Revue dramatique - 14 novembre 1846

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Revue dramatique - 14 novembre 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 760-768).


REVUE DRAMATIQUE<.

La France possède présentement près de cinq cents écrivains voués spécialement au théâtre, assermentés et réunis en corporation. Elle compte en outre les aspirans par milliers les uns dévorés d’un besoin maladif de renommée, les autres, en beaucoup plus grand nombre, humbles courtiers-marrons du commerce dramatique, et dont l’unique ambition est de monnayer les heures dérobées à l’administration qui les emploie, à l’industrie dont ils pourraient vivre. On serait épouvanté si l’on connaissait avec exactitude le nombre des jeunes gens qui passent les plus belles années de leur vie à feuilleter des livres pour trouver des sujets, à poursuivre des collaborateurs, à fatiguer les directions théâtrales sans autre résultat que de fournir à chacun des vingt théâtres de Paris l’occasion de refuser, par année, deux à trois cents pièces. A mesure que la manie d’écrire pour la scène se propage, la littérature dramatique semble devenir plus stérile. Interrogez les directeurs les uns après les autres ; ils vous répondront que les manuscrits pleuvent dans leurs cartons, mais qu’ils n’y découvrent pas de pièces. Je ne suis pourtant pas de ceux qui croient à l’épuisement des esprits. L’intelligence d’une nation est une force qui se déplace suivant les circonstances, mais dont le fonds ne dépérit pas. La pénurie momentanée que je signale ne tient, selon moi, qu’à un ensemble de causes que j’essaierai peut-être de dévoiler quelque jour. Quoi qu’il en soit, le mal existe. La littérature ne contribue plus que par exception à la fortune des théâtres. Les trois quarts des succès d’argent sont des succès d’acteur, comme celui de Clarisse au Gymnase, et, quand une administration n’a pas eu le bonheur ou l’adresse d’attacher au nom d’un artiste le prestige de la popularité, elle donne trente premières représentations dans une année sans réaliser une seule recette. Telle est en deux mots l’histoire de l’administration du Vaudeville qui vient de succomber.

Cet état de choses, qui menace sourdement toutes les entreprises dramatiques, est surtout inquiétant pour le Théâtre-Français. On n’a pas là mille ressources dont abusent les spectacles inférieurs pour satisfaire la curiosité de la foule. La maison de Molière ne peut se soutenir qu’en s’appuyant sur cette clientelle d’élite qui recherche les pures jouissances littéraires. La Comédie-Française est loin de s’abuser sur la gravité de la situation, et ses adversaires la traiteraient avec plus d’indulgence, sils étaient mieux informés des efforts qu’elle fait pour conjurer la crise. Les sollicitations incessantes sont adressées aux maîtres dont le nom est une garantie pour le public. A défaut d’un nouveau chef-d’œuvre, on espère que M. Victor Hugo voudra bien user de son crédit pour obtenir l’autorisation de reproduire le Roi s’amuse, titre qui rayonnera aussi heureusement sur l’affiche que celui d’une pièce nouvelle. Peut-être aussi que la réapparition des Burgraves fournira au public l’occasion de juger, non pas le grand poète, mais de se juger lui-même et de casser sa première sentence. Le More de Venise, Shakspeare religieusement interprété par M. de Vigny, est au premier rang des reprises qu’on va mettre à l’étude ; c’est une gracieuse manière de demander un nouvel ouvrage à l’auteur de Chatterton. M. Scribe achève une comédie en cinq actes. M. Bayard a déjà lu à ses amis deux actes sur trois d’une comédie en vers dont le sujet est, dit-on, fort heureux. M Gozlan va prendre possession de la scène pour les études de sa comédie nouvelle Les répétitions de la tragédie de M. Latour ne seront plus ralenties par la mauvaise santé de Mlle Rachel. En même temps que la Comédie-Française épuisait ses moyens de séduction auprès des célébrités, elle poursuivait silencieusement une tâche ingrate, celle de faciliter aux inconnus l’accès de la scène. Au lieu de lui reprocher avec amertume la faiblesse de plusieurs des ouvrages qu’elle a montrés depuis un an, il aurait fallu lui tenir compte des sacrifices de temps et d’argent qu’elle s’imposait pour offrir aux jeunes auteurs l’encouragement d’une première expérience. Cette libéralité a infligé aux artistes un surcroît de travail peu favorable peut-être aux progrès de l’exécution. Une cinquantaine d’actes ont été mis en scène pendant l’année dernière : ce nombre sera dépassé cette année à en juger par le labeur des premiers mois. Si la palme de l’activité était disputée entre les théâtres de Paris, elle reviendrait de droit, à la scène la plus élevée. La Comédie-Française savait bien qu’à force de solliciter les jeunes talens, elle parviendrait à faire accepter quelque nom nouveau. Le succès du Nœud gordien vient de justifier cette espérance. On peut critiquer l’œuvre de début de Mme de Casa-Major, mais il est impossible d’y méconnaître le gage d’une vocation véritable.

