Revue dramatique - 14 avril 1885

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Revue dramatique - 14 avril 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 932-944).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Feu de paille, comédie en 1 acte, en vers, par M. Emile Guiard. — Mahomet

L’Odéon, dans cette disette où nous sommes, nous a régalés d’un grain de mil, ou plutôt de bon blé, qui, même en d’autres temps, aurait fait notre affaire. C’est une comédie de peu de poids que la nouvelle pièce de M. Emile Guiard, Feu de paille : c’est pourtant une comédie. Cet opuscule, si modeste qu’il soit, contient un soupçon de matière comique ; et surtout il a le ton et le Jour du genre. Un neveu de M. Augier, voilà bien l’auteur : il est de vraie souche gauloise, et de spirituelle et robuste bourgeoisie. Sa malice a de la bonhomie et sa verve est toute franche : sa gaîté, qui n’exclut pas une grâce honnête, parait l’humeur d’une santé heureuse ; il aurait de l’éloquence à l’occasion, ce ne serait que l’emploi naturel de sa force. Qu’il s’agisse d’exprimer une idée plaisante, il trouve le trait agile et qui va droit ; qu’il s’agisse de soutenir quelque sérieuse pensée, il a le discours plein et dru. Dans l’un et l’autre cas, il est le maître de son vers et le manie avec aisance. Même, à parler net, le talent de M. Guiard nous paraît assez vigoureux, et, malgré quelques menues fautes, assez sûr de lui maintenant pour qu’on souhaite de le voir s’ébattre en de plus grands sujets. Certain personnage de Feu de paille, un mari fidèle, mais fat, qui se croit volontiers menacé de devenir infidèle et qui s’en désole, mériterait, à lui seul, plus d’espace pour développer son caractère. Comment une jeune veuve, conseillée par la femme de cet innocent et usant de son travers, feint de nouer une intrigue avec lui pour attiser la jalousie d’un galant, refroidi tout à l’heure par l’hypothèse de justes noces ; comment elle s’aperçoit, après avoir rallumé cet amour, qu’elle n’a pour un tel prétendant que les sentimens qu’il mérite, et comment ce double feu est reconnu pour « feu de paille, » — conter cette historiette en badinant, c’est nous offrir, sciemment ou non, une dilution de la Visite de noces ; mais pousser ce badinage en vers d’une telle venue qu’ils rappellent tantôt que l’oncle de l’auteur, son bon oncle de France, a fait la Ciguë, et tantôt qu’il a fait Paul Forestier, n’est-ce pas presque une duperie ? L’étoffe, en vérité, est trop cossue pour la coupe que l’auteur en a faite ; nous le prions, pour une prochaine fois, de tailler en plus grand.

Feu de paille est gentiment joué par MM. Amaury et Barral, Mlles Marie Eiram et Rachel Boyer. Telle quelle, cette petite pièce aurait pu se produire avec plus de tapage : elle s’est glissée, avec une discrétion presque sournoise, dans une représentation populaire du lundi.

Mais que parlé-je de plus de tapage et de représentations populaires ? Elle a failli, justement, être marquée par un coup de canon, cette série de spectacles à prix réduit. Et c’est à peine si j’use de métaphore : au moins aurait-on tiré des pétards sur la place de l’Odéon. Il était question de célébrer, le 20 février au soir, l’anniversaire de la mort de Voltaire par une reprise solennelle de Mahomet. Le bruit s’était répandu que cette cérémonie se préparait à l’instigation et sous le patronage du conseil municipal de Paris. Ce lundi, sans doute, le quartier latin serait ému, comme le lundi 11 juillet 1791, alors que la pompe ordonnée par David avait porté les restes de Voltaire au Panthéon. Cette fois encore, pour fêter ce « mortel divin » retentirait l’hymne de Marie-Joseph Chénier avec la musique de Gossec :


Le flambeau vigilant de ta raison sublime
Sur des piètres monteurs éclaira les mortels ;
Fléau de ces tyrans, tu découvris l’abîme
Qu’ils creusaient au pied des autels ! ..


