, puis s’assimiler peu à peu les beautés du modèle, et, à l’aide d’un second travail contenu en germe dans le premier, devenir à son tour initiateur et interprète, agrandissant ainsi tout à la fois l’influence du maître qu’il fait connaître à un nouveau public, et le domaine de la littérature qu’il enrichit d’un nouveau chef-d’œuvre. C’est l’exemple qu’a donné Goethe ; c’est ce qu’ont tenté après lui quelques poètes sincères. Ce désir de prendre pied dans les répertoires étrangers, d’ajouter quelques fiefs aux limites un peu restreintes de notre art dramatique, fit partie de la période littéraire d’où est sortie l’école nouvelle, et c’est à ce mouvement que se rattache, entre autres, la belle traduction d’Othello, par M. Alfred de Vigny. Aujourd’hui qu’il n’est plus question des querelles qui inspiraient alors les traductions comme les tentatives originales, nous croyons que cette voie n’est cependant pas épuisée, et qu’on pourrait de temps à autre, pourvu qu’on y mit toute la réserve et tout le respect nécessaires, donner au théâtre des traductions de drames étrangers, non plus comme prétextes de discussions, mais comme sujets d’études, non plus comme problèmes à débattre, mais comme modèles à imiter, non plus comme élémens d’une révolution littéraire, mais comme bases d’un traité de paix et de libre échange entre les diverses littératures. Avons-nous besoin de dire que ces idées générales ne sont entrées pour rien dans cette imitation d’Hamlet jouée au Théâtre-Historique ? Deux exemples nous suffiront pour faire comprendre avec quel sans-gêne les auteurs ont traité Shakspeare. Quiconque a lu Hamlet a gardé présent à l’esprit cette admirable exposition du drame, cette première apparition du fantôme sur la plate-forme. Bernardo et Marcellus n’ont pas encore échangé dix paroles, que déjà se révèle tout le côté légendaire du sujet, que l’imagination saisie, dominée, accepte du premier coup cette puissance mystérieuse qui doit planer sur toute la pièce et engager Hamlet dans une lutte où la raison et la folie se disputent son ame, où cette ame maladive, se débattant contre un arrêt sorti de la tombe, finit par s’effrayer du réel, par s’élancer dans le monde des chimères et par tomber au bord de l’abîme. Hamlet est là tout entier. Shakspeare, avec cette habileté magistrale qui en sait plus que les dextérités vulgaires, a compris que, pour jeter le spectateur en plein drame, pour franchir d’un bond ce dangereux espace qui sépare le possible du fantastique, il fallait que cette apparition fût le point de départ de son œuvre, le premier anneau de cette chaîne bizarre, le premier objet qui s’emparât de l’attention au lever même du rideau. Qu’ont fait les traducteurs ? Ils ont supprimé toute cette première scène ; ils ont commencé par une exposition jetée dans le moule banal, où des acteurs de chair et d’os discutent des intérêts terrestres, et ce n’est qu’après une scène où, à la façon des tragédies classiques, l’action est remplacée par le récit, que nous assistons à l’apparition du fantôme. L’effet ainsi préparé et amoindri est à la fois moins terrible et plus choquant, plus faible et plus invraisemblable ; on l’eût accepté comme clé du drame, on le repousse comme incident. Mais ceci n’est, à vrai dire, qu’une faute dans la contexture matérielle, un tort du métier envers l’art. Voici une méprise plus grave, car elle atteint l’idée même, la partie philosophique d’Hamlet : les traducteurs ont changé le dénoûment. Shakspeare, dont la raison sublime s’est toujours fait sa part dans ses inventions les plus audacieuses, a caché un sens profond dans ce dénoûment où la mort semble frapper au hasard et comme dans une sombre mêlée. Ophélia est morte ; Claudius meurt ; la reine et Laërtes tombent. Il faut qu’Hamlet meure aussi ; sa vie est épuisée avec son œuvre. Précipité hors des voies ordinaires par des événemens terribles et une mission vengeresse, la tâche qu’il avait à accomplir s’est confondue avec tout son être : elle a borné son horizon, et, le rejetant violemment sur lui-même, elle a fait de lui, non pas un homme, mais un instrument au service d’une idée. Cette idée accomplie ou manquée, l’instrument s’arrête ; il cesse d’exister parce qu’il ne peut plus agir, et c’est Fortimbras, l’homme de la vie réelle et des intérêts positifs, l’homme d’action en un mot, qui recueille l’héritage du sublime maniaque. Il remplace, sur le trône, le fou volontaire que l’idée fixe a marqué au front, que la rêverie a rendu impossible en dehors du but qu’il s’est posé, et qui doit expirer, faute d’air, en murmurant : le reste est silence, au moment même où il va franchir les limites du sombre drame qui l’a absorbé et qui le tue.