J’aime les drames dont l’intention peut être résumée en peu de mots. Tel est le Nœud gordien. Le marquis de Clavières, une des lumières de la diplomatie, homme aussi distingue par les qualités du cœur et de l’esprit que par le privilège de sa naissance, a épousé la fille d’un de ses amis politiques, une orpheline sans titre et sans fortune. Trois mois après son mariage, une mission l’a séparé de sa jeune femme. Pendant trois ans, Emerance est restée seule, sous la surveillance tracassière et maladroite d’une belle-mère dont elle n’est pas aimée. Si la solitude et les vagues rêveries ont des dangers, c’est surtout pour une ame naïve qui n’a pas encore conscience d’elle-même. Entre Émerance et le comte de Mauléon, les relations de voisinage ont pris peu à peu le caractère d’une intimité condamnable : des lettres ont été échangées ; une de ces lettres contient, avec un aveu d’amour, la promesse d’un rendez-vous. Le ciel, heureusement, a ramené le mari entre la faute et le crime. Emerance, désillusionnée et rendue à ses devoirs, a supplié le comte d’oublier un moment d’égarement et de lui rendre les lettres qui peuvent la compromettre. Mauléon a promis de les rapporter. Emerance l’attend avec l’impatience du prisonnier dont on doit venir briser la chaîne. C’est par cette entrevue que commence la pièce. L’introduction est, comme on le voit, vive et saisissante.

Emerance n’est encore coupable que d’une imprudence ; cependant elle en doit être punie. Les lettres fatales sont brûlées sous ses yeux : elle se croit libre, elle respire à l’aise ; mais bientôt elle comprend que l’ennemi n’est pas désarmé, que le nœud infernal est resserré plus étroitement que jamais. En revoyant son mari, Emerance a retrouvé les illusions, le saint enivrement des premiers jours de son mariage ; elle est fière de l’amour qu’elle inspire à un homme tel que M. de Clavières, elle est heureuse de l’amour qu’elle ressent pour lui ; mais, loin de la garantir, la présence de son mari n’est qu’un péril de plus pour elle : Mauléon est trop habile pour l’ignorer. Plus Émerance a de tendresse et de respect pour l’homme qui lui a donné son nom, plus elle craint de troubler sa quiétude, de le forcer à risquer sa vie pour venger son honneur. Elle obéira donc en esclave à Mauléon, de peur de provoquer, en l’irritant, un éclat qui peut tout perdre : elle s laissera glisser fatalement sur la pente au bas de laquelle est l’abîme. Comment sera-t-elle sauvée ? Par son tyran, qui la pousse enfin à la révolte à force d’audace et d’exigences. Une lettre, celle qui condamne la jeune femme, a été frauduleusement conservée. Mauléon offre de restituer cette lettre en échange du rendez-vous qu’elle lui promet. Mme de Clavières feint d’accepter ce pacte pour ressaisir la preuve écrite de sa faute. Bien loin d’elle est la pensée d’aller à ce rendez-vous : avant l’heure indiquée, elle fuira le domicile conjugal pour ensevelir dans un couvent le reste de son existence. Elle sait que Mauléon, déçu et furieux, se vengera par un éclat, dût-il se perdre lui-même. À la honte d’avoir à rougir devant son mari, son noble bienfaiteur, elle préfère une réclusion éternelle. Mais l’éveil a été donné à M. de Clavières par la vieille marquise ; la fuite devient impossible ; l’accusée se trouve en présence du juge offensé. L’interrogatoire est plein de larmes brûlantes. Joie, orgueil, pure ivresse du présent, charme de l’avenir, tout s’abîme et disparaît. Cependant, à mesure qu’il sonde le mystère, M. de Clavières croit découvrir qu’Emerance est plus imprudente que coupable. Impatient de retrouver ses illusions, heureux de pardonner, il ouvre à sa femme ses bras et son cœur, il la relève et la purifie à ses propres yeux par le respect qu’il lui témoigne. Il fait plus ; il lui sacrifie le désir d’une légitime vengeance, pour éviter le scandale et tromper la calomnie. Au lieu de tuer son rival par l’épée, il l’abat par le dédain ; au lieu de trancher le nœud gordien avec éclat, il le dénoue avec la discrétion d’un homme d’esprit.