Ainsi monteraient vers l’auteur, dans un entr’acte de Mahomet, les meilleures voix des bataillons scolaires réunies en orphéon. Et dans les couloirs du théâtre, on vendrait, au profit des détenus politiques, une brochure de M. Edgard Monteil sur Voltaire, apôtre de l’enseignement laïque et obligatoire ; pour épigraphe, le publiciste aurait choisi apparemment ce passage d’une lettre à d’Alembert : « Il ne s’agit pas d’empêcher nos laquais d’aller à la messe ; » — à moins qu’il n’eût préféré ceci, adressé à M. de La Chalotais : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés ; » — ou ceci encore, à Damilaville : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps et la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. »

De vrai, si nos conseillers voulaient honorer Voltaire, c’était leur Voltaire, à eux, et non celui de ces lettres ; c’était le Voltaire placé, bon gré mal gré, par la légende, dans l’Olympe des fétiches révolutionnaires, en dépit de documens aussi décisifs que ceux-ci et par cette raison seulement qu’il détesta l’infâme. « Écraser l’infâme, » n’est-ce pas, encore ajourd’hui, de quoi s’occupent principalement nos édiles ? Aussi, ayant élu pour lieu de cette cérémonie un théâtre, comme l’endroit public le plus sonore, ils avaient élu, parmi les tragédies de Voltaire, comme la plus caractéristique de son génie, Mahomet, ou le Fanatisme.

Il a fallu toutefois en rabattre de ces belles espérances. Était-ce un faux bruit que les jésuites avaient semé pour leurrer et décevoir la population ? Ou bien quelque objet plus actuel a-t-il détourné ces messieurs de cette ombre illustre ? Ou bien M. Porel, nouveau directeur, a-t-il craint ce coup d’éclat ? Toujours est-il que Mahomet a été joué sans bruit, après le 20 février, comme une tragédie quelconque de Lebrun ou une comédie d’Andrieux. Les critiques seulement et une chambrée de bourgeois ont vu cette reprise, les uns par devoir, les autres par accident, à peu près comme les gardiens d’un cimetière et quelques promeneurs assistent à l’exhumation d’un inconnu.

Oh ! ce Mahomet ! .. Dois-je rappeler par quels éloges les contemporains l’ont recommandé à la postérité ? Condorcet pouvait bien écrire à Turgot : « Voltaire travaille moins pour sa gloire que pour sa cause ; » dans sa Vie de Voltaire, ayant distingué une première espèce de tragédie et une seconde, l’historique et l’humaine, ayant cité pour exemple de l’une Cinna, et de l’autre le Cid, il ne se privait pas d’en préférer une troisième, comme réunissant les avantages des deux autres, ni de nommer comme type de celle-ci Mahomet : après quoi il confessait que de tels sujets « sont très rares, » et qu’ils « exigent des talens que Voltaire seul a réunis jusqu’ici. » En 1775, trente-cinq ans après qu’il connaissait ce chef-d’œuvre, Frédéric II se le faisait réciter en voyage, et il l’apprenait par cœur ; ensuite il mandait à son chambellan : « .. J’ai lu et relu vos œuvres. Les pièces polémiques qui s’y trouvent peuvent avoir été nécessaires dans les temps qu’elles ont été écrites ; mais les Desfontaines, les Frèron,.. n’empêcheront jamais que la Henriade, Œdipe… Mahomet, n’aillent grandement à la postérité, et qu’on ne les mette au nombre des ouvrages classiques dont Athènes, Rome, Florence et Paris, ont embelli la littérature. » La Harpe, dans son Éloge de Voltaire, développe la pensée de Condorcet : « Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands effets et des grandes leçons, par l’illusion du spectacle et la vérité des mœurs, en est-il qui l’emporte sur lui pour la beauté des caractères ? » Et aussitôt, parmi ces caractères si merveilleux, il cite Mahomet. Et Ducis… ah ! Ducis ! Il est vrai que c’est Voltaire qu’il remplace à l’Académie française, et non Corneille ni Racine ; aussi quel sacrifice en l’honneur de cet unique Dieu ! « C’était au théâtre, c’était dans le champ cultivé par les Corneille et les Racine que M. de Voltaire devait acquérir la maturité de sa grandeur et de sa gloire… Il donna plus de rapidité à l’action, plus de force à l’intérêt, plus de précipitation au dialogue, plus d’impétuosité aux sentimens, et, en général, je ne sais quoi de plus violent et de plus pathétique… » Que ne donna-t-il pas ? Et parmi ses chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, Ducis n’a garde d’oublier Mahomet. Au reste, il en proclame quatre : les trois autres sont Alzire, Sémiramis et l’Orphelin de la Chine !

