Revue des théâtres - 15 septembre 1849

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Revue des Théâtres.

Malgré ses belles promesses et ses largesses de 1848, la république n’est pas une mère fort tendre pour les théâtres. La triste situation qui a commencé pour eux avec la révolution de février n’a fait que s’empirer depuis quelques mois, et l’état n’en est pas moins resté sourd au cri de détresse qui, dernièrement encore, s’est élevé vers lui. Faut-il l’en blâmer, et y a-t-il donc lieu de tant s’étonner qu’on ne veuille pas renouveler en faveur des théâtres le régime des ateliers nationaux ? Franchement, nous ne le pensons pas. On sait trop où mènent de pareils expédiens. Ce n’est pas que nous méconnaissions l’importance de l’art dramatique, ni ses titres à la sollicitude d’un grand pays. Bien loin de là ; mais il faut se demander, avant de venir au secours de l’art dramatique, si l’art dramatique est bien réellement en cause dans cette affaire. Nous le disons à regret, ce qu’on appelle la crise des théâtres pourrait bien n’être au fond qu’une crise industrielle, et dès-lors pourquoi l’état interviendrait-il dans un domaine où rien ne remplace la libre action du public ? Et même, si l’intervention de l’état pouvait être efficace, est-il donc bien nécessaire de conserver à si grands frais quelques débouchés factices aux tristes produits des faiseurs de mélodrames et de vaudevilles ? Les théâtres oublient trop, en nous étalant leur misère, qu’ils donnent eux-mêmes complètement raison à l’indifférence du public.

Nous avons assisté à quelques représentations récentes du Théâtre-Français, et, quoi qu’en dise cette critique de camarades, qui a toujours un coin de journal en réserve pour fêter l’avènement des médiocrités, nous ne saurions prendre au sérieux ni ces essais de proverbes, où l’on ne saisit, à défaut d’inspiration, que de pâles réminiscences de Marivaux ou de M. de Musset, ni ce gros drame qu’on nous dit tiré d’une page de Juvénal, et qui nous arrive en droite ligne du Caligula de M. Dumas. En vérité, c’est s’y prendre d’une singulière façon pour ramener les spectateurs que de jeter de pareils enfantillages à travers les graves préoccupations de la société contemporaine. Dans une sphère inférieure, on a, du moins, mieux compris les nouvelles conditions de la scène, et on a cherché le succès dans quelques parodies de nos mœurs politiques. Aussi le succès n’a-t-il pas manqué, et ce fait seul devrait éclairer les théâtres sur les exigences de leur situation. En définitive, ce n’est ni à l’état ni au public qu’il faut s’en prendre de cette situation difficile, mais non désespérée sans doute. Que la scène française revienne à l’accomplissement sérieux de sa mission, qu’elle se mesure hardiment avec les vices, les ridicules et les passions de notre époque, c’est alors seulement que, si le public lui faisait défaut, elle aurait droit de se plaindre. Qu’elle sache, en un mot, faire renaître la comédie contemporaine.

Jusque-là, nous ne voyons pas ce qu’il y aurait à encourager. Serait-ce par hasard ces réformateurs étourdis qui ont voulu entreprendre ce que leurs faibles mains ne pouvaient réaliser, révolutionnant la scène à peu près comme M. de Lamartine a révolutionné l’état, et qui expient aussi maintenant leurs folles témérités dans l’impuissance et l’abandon ? Qu’on nous signale un poète, un jeune esprit en mesure de doter le théâtre d’une œuvre éminente et grande ; ce n’est pas nous qui conseillerons de mesurer les récompenses à l’écrivain, les secours à la scène qui saura le produire. Un seul homme peut-être encore aujourd’hui, M. Scribe, peut réveiller la comédie ; mais celui-là n’a jamais cherché ses encouragemens qu’en lui-même, et il a su trouver la fortune et la réputation où d’autres n’ont rencontré que des échecs et semé la ruine. Encore une fois, ce ne sont pas précisément des secours que le gouvernement doit à l’art dramatiques : c’est d’abord moins de théâtres, une autre législation pour les régir ; ce sont des reformes qui les mettent dans une meilleure voie.