J’ai essayé de traduire l’impression générale de l’ouvrage. Je n’ai pas voulu en retracer les incidens, en suivant l’enchaînement des scènes. Ce genre d’analyse, calque d’autant plus trompeur qu’il semble minutieusement exact, a le défaut d’être sans utilité pour le spectateur de la veille, et de ruiner l’illusion de celui qui se propose de voir la pièce le lendemain. D’ailleurs l’auteur ne paraît pas avoir spéculé sur l’imprévu des combinaisons : l’intérêt, heureusement ménagé, ressort de la peinture large et franche des caractères, d’un style vif et semé de traits spirituels dans le dialogue, ardent et coloré dans les mouvemens passionnés. Quoique l’intention et l’effet moral de la pièce soient irréprochables, un reflet de la vie réelle, une sincérité d’accent trop rare au théâtre, donnent à l’ouvrage une vivacité agaçante que les puritains du parterre ont pris le premier jour pour de la témérité. Il est assez ordinaire de trouver chez les femmes-poètes une hardiesse qui manque aux hommes dans la peinture de la passion : c’est que, douées naturellement d’une sensibilité plus délicate, sachant mieux le monde, et ne craignant pas d’outrepasser la loi des convenances, elles s’élancent bravement jusqu’à la limite extrême du possible. L’homme, n’apercevant pas avec la même sûreté de coup d’œil la ligne des bienséances, reste plus circonspect dans la crainte de devenir grossier. C’est même une remarque à faire dans le monde. Lorsque par hasard la conversation vient à flotter entre des écueils, la femme spirituelle sait dire avec une aisance irréprochable ce que le causeur le plus subtil n’exprimerait jamais sans embarras.

La comédie de Mme de Casa-Major est parfaitement jouée, il n’y a qu’un avis sur ce point. Il n’est pas à ma connaissance qu’une seule protestation, même de la part des adversaires systématiques, ait troublé le triomphe des acteurs. La Comédie-Française, quoi qu’on en puisse dire, ne fait jamais défaut aux écrivains heureusement inspirés. Les ouvrages distingués, ceux surtout qui permettent aux acteurs de concevoir et de dessiner des caractères de notre temps, sont toujours joués avec un aplomb, une sûreté d’exécution, qui se font sentir dans les moindres détails. Ce genre de supériorité est si bien apprécié par le public, qu’on ne saurait plus parler de l’ensemble qui règne sur la scène française, sans retomber dans des phrases devenues proverbiales Mme Volnys devra au rôle d’Emerance un de ces rares succès qui font date dans la carrière d’un artiste. L’intéressante figure de cette jeune femme, pure et enchaînée par une faute, exigeait une grande variété d’accens. Il fallait des nuances pour peindre l’angoisse du nœud fatal, l’amour grave et sincère voué au mari, le retentissement confus de la passion auprès de l’homme qui n’est plus aimé, mais qui est encore redoutable parce qu’il aime toujours, les soudaines défaillances à la voix du dominateur, les retours de fierté et d’indignation, et puis, quand tout est découvert, l’accablement mortel sous la parole foudroyante du juge ; la surprise, l’extase du bonheur, quand le juge redevient époux et pardonne. Je ne dirai pas que Mme Volnys ait trouvé et fondu toutes ces nuances : un rôle de cette importance ne saurait être créé du premier jet. On peut lui reprocher de ne pas assez se contenir sous les regards des personnes pour qui sa faute doit rester secrète. Son accablement est si marqué devant les étrangers, il y a tant d’émotion dans sa voix et sa contenance, qu’on est autorisé à la croire plus coupable qu’elle ne l’est en effet. Je voudrais aussi qu’en présence de Mauléon, elle fit quelque peu sentir que cet homme a été aimé, et qu’il est encore à craindre, non-seulement à cause de la lettre conservée, mais parce qu’elle lui reconnaît une certaine puissance de fascination. Mauléon deviendrait ainsi moins odieux, et Emerance plus vraisemblable. Au surplus, Mme Volnys a pu voir, par les applaudissemens continuels qu’elle a reçus, que le public sait apprécier en elle une nature généreuse et vaillante, qui se prodigue pour tous ses rôles, et qui, même lorsqu’elle n’est pas irréprochable, laisse la conviction qu’aucune autre actrice de son emploi n’eût pu faire aussi bien qu’elle.