Ainsi, pour ses premiers panégyristes, Voltaire brille surtout comme auteur tragique ; il éclate, comme tel, au-dessus de tous ses émules ; et, de cette gloire éblouissante, un des rayons les plus clairs est Mahomet. Aussi bien, nous savons quelle importance il attachait lui-même à cet ouvrage. En 1738, en 1739, en 1740, il y travaillait ; en 1741, il l’essayait à Lille ; en 1742, il déclarait que, pour plaire à Helvétius, il l’avait encore « retaillé, recoupé, relimé, raboté, rebrodé ; » il n’avait de cesse qu’il n’eût été représenté à Paris. Ayant dû le retirer après trois représentations, il souffrait de ce mécompte jusqu’en 1751, époque d’une triomphale reprise. En 1757, après l’attentat de Damiens, il demandait qu’on le rejouât, pour le faire profiter de l’horreur inspirée par ce crime d’un fanatique. En 1761, il se réjouissait d’apprendre, par M. de Lauraguais, qu’il faisait, ainsi que Sémiramis, « un effet prodigieux. » Au reste, même avant la première épreuve, son plus grand embarras, au sujet de Mahomet, n’avait été que « de savoir comment une pièce d’un genre si nouveau et si hasardé réussirait auprès de nos galans Français… » — « J’en reviens à Mahomet, écrivait-il à M. d’Argental ; il est tout neuf… » Et, de même, à M. de Cideville : « Heureux celui qui trouve une veine nouvelle dans cette mine du théâtre, si longtemps fouillée et retournée ! Je ne vous ai point envoyé Zulime.. ; je crois pouvoir mieux faire, et qu’en effet Mahomet vaut mieux. » Assurément il le croyait, puisque, plus d’un quart de siècle après, il se plaisait à rappeler ce préféré dans une lettre à d’Alembert, et que, juste à la suite, il ne craignait pas d’écrire : « Je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie. J’ai toujours regardé cette pièce comme une très belle tragédie de collège. »

Cependant Ducis a glissé dans son panégyrique cette petite phrase, qui laissait du recours aux sceptiques : « L’univers et le temps, voilà les deux seuls juges des grands hommes. » Pour l’univers, il est difficile de connaître et d’exprimer son jugement Mais, pour le temps, nous pouvons enregistrer son arrêt en date de ce jour : ce n’est pas de notre faute, — c’est plutôt la faute à Voltaire ! — si, d’aventure, il est irrévérencieux. Regardons d’abord au caractère du héros. C’est un imposteur, et qui fait profession d’imposture. Il a imaginé, de sang-froid, une religion pour asservir les hommes ; il ne l’envoie pas dire, il vient le dire lui-même dans La Mecque, à la faveur d’une trêve, et dans le palais de Zopire, « sheich ou shérif » de la ville. A peine entré, il congédie sa suite et se retourne vers son lieutenant :


Toi, reste, bravo Omar ; il est temps que mon cœur
De ses derniers replis t’ouvre la profondeur.