Quel couronnement magnifique et profondément humain que ce triomphe de la vie active et réelle sur la vie contemplative et imaginaire ! Il parait que ce dénoûment n’a pas satisfait MM. Dumas et Paul Meurice. Ils lui ont substitué une dernière apparition du fantôme, apparition aussi ridicule qu’elle était saisissante sur la plate-forme, entre le dernier tintement de minuit et le premier chant du coq. Cette fois le fantôme arrive, comme le Deus ex machinâ, pour punir chacun selon ses mérites, et formuler, en alexandrins symétriques, son impartiale distribution. Si le moment était moins lugubre, et si les violons s’en mêlaient, on dirait un long couplet final. Tu vivras ! crie-t-il à Hamlet, copiant ainsi, de par MM. Dumas et Meurice, le dénoûment de Richard III. Il faut vraiment avoir une bien petite idée du génie de Shakspeare pour croire qu’on peut indifféremment faire servir à Hamlet ce qui convient à Richard, placer le doux et poétique rêveur, succombant sous l’excès même de sa fidélité au devoir, en face du même châtiment que Shakspeare réserve à l’usurpateur criminel, remuant et sanguinaire. Ce trait seul peut faire juger de quelle façon MM. Dumas et Meurice ont agi avec le divin poète ; c’est plus qu’une inexactitude, c’est un contre-sens ; c’est le renversement, la négation de l’idée-mère qui domine la tragédie d’Hamlet. De pareilles fautes, on est amené à les commettre lorsqu’on s’est habitué à jouer avec les ressources et les difficultés de l’art comme avec les vases d’un culte auquel on ne croit plus ; lorsque, pour amuser un public indifférent, on jette chaque matin, à travers un inextricable dédale, des personnages que l’on fait vivre ou mourir à sa guise, sans que le récit où ils sont mêlés puisse rien y perdre d’une vraisemblance que personne ne s’est avisé d’y chercher. Il faudrait que les héros de M. Dumas eussent plus de logique qu’Aristote et plus de mémoire que Nestor pour se souvenir, au vingtième volume, de ce qu’ils ont fait au premier, et leurs aventures ressemblent à celles des chèvres de Sancho, dont il suffit d’oublier le compte pour perdre le fil de toute l’histoire. Il y a un sens littéraire que l’on finit par égarer à force de gaspiller son talent, comme il y a un sens moral que l’on perd à force d’éparpiller sa conscience. Nous insistons sur ce point, parce que, fort peu importantes lorsqu’il ne s’agit que d’Athos et de Joseph Balsamo, les divagations de M. Dumas deviennent beaucoup plus graves lorsqu’il s’attaque à des poètes tels que Shakspeare et à des œuvres telles qu’Hamlet, où chaque partie a sa valeur et où on ne peut rien déplacer sans altérer la pensée primitive. Il en est de ces cimes poétiques comme des sommités sociales : s’élever jusqu’à elles, c’est les atteindre ; les abaisser jusqu’à soi, c’est les détruire.