Nous pourrions en indiquer quelques-unes ; mais à quoi bon ? Qui ne sait cela aussi bien que nous ? Est-il besoin aussi de parler des plaies qui rongent les théâtres, de ces appointemens fabuleux accordés à certains artistes inhabiles même à ramener la foule ? Lorsque, par exemple, des chanteurs médiocres se font attribuer des traitemens de 50,000 francs pour neuf mois au plus de service par an, comme cela se voit à l’Opéra, n’est-il pas matériellement impossible que ce beau théâtre reste debout en subissant de pareilles conditions ? Quand encore une cantatrice sans grand éclat, sans puissance réelle sur le public, puisqu’avec une partition comme le Prophète elle ne sait pas l’attirer en foule, réussit à se faire allouer la somme de sept ou huit mille francs par mois, de quoi témoigne ceci, si ce n’est de l’habileté industrielle dont on est pourvu en dépit de toutes les théories humanitaires, de la rareté des sujets, de la force de la concurrence, du nombre sans limites avec les besoins des théâtres ? Si les artistes d’aujourd’hui avaient réellement la puissance et la grandeur du talent, la noblesse et l’esprit de solidarité qui en sont inséparables, ils ne s’exposeraient pas aux fâcheuses réflexions que font naître des exigences aussi inacceptables. C’est à peine si on peut élever de pareilles prétentions quand on enrichit un théâtre, quand on traîne la foule après soi ; qu’en dire donc quand le plus souvent on la laisse indifférente, et qu’on apporte la ruine aux administrations !

Si de l’Opéra nous passons au Théâtre-Français, nous y retrouvons la même situation et les mêmes souffrances. Le régime de ce que les Anglais appellent une étoile (a star) y a été en pleine vigueur depuis la république, qui a eu la gloire de venir restaurer là le petit empire d’un star que les derniers jours de la monarchie avaient détruit. Si le Théâtre-Français s’y est d’abord trompé, l’étoile a été mieux avisée, et elle, naguère encore si monarchique, célébra sa délivrance en chantant la Marseillaise avec une joie délirante, avec une véhémence concentrée qui lui valurent la gracieuse attention du dictateur d’alors. Voilà quelle fut, on l’ignore peut-être, la véritable cause de l’enthousiasme révolutionnaire de l’artiste. Il y a peut-être quelqu’un qui doit demander pardon à la monarchie de cette trop terrible imprécation que lui jetait l’amie de Pyrrhus. Tout allait donc pour le mieux dans cette lune de miel : la tragédienne jouait avec ardeur, attirait la foule, et son despotisme était presque doré à une époque de désastres publics ; mais il fallut peu de mois pour pénétrer toutes les petites misères et tous les périls que recélait cette charmante royauté, et d’un coup de main habilement préparé on tenta une révolution. La reine de théâtre en fit une maladie ou une absence de plusieurs mois, et menace de sa retraite définitive ses sujets révoltés. C’est là qu’en sont les choses, si nous sommes bien informés, et voilà un an bientôt que dure ce grave débat.

Voyez-vous maintenant le danger pour les théâtres de ces stars, de ces existences excentriques que le public autrefois savait au moins contenir ! Les gros appointemens, vous le voyez aussi, conduisent trop souvent au développement des appétits et à l’usurpation ; car, même en république, même au théâtre, la royauté est toujours de mise, puisque Mlle  Rachel préfère l’exil à sa royauté perdue.