Satisfait de cet exorde, l’orateur entre en matière avec bravoure :


Les préjugés, ami, sont les rois du vulgaire.


Il déclare loyalement que, certain oracle ayant promis l’univers au missionnaire guerrier qui serait reçu dans La Mecque sans coup férir, il veut en tirer parti :


Je viens mettre à profit les erreurs de la terre.


Cependant un souci amoureux interrompt cet exposé de doctrine ; par une transition d’une maladresse honnête, l’envoyé de Dieu demande à son aide-de-camp ce qu’il pense de sa belle et de son rival. C’est à l’ennemi, à Zopire, que le faux prophète réserve le reste de son programme et l’entière confidence de sa fausseté. Interpellé par lui dans le tête-à-tête, il le toise, et, politiquement, il lui fait l’honneur d’être franc avec lui :


Si j’avais à répondre à d’autres qu’à Zopire,
Je ne ferais parler que le Dieu qui m’inspire.


Mais, entre hommes forts, à quoi bon les balivernes ?


Vois quel est Mahomet ; nous sommes seuls… Écoute.


D’abord, cet aveu, atténué par une remarque philosophique :


Je suis ambitieux : tout homme l’est sans doute…


Quel autre ambitieux, cependant, a formé un dessein aussi grandiose ? Pour préparer Zopire à ce dessein, Mahomet lui fait un discours sur l’histoire universelle, dans le goût de Mithridate ou de Petit-Jean :


Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre…
Vois du nord au midi l’univers désolé…
Vois l’empire romain tombant de toutes parts… Quand aura-t-il tout vu, ce pauvre Zopire ? Il faut qu’il entende citer encore
En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie,
Chez les Crétois Minos, Numa dans l’Italie ; ..


et pourquoi ? Pour qu’il arrive, traîné par Mahomet, à cette conclusion :

Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.


Et, en effet, le voilà installé, ce Dieu, improvisé par décret. Qui l’a nommé à ces hautes fonctions ? C’est tout bonnement son ministre ; celui-ci, pour sa peine, prend l’autel comme piédestal :

J’abolis les faux dieux, et mon culte épuré
De ma grandeur naissante est le premier degré.


Quel est son droit, pourtant ? Zopire l’interroge là-dessus avec la candeur d’un « shérif » habitué à demander aux gens leurs papiers. La réponse est fameuse ; elle méritait de l’être :

Le droit qu’un esprit vante et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.


Tel est le permis d’inventer un dieu, tel est le brevet. Oui, bon Zopire,

Oui, l’on connaît ton peuple, il a besoin d’erreur.


Et le manifeste s’achève par des propositions fermes de politique et d’amoureux :

… Il faut m’aider à tromper l’univers…
De la crédulité donner à tous l’exemple,..
Je te rendrai ton fils et je serai ton gendre.


Car, ce Mahomet, s’il est imposteur, est aussi galant ; il a confessé tout à l’heure à Omar

quel sentiment vainqueur
Parmi ses passions règne au fond de son cœur.


Il a beaucoup à faire, assurément :

Chargé du soin du monde, environné d’alarmes,
Je porte l’encensoir, et le sceptre et les armes… Il n’a guère de plaisirs, il ne boit pas de vin :
J’ai banni loin de moi cette liqueur traîtresse
Qui nourrit des humains la brutale mollesse.


Que lui reste-il ? L’amour :

L’amour seul me console ; il est ma récompense.
L’objet de mes travaux, l’idole que j’encense,
Le dieu de Mahomet… et cette passion
Est égale aux fureurs de mon ambition.