Mlle Mante a donné une bonne physionomie à la marquise ; elle excelle à lancer le trait comique, sans rien ôter au personnage de sa distinction. Mlle Anaïs se sent aimée du public, on le voit à son aisance à tenir la scène, à commander l’attention, à préparer le mot pour en augmenter la portée. A force de gentillesse et d’esprit, elle a donné de l’importance à un rôle qui s’annonce d’une manière séduisante, et qui est trop tôt abandonné. Saint-Pons, un cousin d’Emerance, sur qui Mauléon concentre adroitement les soupçons de la vieille marquise, est le bon enfant de la bonne société. Cordial et sympathique, aimable sans être romanesque, brave et résolu sans se poser en chevalier, il plaît précisément parce qu’il n’est point affublé de l’uniforme vulgaire des amoureux de théâtre. Une fille intelligente et positive, comme Henriette doit entrevoir dans Saint-Pons l’étoffe d’un excellent mari ; aussi n’est-on pas surpris qu’elle le préfère au brillant Mauléon. Tous les acteurs éprouvent de temps en temps le désir de sortir de leur emploi. Talma soupira dix ans après un rôle de comédie, et Préville s’est plus d’une fois lancé dans le drame. Ces tentatives sont toujours périlleuses : la réussite de M. Régnier a été complète. Son parler énergique et soutenu dans la scène de provocation a causé autant d’émotion que de surprise. La souplesse d’organe dont il a fait preuve va rendre les bons juges exigeans. On lui demandera de ne pas autant rappeler, dans la partie naïve et épanouie de son rôle, l’accent toujours un peu conventionnel des comiques. M. Geffroi exprime de la manière la plus distinguée la réserve officielle du diplomate, tempérée par les qualités discrètes d’un noble cœur. Le cinquième acte, dont il partage les honneurs avec Mme Volnys, est celui de l’attendrissement et des larmes. M. Maillart, qui avait encore à justifier aux yeux de quelques personnes son nouveau titre de sociétaire, a marqué a place parmi les bons comédiens de notre temps. Le caractère de Mauléon est un de ceux que les routiniers de la scène appellent de mauvais rôles, et dont les artistes habiles font des rôles excellens. Aux jeunes premiers vulgaires, il faut un amour partagé et triomphant au cinquième acte. L’auteur a-t-il eu l’impolitesse de leur opposer un rival préféré, ils sont sérieusement inquiets, persuadés que le public va se lever en masse pour crier à l’invraisemblance. Les directeurs des petits théâtres partagent eux-mêmes à cet égard les prétentions de leurs jeunes premiers. Payant un amoureux d’autant plus cher que son triomphe de chaque soir est plus vraisemblable, ils craignent de le dépoétiser par un revers, et de compromettre ainsi l’ascendant qu’il doit exercer sur la partie féminine de l’auditoire Le comédien qui sent sa force et qui ne craint pas le travail ne s’arrête pas à ces considérations puériles ; il cherche à conquérir les sympathies, non par l’exhibition d’un type usé, mais par la peinture des réalités de la passion. Voilà ce que M. Maillart a vaillamment entrepris. Fin, distingué, séduisant d’aspect, il a été ce que l’auteur a voulu peindre, non pas le don Juan idéal qui subjugue les femmes par un magique prestige attaché à sa personne, mais un être du monde réel, un héros de salon, spirituel, recherché, homme d’honneur sur tous les points, un seul excepté, les rapports avec les femmes. Les juges exercés d’orchestre du Théâtre-Français en réunit encore plusieurs) ont fait sur le jeu de M. Maillant des remarques de bon augure pour son avenir. À la première représentation, ayant à soutenir en présence d’une salle indécise et presque malveillante un rôle mal pris par l’auditoire, il s’est bien gardé de donner gain de cause au public en abandonnant le caractère. Au lieu de chercher à en atténuer les nuances, comme aurait fait un comédien inexercé, il les a accusées vigoureusement, dominant des murmures qui, du reste, ne