Voyons cependant la situation de Mlle  Rachel au Théâtre-Français, qu’elle a d’abord, nous sommes les premiers à le reconnaître, fait prospérer, qu’elle pourrait faire prospérer encore, si elle avait autant de chaleur d’ame que de talent, et si elle savait, si elle pouvait comprendre l’honneur qui lui en reviendrait. Mlle  Rachel jouit d’un traitement de 42,000 francs pour neuf mois de service ; avec ses feux, c’est plus de 4,700 francs par mois (trouvez-vous que l’état soit assez magnifique par le temps de misère publique où nous sommes !), et pour ces 42,000 francs. Mlle  Rachel donne terme moyen, pendant ces neuf mois, de 40 à 50 représentations tout au plus au Théâtre-Français ! Une seule année, la première de son sociétariat, en 1842, elle en a donné 72. Son service au Théâtre-français est, pour ainsi dire, son temps de délassement, puisqu’en ses trois mois de congé et de voyages elle donne plus de représentations qu’en neuf mois à Paris ; un journal racontait récemment qu’elle avait joué 85 fois en 90 jours pendant son dernier congé ! Il paraît que le chiffre exact est de 83, au dire même des amis. C’est, certes, bien employer son temps. Pourquoi Mlle  Rachel n’a-t-elle pas la même ardeur quand elle joue pour la caisse du Théâtre-Français ? L’illustre la grande tragédienne, comme disent les journaux, ne le verrait pas dépérir entre ses mains ? La littérature contemporaine lui devrait aussi quelque souvenir, si elle savait, comme l’ont su dans leurs temps Talma et Mlle  Mars, doter une œuvre de 150 à 200 représentations, et lui faire produire les 40,000 fr. de droits d’auteur que l’École des Vieillards a valus à Casimir Delavigne. Les rares auteurs d’aujourd’hui que joue Mlle  Rachel ne connaissent guère ces traditions des temps fabuleux, et, quand une pièce faite pour Mlle  Rachel arrive, après mille difficultés, à sa 25e ou 30e représentation, c’est presque une exception. Adrienne Lecouveur n’a pas encore eu cette bonne fortune, et s’est vu interrompre au milieu de son succès. Nous laissons tirer la conséquence.

Ainsi, Mlle  Rachel, malgré son beau talent, est une médiocre sirène pour attirer les poètes et les auteurs. Eh bien ! que le Théâtre-Français sache prendre son parti : si Mlle  Rachel ne consent pas à se laisser administrer et à faire loyalement son service, à le faire avec la moitié de l’ardeur qu’on lui voit déployer pendant ses congés, que le Théâtre-Français la laisse partir, puisqu’elle ne sait ou ne veut pas le sauver. La demi-présence, le mauvais vouloir de la tragédienne, ce n’est pas la santé, n’est-ce pas une lente consomption ? Son départ sera le signal de la crise qui amènera peut-être le salut. En fortifiant, en renouvelant cette troupe décimée, en rappelant l’ardeur, l’activité et l’ensemble, qui seuls peuvent faire vivre un théâtre d’une vie à lui, d’une vie régulière et honorable, une administration sage peut revoir de meilleurs jours, mais en n’oubliant jamais qu’on peut, qu’il faut être de son temps, sans méconnaître le culte des souvenirs. Le Théâtre-Français a 300,000 francs de subvention annuelle, 115,000 francs de rentes sur le grand livre, en tout 415,000 francs. Outre cette belle dotation, l’état, lui laisse et doit lui laisser sa salle sans loyer ; c’est le plus clair bénéfice qu’il ait eu à la révolution de février. Ce sont là des ressources qui doivent porter leurs fruits, si elles sont bien employées, employées surtout pour recruter de jeunes sujets, pour appeler les écrivains, comme le voulait la constitution instituée par l’ordonnance de 1847, que la république a détruite, et à laquelle il faudra bien revenir.

À notre avis, il n’y a qu’un moyen d’échapper à cette loi sagement mûrie : c’est que la direction du Théâtre-Français soit abandonnée à Mlle  Rachel, ou du moins à l’homme de son choix et de sa prédilection, comme elle en a, on l’assure, manifesté la prétention un moment, mais en l’intéressant directement elle-même dans l’exploitation. Cette solution, après tout, en vaudrait peut-être une autre, et Mlle  Rachel, qui a la force de jouer quatre-vingt-trois fois en trois mois quand elle joue pour sa propre caisse, saurait bien encore trouver l’énergie et la volonté nécessaires pour donner cent représentations en neuf mois sur un théâtre qui serait le sien, pour jouer les pièces qu’on lui ferait, pour servir la littérature, lorsque sa fortune personnelle en dépendrait. Nous livrons cette idée lumineuse aux méditations des hommes graves chargés depuis un an de réorganiser un théâtre toujours en voie de réorganisation ! Mais, pour en revenir à la question même, pourquoi donc, en définitive, tant de théâtres, quand il n’y a ni auteurs, ni acteurs, ni public pour les alimenter ? Pourquoi surtout l’Odéon, à moins qu’on n’ait pas assez de pauvretés ailleurs, et que l’état n’ait trop d’argent ? Nous défions l’homme le plus habile de découvrir assez d’écrivains dramatiques, musiciens, poètes, vaudevillistes même ou faiseurs de mélodrames pour suffire à sept ou huit théâtres à Paris, et il y en a peut-être encore plus de vingt, malgré tous les désastres que nous avons vus. Le ministre de l’intérieur, M. Dufaure, doit songer résolûment à prendre un parti sur cette question, et pour cela il n’a que faire des avis qu’on lui prépare depuis dix-huit mois ; il n’est besoin ni de la commission des théâtres ni de la direction des beaux-arts pour savoir ce qu’il y a à faire. Quiconque a réfléchi un peu là-dessus, quiconque a vu la situation sait à quoi s’en tenir. Les commissions en général, la direction des beaux-arts en particulier, sont peut-être ce qu’il y a de moins propre à donner un avis fécond et pratique en pareille matière.