Voilà le héros, voilà le monstre lui-même. A considérer ce caractère, on devinerait la qualité de ceux qui l’entourent ; mais, plutôt que des semblans de personnes, ce ne sont que des réflecteurs et des échos. Chef et comparses, dans quelle action, d’ailleurs, sont-ils engagés ? Comme il faut, pour la perfection de ce Mahomet, que

Son triomphe un tout temps soit fondé sur l’erreur,

il a laissé ignorer à Séide, à Palmyre, deux captifs élevés dans son camp, qu’ils sont frère et sœur, et que Zopire est leur père. Il a permis ainsi, quoiqu’amoureux de Palmyre, qu’un sentiment trop tendre unît ces enfans ; il abuse de son prestige sur le jeune homme pour lui faire coin meure un assassinat qui se trouve un parricide, en lui promettant un mariage qui serait un inceste. Il le fait empoisonner ensuite ; et, à la fin, il en est pour ses frais de crimes ; il reste, bouche bée, devant la jeune fille qui s’est jetée sur le poignard de son frère.

En quels termes, du moins, ces choses-là sont-elles mises ? Les réminiscences de Corneille et de Racine abondent : imitations d’Horace, et de Cinna, et de Polyeucte, et d’Andromaque, et d’Athalie. Pour recommencer les imprécations de Camille, c’est à peu près l’apostrophe de Pauline à Félix que Voltaire a daigné reprendre ; pour l’achever, c’est l’invective d’Agrippine à Néron. Mais qu’importeraient ces entre-deux d’emprunt si la trame de tout le style était bonne ? Hélas ! on ne sait de quoi s’émerveiller davantage, de l’impropriété des mots et de la faiblesse de l’expression, ou de la misère des rimes et de l’infirmité des vers. Pourtant, après réflexion, c’est le dégoût de ce jargon, plutôt que le mépris de cette prosodie, qui domine. On se fatigue, sans doute, d’entendre alternativement, à la fin de la mesure, « malheureux » s’accorder avec « douloureux » et avec « affreux ; » on souffre de ces hémistiches tonus qui s’enfoncent comme un vilebrequin dans l’oreille :

Tu verras de chameaux un grossier conducteur… Mais quel agacement, quelle douleur équivaut à l’écœurement que nous cause la suite de ces métaphores décolorées et de ces périphrases distendues ? Qu’il se trouve çà et là quelques mots de bonne langue, ordonnés dans un vers qui va droit, où se reconnaît encore, soit l’élève intelligent des grands tragiques, soit l’agréable tourneur d’épîtres et de poésies légères, si nous le contestions, notre rancune serait injuste. Mais, par tout le reste, cette rancune s’amasse. Oh ! que voilà bien le vocabulaire de la tragédie dans sa seconde enfance ! Tous ces adjectifs, même ces substantifs et ces verbes, mollement reliés par le rhéteur, sont comme de vieilles pièces attachées en chapelet ; ternes et lisses, après un long usage, ces mots n’ont pas gardé l’effigie de l’idée ; cependant ils ont pris je ne sais quelle prétention à la majesté. Le temps est loin où l’on disait :


Madame, il ne mourra que de la main d’Oreste ;


on dit à présent :


De ce grand sacrifice ainsi l’ordre est réglé :
Il le faut de ma main traîner sur la poussière,
De trois coups dans le sein lui ravir la lumière…