pouvaient en aucune façon s’adresser à lui. Les jours suivans, au contraire, devant un auditoire facile et sincèrement ému, Mauléon s’est fait insinuant et tendrement passionné, moins pour séduire Emerance que pour conserver les bonnes graces de la foule, qui ne lui résistait plus. Ces inspirations soudaines et instinctives sur le champ de bataille, sous le feu de l’ennemi, indiquent le tacticien consommé. Qu’a-t-il manqué à M. Maillart pour être parfait ? Quelques teintes moins sombres dans les scènes de comédie où le séducteur n’est plus en jeu, un dialogue moins précipité, plus libre, plus naturellement ponctué. L’acteur renverra peut-être le reproche à l’auteur, dont quelques phrases, écrites plutôt que parlées, sont moins dans le ton de la comédie que dans celui du roman. Cette excuse me semble inadmissible. Le parler ferme et franc, qui unit la liberté du langage aux secrètes vertus du style, est le plus beau titre des maîtres de la scène. La majorité des écrivains dramatiques, même parmi ceux qui ont été applaudis pour d’autres qualités, n’ont pas toujours eu le sentiment du grand art d’écrire en dialoguant. Le théâtre deviendrait donc insupportable, si les comédiens renonçaient à bien dire les ouvrages qui ne sont pas suffisamment bien écrits. Ce qui constitue l’excellent diseur est précisément l’adresse à corriger les défauts du style écrit par une adroite ponctuation.

Après une comédie interprétée comme le Nœud gordien ou la Famille Poisson, après une tragédie jouée comme on joue Phèdre, Andromaque, Polyeucte ou Louis XI, on renoncera, il faut l’espérer, à parler de la décadence de la Comédie-Française. Au reste, cette accusation banale ne saurait émouvoir que la partie ignorante du public. Les gens instruits savent que les lamentations sur la ruine prochaine de la Comédie-Française, en raison de l’insuffisance des acteurs, sont aussi anciennes que l’institution elle-même, que de tout temps on a immolé les artistes vivans en l’honneur de leurs glorieux devanciers. Sous la régence, précisément à l’époque où l’art théâtral s’affermissait dans les meilleures voies, les vieux critiques hochaient la tête sous leurs amples perruques, en regrettant les comédiens du temps du feu roi. Je lis dans un gros livre écrit un peu plus tard sur les causes de la décadence du goût : « Du temps des Molière, des Corneille, des Racine, le théâtre était rempli des meilleurs sujets. Aujourd’hui les plus supportables égalent à peine les moindres du temps passé. » Vers le milieu du siècle, la passion du public pour la comédie et la tragédie semble épuisée à jamais. Tous les efforts des comédiens pour conserver leur ancienne clientelle demeurent impuissans. Dans leur désespoir, ils font composer par d’Alembert un humble discours de rentrée, dans lequel ils supplient le public de concourir par un retour de bienveillance à la conservation d’un spectacle dont la perte serait regrettable. De 1753 à 1756, nouvelle crise. On ne parvient à ramener quelques spectateurs qu’en donnant, après les grands ouvrages du répertoire, des pièces d’agrément, c’est-à-dire, des espèces de vaudevilles, dans lesquels la spirituelle d’Angeville chantait, dans lesquels on vit Préville danser avec des baladins étrangers au théâtre. « C’est en faveur de ces ballets, disait tristement Grimm, que le public semble souffrir encore qu’on lui représente Corneille et Molière, et c’est pour l’empêcher d’abandonner entièrement le spectacle de la nation, que les comédiens français ont été obligés d’avoir recours à un expédient si humiliant pour notre goût. » En 1759, Lekain, assez célèbre déjà pour parler avec autorité, déclarait qu’il était urgent de prendre des mesures conservatrices. « Il est à craindre, disait-il, que l’art de représenter les pièces de théâtre ne tombe dans la barbarie. Dans dix à douze ans, la décadence sera au point de n’y pouvoir porter remède. » Mlle