En attendant qu’on le réorganise encore, le Théâtre-Français nous a donc donné quelques nouveautés et la rentrée de Mlle  Rachel dans Horace, Phèdre et Mithridate. Quant aux nouveautés, il n’y a rien à en dire ; elles n’ont pas vécu et ne pouvaient vivre. Pourtant touts la presse a pris la défense de Séjan, et, voulant blâmer une fois l’illustre tragédienne, elle a reproché à Mlle  Rachel de n’avoir pas abrité la pièce de M. Séjour sous son pavillon. M. Séjour a beaucoup d’amis dans les journaux, où il n’est guère pris au sérieux par le feuilleton, ce qui n’est pas d’un bon augure pour son avenir ; mais nous qui venons de dire quelques vérités à Mlle  Rachel, nous la défendrons contre ses admirateurs ordinaires, et nous la louerons hautement d’avoir eu le bon goût de ne pas se charger du rôle de Fulvie, qui a d’ailleurs valu à une aimable actrice un succès de comédie comme elle n’en aurait jamais eu dans ses meilleures bouffonneries : c’est certainement ce que la représentation de Séjan avait de plus remarquable, lorsque Camille est venue lui donner le dernier coup. Pour avoir beaucoup voyagé et beaucoup travaillé, la tragédienne n’a rien perdu de sa force et de son amère ironie, et son public l’a reçue avec les mêmes applaudissemens que si elle lui revenait bonne princesse et sans mauvaise pensée. Le public, après tout, est plus malin qu’on ne pense, et il prend peut-être le meilleur moyen de retenir l’ingrate Hermione ; peut-être aussi ne croit-il guère aux menaces de la grande comédienne. Ce que cache d’habiletés et de profondeurs le rôle nouveau qu’on se donne, le Dieu des Juifs seul le sait, et le Théâtre-Français pourra l’apprendre bientôt.

Après six semaines de repos, qui ont été utilement employées à l’éclaircissement de certains points litigieux entre le gouvernement et la direction, l’Opéra a rouvert ses portes. Le chef-d’œuvre de Donizetti, Lucie, Mlle  Carlotta Grisi et le charmant ballet du Diable à Quatre ont fait les frais de l’inauguration de la saison d’hiver, qui semble se présenter sous des auspices plus favorables. Indépendamment d’un nouveau ballet féerique et d’un petit opéra en deux actes de las composition de M. Adam, qui seront donnés avant la fin de ce mois, l’administration prépare la mise en scène d’un grand ouvrage en cinq actes de MM. Scribe et Auber. L’illustre auteur de la Muette, du Domino noir et de tant de chefs-d’œuvre remplis de grace et de fine gaieté voudrait terminer sa brillante carrière par une inspiration suprême d’un genre tout-à-fait nouveau. L’enfant prodigue, tel est le titre du grand opéra dont M. Auber achève d’écrire la partition, et qui sera, sans aucun doute, l’évènement musical de la saison.

Le théâtre de l’Opéra-Comique fait aussi de grands préparatifs pour la saison qui va s’ouvrir. La Reine des Fleurs, opéra en trois actes de M. Halévy, sera représentée dans une quinzaine de jours. Après l’opéra de M. Halévy, on promet un ouvrage de M. Grisar, le musicien spirituel et heureusement doué, à qui l’on doit l’Eau merveilleuse et Gilles le Ravisseur.

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V. de Mars.