La forme de cette tragédie est celle que le fond mérite. C’était déjà l’opinion de La Harpe : seulement, il voyait ce fond avec des yeux favorables, et il remarquait ici « l’élévation » du style ; de même, d’Alembert y trouvait « le génie de la poésie. » Pour nous, est-ce l’action, par hasard, que nous sommes tentés d’admirer ? Voltaire la vantait comme « atroce ; » il ne savait « si l’horreur avait été plus loin sur aucun théâtre ; » et c’est là, sans doute, ce quelque chose de « plus terrible » que Ducis le félicitait d’avoir « donné au pathétique. » Volontiers, nous reconnaissons que ce quatrième acte, ouvertement imité de Lillo, est un morceau de mélodrame assez bien machiné ; nous consentons à ne pas sourire de cette scène, de reconnaissance, qui fait prévoir pourtant celle du Mariage de Figaro ; nous apprécions, comme coup de théâtre, le désaveu qu’Omar inflige, après le crime, à Séide ; nous prisons surtout, comme scénique à la fois et comme le seul trait vraisemblable de la pièce, l’usage que fait Mahomet de la mort subite de cet homme, interrompu par le poison au milieu de sa révolte, à la façon d’un blasphémateur foudroyé par miracle. Avec tout cela, regardée en bloc, cette action nous parait arbitraire et saugrenue. Elle convient aux caractères, et particulièrement à celui du héros ; eh ! oui ; là-dessus encore nous nous entendrions avec Ducis, d’Alembert et La Harpe, avec Voltaire aussi ; mais sur ce caractère même, c’est là que notre avis diffère du leur : arbitraire et saugrenu déjà, voilà ce qu’est pour nous ce caractère, et il s’agit là du fin fond de l’ouvrage. « Je n’ai pas prétendu, déclare Voltaire, mettre seulement une action vraie sur la scène, mais des mœurs vraies, faire penser les hommes comme ils pensent dans les circonstances où ils se trouvent… Mahomet n’est ici autre chose que Tartufe les armes à la main. » Et Condorcet s’étonne avec complaisance « que ce fanatique soit un grand homme, qu’en l’abhorrant on ne puisse s’empêcher de l’admirer ; qu’il descende à d’indignes artifices sans être avili ; qu’occupé d’établir une religion et d’élever un empire, il soit amoureux sans être ridicule ; qu’il ait à la fois le ton d’un prophète et le langage d’un homme de génie. »

Sur la vraisemblance des mœurs, il est à peine besoin d’avouer que nous sommes plus difficiles aujourd’hui. Si concitoyens de l’auteur et habitans de son quartier qu’on nous suppose, nous ne goûtons que médiocrement, on le présume, cette Orientale de la rue Traversière. Sur le chapitre de la galanterie, nous voulons bien excuser le personnage : il parait que la dose qu’il en offre était le minimum exigé par son public, et Voltaire, nous le savons, ne l’avait mise qu’à regret. Était-ce la peine, cependant, d’annoncer que la pièce n’était pas faite pour « nos badauds qui ne connaissent que des intrigues d’amour, baptisées du nom de tragédie ? » Était-ce la peine de la tant prôner ensuite pour avoir « tiré la tragédie de cette langueur de galanterie… que Racine et Corneille avaient consacrée par leur exemple ? »

Mais ce que Voltaire lui « fait penser, » à ce fondateur de religion et d’empire, et la manière dont il le force à trahir sa pensée, voilà, en fin de compte, ce qui nous parait le plus pitoyable, et c’est justement ce qui prévenait en faveur du héros, en faveur de tout l’ouvrage, le goût des contemporains. Tartufe armé, ou « Tartufe le Grand, » d’après l’auteur, c’est tout Mahomet. Et ce Tartufe-ci, du moins, on ne disputera pas s’il est sincèrement ou faussement dévot : il a inventé, à tête reposée, la fable qu’il débite aux hommes. Cette vue de l’origine d’une religion n’est pas pour nous surprendre : elle est commune à tous les philosophes du XVIIIe siècle. Voltaire, dans sa première tragédie, Œdipe, avait donné cette formule :


Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science ;