Clairon, dans sa vieillesse, daigne un jour sortir de sa retraite pour prendre connaissance de ce qui se fait dans cet empire où elle a régné. Elle revient glacée de stupeur. « Qu’ai-je vu ! écrit-elle à son retour : la bassesse des halles, et la démence des petites maisons ! Nul principe de l’art, nulle idée de la dignité des personnages Chacun joue son rôle à sa guise, sans se rendre compte de ce qu’on doit d’efforts ou de sacrifices à l’ensemble des pièces. » Bref elle n’a entendu que des piailleries ou des beuglemens ; » elle n’a vu parmi les actrices qui lui succédaient que « de chétives filles de journée. » Eh bien ! sans parler des théâtres secondaires, où brillaient de charmans acteurs, la Comédie-Française possédait alors, pour la tragédie : Larive, Talma, Monvel, Saint-Prix, Baptiste aîné, Sant-Phal, Florence, Mme Vestris et Raucourt ; pour la comédie : Molé, Fleury, Grandménil, Dugazon, Dazincourt, Larochelle, Mmes Contat, Mezerai, Devienne, Mars !… J’en passe, et, sinon des meilleurs, au moins de fort estimables. Si je poussais plus loin cette chronologie, je trouverais que, vers 1800 Grandménil est chargé d’un travail sur les moyens de relever le personnel de la scène française, qu’en 1806 les Jérémies du foyer reprennent leurs doléances à l’occasion de la retraite de Monvel, et que l’année suivante Cailhava appela l’attention de l’institut sur l’anéantissement du théâtre : c’était précisément à la veille d’une période de prospérité. Depuis la restauration jusqu’à nos jours, les prophéties sinistres ont eu souvent le caractère d’une hostilité systématique. Au fond, il en advient des attaques contre la Comédie-Française comme des épigrammes contre l’Académie. Le public sensé n’y voit qu’un témoignage de la haute idée qu’on s’est faite de ces institutions.

Je voudrais bien avoir à parler de l’Odéon. J’aime l’Odéon ; l’existence de ce théâtre est utile à l’art dramatique, utile surtout, et de plus d’une manière, au Théâtre-Français. Avant la dernière réouverture, le mécontentement des auteurs refusés avait beau jeu. Les génies naissans étaient étouffés par l’incurie ou les rigueurs de la Comédie-Française : le temple du faubourg Saint-Germain allait devenir un lieu d’asile pour les martyrs de la rue de Richelieu. Qu’on cite donc les victimes du premier théâtre recueillies par l’Odéon ! Hélas ! il est plutôt à croire que M. Bocage souffre, comme tous les autres directeurs, de la disette de bonnes pièces, puisqu’il s’est adressé à un improvisateur pour obtenir une comédie en cinq actes et en vers, une comédie de mœurs ! Au surplus, le calcul de M. Bocage, le choix qu’il a fait de M. Méry, me semblent un chef-d’œuvre de tactique directoriale. « Il me faut une pièce en huit jours, s’est-il dit : une telle pièce ne saurait être bonne. Choisissons donc dans le monde littéraire un de ces noms qui conjurent les sévérités du public. Personne ne suppose que M. Méry soit capable de faire une vraie comédie ; l’opinion ainsi prévenue n’éprouvera pas la colère du désenchantement. M. Méry a le don du vers élégant et facile il est généralement accepté comme homme de fantaisie originale et de sémillant esprit : le public n’en voudra pas démordre, et trouvera de l’esprit, dût-il en inventer. Quinze jours se passeront ainsi, les quinze jours qui me sont nécessaires pour préparer l’explosion décisive, l’apparition de mon Agnès de Méranie, l’événement littéraire de la saison. » Tout s’est passé suivant les prévisions du directeur. Chaque soir, une société pas trop nombreuse, mais bien choisie, se rend à l’invitation de M. Bocage. Apres une pièce de Bouilly ou de Dieu-Lafoi, on relève la toile. Alors M. Méry, par l’organe de huit ou dix acteurs, vient débiter deux mille vers sur l’Univers et la Maison, titre heureux qui permet de parler de tout à propos de rien. Il arrive à M. Méry, comme à ces causeurs en renom qui ont le privilège