Qu’importe maintenant que les détails extérieurs, matériels, aient été scrupuleusement observés, que l’affiche nous promette en anglais Hamlet, prince de Danemark, et qu’un comédien, vêtu d’après les admirables dessins d’Eugène Delacroix, nous jette, en grimaçant, la triple exclamation : Horrible ! Horrible ! most horrible ! ou bien : des mots, des mots, des mots ! Ce ne sont là que les puérilités de l’imitation. L’essence du drame a disparu ; le style a perdu son originalité et sa couleur ; le délicieux rôle d’Ophélia, cette suave figure, si heureusement placée auprès du sombre visage d’Hamlet, cette jeune fille, toute de grace, d’amour et d’abandon, qui semble avoir vécu dans nos souvenirs ou dans nos rêves, tant Shakspeare lui a donné à la fois de réalité et de poésie, le rôle d’Ophélia est à peine reconnaissable. Ses teintes légères, ses lignes idéales, ont disparu sous ce crayon grossissant. Adieu cette blanche vision qui apparaissait à l’horizon du drame comme ces lumineuses éclaircies qui nous montrent un coin du ciel à travers des nuages chargés de tempêtes ! Adieu cette fleur d’innocence et de tendresse vivant et mourant au milieu des fleurs ! Au lieu de cette création charmante, nous n’avons vu qu’une actrice de proportions bien matérielles, suppléant à la grace par la mignardise, à la naïveté par l’afféterie, et tous les assistans ont pu dire comme la reine : « Votre sœur n’existe plus, Laërtes ! »

Si nous nous sommes arrêté sur l’Hamlet de M. Dumas, ce n’est pas pour nous donner le triste plaisir de critiquer une pièce médiocre, mais pour signaler une tendance générale dont l’effet peut être désastreux. Tel qui ne se tromperait pas sur la valeur d’un mauvais mélodrame prendra le change sur l’inexacte traduction d’un chef-d’œuvre. Tout théâtre qui manque ainsi à sa mission mérite les avertissemens de la critique ; il y aurait lieu d’en adresser d’analogues à l’Odéon, si l’on pouvait asseoir un jugement ou même un blâme en présence de ce débordement, de cette avalanche de pièces nouvelles qui tombent comme les neiges au printemps, et se fondent comme elles. Le second Théâtre-Français est-il institué pour offrir aux muses précoces et hâtives le stérile et dangereux plaisir de perdre leur chaste incognito, pour assouvir cette fièvre de publicité qui ne fait déjà que trop de victimes, ou bien pour choisir, pour préparer, par un consciencieux triage, par une initiation intelligente, des poètes et des artistes dignes d’être appelés et applaudis plus tard à la Comédie-Française ? Ce théâtre, qui, par la continuité même de ses relations avec la jeunesse, devrait s’imposer la réserve et l’austérité d’une seconde éducation littéraire, semble, au contraire, prendre à tâche d’abaisser barrières et entraves, de caresser, par de décevantes complaisances, les illusions vaniteuses, les désirs irréfléchis des auteurs de vingt ans, et de donner raison aux mauvaises pièces contre les obstacles qui les arrêtent, contre les critiques qui les attendent. Aussi les nouveautés se succèdent, à ce théâtre, sans mériter d’examen sérieux. Il en est une pourtant qui a eu presque les honneurs de la persécution et du scandale. L’auteur des Atrides s’est imaginé sans doute que des passions réelles et hostiles s’étaient soulevées autour de son œuvre ; il n’en est rien : ce qui a causé sa chute bruyante, c’est tout simplement qu’il s’est trop pressé de prendre au sérieux la renaissance de la tragédie ; il a été victime d’une réaction nouvelle, inévitablement amenée par cette autre réaction qui put faire croire, il y a cinq ou six ans, à la tragédie restaurée. Ceux qui se contentent de juger à la surface le courant des littératures croient que ce courant porte avec lui ce qui n’est qu’un mobile incident du paysage, momentanément réfléchi par l’onde rapide. Non, le flot est toujours le même ; chaque siècle a le sien, et on irait jusqu’au fond du nôtre, que la tragédie ne s’y retrouverait plus.