— les prêtres de tous les dieux, indistinctement, cela va sans dire ; ils ont inventé les religions comme des instrumens de pouvoir sur les peuples. Comment Voltaire admettrait-il la bonne foi de Mahomet, ses rêves, son commerce d’halluciné avec l’ange Gabriel ? Pas plus que la naïveté de la Pucelle écoutant ses voix, il ne saurait concevoir l’ingénuité du Prophète : son maître Bolingbroke assimilerait le Coran, aussi bien que le Pentateuque, aux aventures de don Quichotte, et Mahomet, comme Moïse, à Cervantes. Peu importent le récit des extases et des syncopes de ce contemplateur, et l’aveu des doutes qu’il éprouva sur sa mission alors que « le Victorieux » cessa de lui apparaître : un fondateur de religion ne peut être qu’un charlatan ; Mahomet en est donc un. Voltaire le voit, calculant avec clarté son affaire comme un politique de cabinet, et combinant la prétendue parole de Dieu pour mystifier les hommes, à peu près comme un abbé Desfontaines imaginant la Voltairomanie, ou Lettre d’un jeune avocat. Cette critique a priori nous parait enfantine ; cette manière n’est plus la nôtre. Quand même nous n’aurions pas étudié de plus près l’histoire, quand nous ne saurions pas que Mahomet fut un autre homme que le personnage de Voltaire, nous aurions appris à connaître d’autres artisans de foi religieuse et nous ne croirions pas qu’un simple charlatan ait pu communiquer à son peuple un dogme et une morale qui occupent encore, après douze siècles et demi, plus de cent millions d’âmes.

Enfin la naïveté, sous couleur de cynisme, avec laquelle cette imposture s’étale, est pour nous insoutenable, à moins qu’on ne nous permette d’en rire. L’entretien de Mahomet et de Zopire vaut celui du forçat et de l’honnête homme dans un mélodrame que j’ai vu naguère, — était-ce le Mangeur de fer, était-ce un autre ? — Le forçat, la conscience chargée de crimes passés et futurs, disait à l’honnête homme : « Regarde-moi bien. — Je te regarde. — Dans l’œil. — J’y suis. — Au fond, tout au fond… » Et l’honnête homme se reculait en criant d’une voix étouffée : « Oh ! c’est horrible ! « Ce n’est pas par M. Paul Mounet et M. Rebel qu’il aurait fallu, de nos jours, faire réciter ce dialogue du Prophète et du chérif, mais par Lhéritier et par Geoffroy, du Palais-Royal. Je crois entendre la voix confidentielle du vieux comique soufflant à l’oreille de son débonnaire camarade : « Je suis ambitieux ! » Et c’est encore un a-parte de M. Daubray, dans une comédie récente, que le tour général de cette confession me rappelle : « Suis-je canaille, mon Dieu ! .. Que c’est donc canaille d’être canaille comme ça ! »

Cette facilité à se trahir, ce n’est pas sans raison, assurément, que l’auteur l’a imposée à son héros. Pour dénoncer la scélératesse de l’hypocrisie et les horreurs du fanatisme, il a employé cet artifice de les faire confesser à haute voix par l’hypocrite et par le fanatique, par Mahomet et par Séide. Il faut que Mahomet, commandant le meurtre, dise franchement à son disciple :


Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire.


Il faut que le disciple, avant de frapper, s’écrie :


Que la religion est terrible et puissante ! Et aussitôt après :
O ciel ! tu l’as voulu ; peux-tu vouloir un crime ?

Et, à la fin, il faut qu’il fasse cette déclaration solennelle :

Et ma reconnaissance et ma religion,
Tout ce que les humains ont de plus respectable
M’inspira des forfaits le plus abominable.

Les personnages accessoires, d’ailleurs, ne se font pas faute de renforcer tant de confessions par quantité de sentences. Zopire se lamente ainsi :

O superstition ! tes rigueurs inflexibles
Privent d’humanité les cœurs les plus sensibles.

Omar, doublure de Mahomet, pose délibérément cet axiome :

Le peuple aveugle et faible est né pour les grands hommes.

Il cause avec son maître comme un grand-vicaire libertin avec un évêque philosophe ; il fait allusion, apparemment, à cette crise où les adolescens refusent de renouveler leur première communion, lorsqu’il parle de

cet âge où la maturité
Fait tomber le bandeau de la crédulité.