de parler seuls pendant toute une soirée, de rencontrer de temps en temps des traits spirituels. Dans la peinture de ce spéculateur dont le regard plane sur le monde et qui ne voit pas clair dans son intérieur, on entrevoit une comédie que l’auteur aurait pu faire, et on lui sait gré de sa bonne intention. Comme il n’y a pas à craindre de perdre le fil de l’action, on cause décemment et à voix basse avec son voisin. De temps en temps on redresse la tête pour saisir au passage une saillie amusante, une tirade agréablement versifiée. Quand parait le grand spéculateur, le négociant de génie qui veut redorer par l’industrie le vieux blason des Doria, on regrette que l’artiste qui a toujours conservé dans le pittoresque de ses rôles un remarquable sentiment de distinction que M. Bocage, qui, dans le duc d’Albuquerque d’Échec et Mat, vient d’idéaliser avec bonheur le type du vieux seigneur spirituel et élégant, ait été, sous prétexte de réalité, prendre copie à la Bourse sur quelque loup-cervier pour représenter Doria, le commerçant-poète un très jeune homme, qu’un hasard a fait sortir prématurément des classes du Conservatoire, obtient les honneurs de la soirée. Distingué dès les premiers jours, M. Delauney sait maintenant qu’on vient pour l’entendre ; il s’abandonne à ce succès inespéré avec une confiance qui lui prête beaucoup d’entrain et de charme. Il est impossible de mieux traduire l’agréable sautillement de la jeunesse. Sa diction, d’une pureté parfaite, est servie par une voix bien, posée et d’un timbre sympathique. On encourage, le jeune débutant par des applaudissemens sincères. On arrive ainsi tout doucement à la fin du cinquième acte ; après quoi on se retire en disant à l’ami dont on prend le bras que M. Méry est un aimable versificateur, que d’ailleurs, comme les braves qui ont fait leurs preuves, il n’a pas jugé nécessaire de prodiguer son esprit. Puis on se donne rendez-vous à quinzaine pour Agnès de Méranie ; on souhaite cordialement une bonne chance au directeur et au théâtre qui ont besoin d’un succès ; on se promet surtout de soutenir loyalement l’auteur de Lucrèce contre cette inévitable coalition qui se dresse toujours pour faire trébucher à son second pas dans la carrière le poète coupable d’un premier succès.

Il y a au boulevard un grand et légitime succès à constater, celui de la Closerie des Genêts. Il est arrivé plus d’une fois à M. Frédéric Soulié d’offrir aux théâtres littéraires des compositions moins sympathiques, moins distinguées que le mélodrame en vogue à l’Ambigu. Les mœurs bretonnes ont fourni à l’auteur le cadre pittoresque. Les personnages qu’il a mis en scène appartiennent d’une manière générale à notre époque, sans perdre le type particulier qui les rattache à la Bretagne. Le marquis de Montéclain, légitimiste rallié, et, à ce titre, colonel de cavalerie, conserve à l’égard des paysans bretons les traditions patriarcales de ses ancêtres, tout en sacrifiant aux idées du jour et aux entraînemens de la vie parisienne. Son influence est balancée par celle du vieux général Estève, né dans la modeste école du village, aujourd’hui comte de l’empire. Pendant qu’Estève endossait l’habit bleu de la république, Kérouan, un de ses camarades, paysan comme lui, attaché à la famille Montéclain, prenait le mousquet pour défendre la religion de ses pères et les droits de ses maîtres. Ces deux hommes, qui ont échangé des balles en 1792, sont en 1846 voisins et amis ; riches tous deux, ils se respectent d’autant plus que l’un et l’autre conservent loyalement les croyances de leur jeunesse. Chacun d’eux a une fille, nobles et charmantes personnes qui s’aiment comme des sœurs. Le fils de Kerouan simple soldat en Afrique, où il sert Montéclain ; celui du général, plus riche, plus instruit, enivré par ce qu’on appelle la vie d’artiste, a gaspillé follement sa jeunesse et se trouve enchaîné par un mariage