Connaître les concessions qu’il faut faire à une époque et à un public pour qu’il vous les rende au centuple, c’est là une des grandes habiletés dramatiques nul ne la posséda mieux que Casimir Delavigne. Son Don Juan d’Autriche, repris l’autre soir au Théâtre-Français, révèle cet art ingénieux de combiner dans une exacte mesure la témérité et la sagesse. Fidèle à une poétique que le public ratifie toujours, parce qu’elle place à son niveau les personnages et les proportions d’un drame historique, Casimir Delavigne rapetisse volontiers ses héros ; nous sommes, hélas ! bien loin de cette immense poésie qui, avec un petit prince danois et une légende fantastique, trouve moyen de créer un monde où s’agitent tous les problèmes de la destinée humaine. Avec Charles-Quint, Philippe II, don Juan, avec l’inquisition, la cour d’Espagne, la lutte de deux religions et de deux amours, Casimir Delavigne n’a fait qu’un tableau de genre. Une fois ce système admis, on doit rendre justice à cette adresse, à cette convenance dont Casimir Delavigne n’a jamais donné des preuves plus frappantes que dans Don Juan d’Autriche. Jouée avec beaucoup de distinction et d’ensemble, cette pièce variera agréablement le nouveau répertoire. Dussé-je encourir les foudres désintéressées de M. Viennet, je suis pourtant forcé de remarquer que cette couleur voltairienne répandue dans le dialogue fatigue à la longue et fait l’effet d’une retouche de M. Pérignon sur de vieux portraits de Vélasquez. Ce fut là encore un des secrets de Casimir Delavigne ; chaque fois qu’il voulait risquer quelque chose, essayer un peu de nouveauté au théâtre, il avait soin d’atténuer et d’adoucir l’effet de sa hardiesse en y mêlant une dose de ce qu’il savait être agréable à son public. Trop prudent pour lui rompre en visière, il lui faisait admettre une innovation dramatique au moyen d’une épigramme contre les moines, et une situation neuve en y glissant une phrase de l’Essai sur les mœurs ; il eut, en un mot, sinon toutes les audaces du génie, au moins toutes les diplomaties du talent : aucune prévoyance ne lui manqua, ni celle qui perfectionne l’œuvre, ni celle qui prépare le succès, et il reste comme un modèle de ce que peut faire un homme d’ordre avec une fortune médiocre sagement administrée.

C’est encore un auteur bien habile que M. Scribe, mais avec plus d’animation, de fécondité et d’entrain. Son aimable alliance avec M. Auber nous a donné, cette semaine, un de ces opéras dont les paroles et la musique offrent l’heureuse combinaison de ces deux charmans et inépuisables esprits. L’opéra nouveau s’appelle Haydée ou le Secret. L’idée première a été fournie à M. Scribe par un des plus beaux récits de M. Mérimée, intitulé : la Partie de trictrac. C’est l’histoire d’un homme qui, dans une nuit de vertige, au moment de se voir ruiné par un dernier coup de dés, amène, en trichant, le seul point qui puisse le faire gagner, et ruine à son tour son adversaire, qui se tue de désespoir. Seulement M. Mérimée, habitué à se contenir dans les limites du vrai et du réel, n’a demandé à son idée que ce qu’elle pouvait lui donner. Son héros, accablé de remords, refuse les consolations de l’amitié et de l’amour, et, malgré le vague du dénoûment, on devine qu’il a cherché dans la mort un refuge contre l’irréparable. Pour M. Scribe, il n’y a pas d’irréparable, parce qu’il n’y a pas d’impossible. Son héros a triché ; mais il est si beau, si courageux, il se bat si bien, que ce remords et cette tache pourront s’effacer peut-être, s’il parvient à cacher son fatal secret. Il y réussit, grace au dévouement de la jeune Haydée, et on prévoit, quand le rideau tombe, que ce dévouement sera payé par un bon et heureux mariage qui achèvera d’éclaircir le front mélancolique du coupable. Sans doute, le spectateur est satisfait de voir les choses s’arranger aussi aisément ; mais est-il bien convenable, bien admissible qu’une pareille faute soit non avenue, uniquement parce qu’elle reste ignorée ? D’ailleurs, ce secret est connu de la jeune fille et du public : c’est déjà trop pour l’impression définitive. M. Scribe n’a donc qu’à demi évité l’écueil ; mais il s’y est pris avec tant d’adresse, qu’on ne s’aperçoit de l’invraisemblance qu’au moment où il est trop tard pour s’en fâcher. La musique de M. Auber est écrite avec un soin et une élégance parfaite. Peut-être en traitant ce sujet grandiose et parfois lugubre, en voyant s’ouvrir devant elle les lagunes de Venise, le palais des Dix et même la pleine mer, a-t-elle un peu trop dit comme le Pollion de Virgile : Paulò majora canamus, et cherché les grands effets là où on eût aimé à rencontrer un de ces jolis airs dont elle fait des perles et des diamans. Cette musique si gracieuse et si fine aurait été digne d’échapper à cette contagion du bruit, des gros cuivres et des unissons pathétiques. Même sur une scène plus élevée, dans la Muette par exemple, elle avait su garder sa nuance, tendre la main à Rossini, mais par-dessus la frontière, et sans sortir de France ; elle avait protégé contre les tempêtes de l’orchestre cette fleur d’élégance, ce mélodieux esprit qui la caractérise et la distingue. Elle pouvait dire avec le plus charmant de nos poètes :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre !


Sage devise qu’on devrait répéter sans cesse à ceux qui, mécontens de leurs petits états, en littérature ou dans les arts, veulent conquérir chez le voisin, et finissent par ne plus compter sur la carte. Dans Haydée, M. Auber ne s’est pas complètement préservé de l’épidémie ; nais il y a encore, dans cette partition, assez de morceaux d’une inspiration aimable et fraîche pour justifier le succès. On peut citer, au premier acte, la jolie romance d’Haydée et les couplets d’Andréa, d’une facture si franche et si vive ; au second acte, le délicieux air de la Brise, accompagné en sourdine par le chœur, dont le vague murmure fait réellement l’effet d’un souffle glissant sur les eaux et portant la mélodie sur ses ailes. Au troisième acte, une charmante barcarolle et une scène magnifique où le désespoir de Lorédan contraste avec les refrains joyeux que les gondoliers viennent chanter sous son balcon, ont été particulièrement applaudies. En somme, le succès a été très grand, et tout y a concouru, beauté de décors, éclat de mise en scène, luxe de costumes, tout, jusqu’au talent de Roger, à qui le rôle de Lorédan doit, dit-on, servir de transition pour arriver à l’Opéra. Ce nouveau triomphe de M. Auber, cette partition brillante et riche, prouve que, si l’heureux compositeur n’est plus d’âge à pouvoir grandir, du moins il ne vieillit pas.

Quels que soient les succès des autres scènes lyriques, l’attention des dilettanti est toujours fixée sur Mlle Alboni. En jouant tour à tour aux Italiens le rôle tragique d’Arsace et celui de la Cenerentola, Mlle Alboni nous a donné, dans les deux genres les plus divers, la mesure de son talent. C’est toujours cette voix délicieuse, d’un timbre frais et juvénile, d’un velouté incomparable, d’une prodigieuse étendue, cette voix dont tous les registres sont liés d’une façon si exquise, qu’à part deux ou trois notes moins sonores, l’oreille la plus susceptible ne pourrait y découvrir ni solution de continuité, ni transition brusque. Cette facilité d’émission, cette agilité inouïe, cet ensemble de dons merveilleux et qui semblent innés, forment, pour ainsi dire, le seul défaut qu’on puisse reprocher à Mlle Alboni. Elle chante avec tant d’aisance, elle est si sûre d’elle-même, qu’il manque à son chant cette émotion intérieure, ce généreux effort pour atteindre à la pensée du maître, cette inspiration du moment, inégale parfois, mais qui rachète tout par un héroïque élan. Nous croyons donner une idée de ce singulier défaut que nous reprochons à la jeune cantatrice, en disant qu’elle nous paraît occuper, dans l’exécution musicale, l’extrémité contraire à celle où se trouve aujourd’hui Duprez, pour qui tout morceau est un combat, toute note une lutte, tout succès une pénible victoire. Il y a, dans le sentiment profond et passionné de l’art, quelque chose de si sympathique et de si beau, que l’auditeur est souvent plus ému par cette douloureuse aspiration de l’artiste vers l’idéal d’un rôle que par la perfection tranquille d’une vocalisation irréprochable. Voilà ce qui manque chez Mlle Alboni ; chez elle, la note est donnée par le gosier, jamais par l’ame. Aussi n’a-t-elle pas ces vibrations, ces frémissemens soudains qui vont du chanteur au public, et qu’il suffit d’indiquer pour rappeler à tous la poétique image de la Malibran ; ce n’est pas à elle que le poète dira :