secret avec une intrigante. Tels sont les personnages que M. Soulié a mis en contraste avec un rare bonheur dans la peinture des mœurs locales ou dans le développement d’une action simple et attachante. J’indiquerai en peu de mots le nœud du drame, pour applaudir une scène vraiment belle. Un enfant dont la naissance est un mystère est élevé secrètement dans une masure qu’on nomme la closerie des Genêts. Quelle est la mère de cet enfant ? Lucile, fa fille du général ? ou Louise, la fille du vendéen ? Lucile est courtisée par le marquis de Monteclain, les apparences semblent la condamner. Aussitôt son père, l’homme de l’empire, accoutumé au fracas et à la colère des batailles, veut faire justice lui-même, et laver son honneur dans le sang : il se précipite vers sa fille pour la tuer ; mais la vérité se découvre. La coupable est la fille de Kérouan : son complice, qu’elle ne veut pas nommer, est George, le fils indigne du général. Alors le soldat de la Vendée, plus grand, plus héroïque que le soldat de Napoléon, parce qu’il est religieux, s’agenouille devant Dieu et lui demande la force de réprimer sa colère, de supporter la flétrissure qui atteint ses cheveux blancs. Il se relève sûr de lui-même. « Louise, dit-il à sa fille, baissons la tête et quittons ces lieux, nous ne sommes plus faits pour vivre parmi les heureux et les honnêtes gens » Et le vieillard se retire avec sa fille, en traversant l’assemblée à pas lents et la tête basse. De retour à la ferme, il assemble ses ouvriers, il solde leur compte et les congédie, ne voulant pas que ces braves enfans restent plus long-temps dans une maison souillée par le mauvais exemple. Pas un reproche à sa fille, il a promis à Dieu de se contenir ; mais cet affaissement du vieillard sous le poids de la honte, le silence mortel de la maison déserte, sont plus déchirans pour la coupable que les menaces et la colère. Plusieurs tableaux sont empreints de ce sentiment profond de cette poésie austère et naïve comme les mœurs de la Bretagne. Pourquoi, vers la fin, M. Soulié gâte-t-il son beau type de paysan vendéen en le jetant dans les exagérations criardes du mélodrame ? Il fallait bien, dira-t-on, sauver l’innocence et rendre l’honneur au Kerouan, en débarrassant George Estève de la malheureuse femme dont il était l’époux ; il fallait bien surtout sacrifier à la poétique du boulevard, en multipliant pour la fin les surprises et les coups de théâtre. Quoi qu’il en soit la Closerie des Genêts est une pièce conduite avec habileté, et d’un intérêt saisissant. Il eût suffi de quelques retranchemens faciles dans une pièce en neuf tableaux et qui dure plus de cinq heures, pour qu’un grand succès d’argent devint en même temps un beau succès littéraire.


— Le beau travail de M. Victor Cousin sur Pascal a montré comment il sied d’étudier aujourd’hui nos grands écrivains. À la critique purement admirative doit succéder cette critique soigneuse et patiente qui s’attache à éclairer les textes par d’ingénieux commentaires, à les fixer, à le compléter par d’heureuses restitutions. La voie ouverte par M Cousin est restée jusqu’a ce jour trop peu fréquentée. Cependant son conseil a été compris, et, parmi les rares publications où l’on s’est efforcé de le mettre en pratique, nous citerons une édition complète des œuvres de la Boëtie, due à M. Léon Feugère, déjà auteur d’une notice intéressante sur l’ami de Montaigne. Cette édition est accompagnée d’un commentaire où se révèlent à la fois la connaissance et le sentiment vrai des richesses de notre vieille langue. La Boëtie est non-seulement un prosateur éloquent, c’est un des pères de notre littérature politique. Il méritait bien, on le voit, l’attention de la critique, moderne, et on doit accueillir comme un service rendu aux lettres une publication qui nous permet de juger sous toutes ses faces la noble et touchante figure immortalisée par Montaigne.