Ah ! tu vivrais encor sans cette ame indomptable ;
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau !


Ce manque d’inspiration a été surtout sensible dans le rôle d’Arsace. Dans celui de la Cenerentola, qui n’a à exprimer que des sentimens calmes et doux, Mlle Alboni a été ravissante. La présence de cette jeune et vaillante recrue semble avoir ranimé, rajeuni les vieilles gloires de ce théâtre. Ce soir-là, Lablache avait trente ans. Il a joué don Magnifico avec une verve, une bouffonnerie sublime. Sa voix olympienne a soutenu, de son infatigable tocsin, les masses des chœurs et des ensembles ; dans le finale et dans le sextuor, cette voix, sur laquelle se détachaient les fines vocalises de Mlle Alboni, ressemblait à un bloc de granit où une main délicate aurait dessiné d’élégantes ciselures. Ronconi même chantait juste, et sa gaieté nerveuse, inquiète, contrastait admirablement avec la joyeuse et monumentale carrure de Lablache ; enfin Gardoni, cet élégant ténor à la voix pure et suave, complétait cet ensemble qui a rappelé les plus belles soirées du Théâtre-Italien.

Ainsi, il n’y a jamais à désespérer de l’art ; au moment où on est près de murmurer les mots d’abandon et de décadence, il suffit d’une jeune voix s’élevant tout à coup derrière un pupitre ou une rampe, pour ramener la foule, passionner les connaisseurs, ranimer les artistes, et remettre en lumière de délicieux chefs-d’œuvre. N’en sera-t-il pas de même dans la poésie et l’art dramatique ? N’arrivera-t-il pas une œuvre, un artiste, un moment qui ouvrira au théâtre moderne cet horizon tant de fois entrevu et tant de fois évanoui ? Le jour où s’offrirait ce nouveau sujet d’enthousiasme, de curiosité et d’étude, la sympathie et le succès ne lui feraient pas défaut. Le public est prêt à l’accueillir et à le comprendre ; il sait ce qu’il ne veut plus, et se prépare ainsi à savoir ce qu’il veut. La vogue soutenue du charmant proverbe d’un Caprice, l’empressement avec lequel on provoque d’autres tentatives dans la même voie, prouvent avec quelle rapidité prendrait l’étincelle, quels transports éclateraient devant une idée fine et vraie, prise au cœur même du monde actuel et développée par un véritable poète. Que l’art dramatique ne se décourage donc pas, surtout qu’il ne se laisse pas désorienter par des réactions imaginaires. Notre siècle approche de la cinquantaine ; il est temps qu’il renonce à ces variations de goût et d’humeur qui remettent sans cesse en question ce qui paraissait chose jugée. Ce qu’il nous faut, c’est un drame où nous retrouvions nos passions, une comédie où nous reconnaissions nos travers. Les formes vieillies ne peuvent pas rajeunir ; les moules brisés ne peuvent pas donner de nouvelles statues. On peut discuter sur le vrai, sur le faux, sur le beau, sur le laid ; la mort et la vie ne se discutent pas. On respecte les morts, mais on ne vit qu’avec les vivans ; on admire les monumens, mais on n’a affaire qu’aux hommes.


ARMAND DE PONTMARTIN.