L’artifice, pour nous, est burlesquement grossier ; le pis encore est qu’il n’est pas théâtral. Une tragédie ne doit être que « des passions parlantes » : Voltaire lui-même l’a dit excellemment. À ce compte, comment qualifier Mahomet ? Point de passions qui parlent, dans cet ouvrage, sinon celle de l’auteur ; ses personnages ne sont que ses truchemens. On raconte que le patriarche, lors des amusemens dramatiques de Ferney, se tenait assis dans la coulisse et qu’on l’apercevait de la salle ; de même, ici ; et, plutôt que dans la coulisse, il est sur la scène : au travers des divers masques on le voit à plein ; il se prête aux divers rôles qui doivent compromettre ses ennemis.

Mais quoi ! ce tour puéril était le plus sûr aux yeux des contemporains ; c’est donc précisément ce qui devait leur plaire. Voltaire ne voulait pas seulement émouvoir les hommes par ses pièces, mais les « éclairer ; » il voulait faire « de la tragédie entière une école de philosophie et de morale : » assez de maximes, jetées à l’aventure dans ses tirades, en témoignent ! Or cette fois, il s’agissait d’inspirer au peuple, ou du moins « aux honnêtes gens, » l’horreur du fanatisme : dans toutes les lettres où Mahomet revient, ce point est marqué.

Ici ne plaisantons plus : nous plaisanterions trop à notre aise. N’oublions pas que, vingt-cinq ans après que Voltaire avait conçu Mahomet, un mois avant l’exécution de Calas, le pasteur Rochette fut conduit au gibet pour avoir contrevenu aux règlemens de Louis XIV, et avec lui trois gentilshommes, coupables d’avoir voulu sauver ce ministre de « la religion prétendue réformée. » D’ailleurs, l’auteur des Lettres philosophiques, de l’Elégie sur la mort d’Adrienne Lecouvreur, et de l’Epître à Uranie avait payé le droit d’écrire à Frédéric : « Si la superstition ne se signale pas toujours par ces excès qui sont comptés dans l’histoire des crimes, elle fait dans la société tous les petits maux innombrables et journaliers qu’elle peut faire. » Ces « petits maux, » ils nous seraient aussi agaçans qu’à Voltaire. Il aima, d’un cœur sincère, l’humanité ; ce n’est pas dans un traité seulement qu’il honora la tolérance, mais dans le fond de l’âme. Ces sentimens, à le bien regarder, sont le meilleur de son génie, comme son esprit en est le plus clair. Il se réjouissait tout de bon, après la réhabilitation de Calas, lorsqu’il disait à un ami : « Vous étiez donc à Paris, quand le dernier acte de cette tragédie a fini si heureusement ?.. C’est, à mon gré, le plus beau qui soit au théâtre ; » — et il ne se trompait de guère, s’il n’entendait comparer cette tragédie qu’aux siennes.

Le malheur des temps a voulu qu’en attaquant « le fanatisme » et « la superstition, » les philosophes dussent pousser jusqu’aux religions elles-mêmes ; en attaquant une religion reconnue pour fausse, jusqu’à la religion estimée pour vraie. Chesterfield ne s’y trompait pas quand il mandait à Crébillon fils : « J’ai d’abord vu qu’il en voulait à Jésus-Christ sous le caractère de Mahomet. » Le pape Benoît XIV, ce malicieux Italien, n’était pas dupe quand il accepta libéralement la dédicace de l’ouvrage comme d’une machine dressée contre les infidèles. Pour obtenir ce patronage, l’auteur, en délicieux Scapin qu’il était, avait tiré ses meilleurs tours de son sac : « Je compte être évêque in partibus infidelium, écrivait-il, attendu que c’est mon véritable diocèse. » Il fut du moins lui-même prophète en son pays : il vit lever l’interdiction qui pesait sur sa pièce ; il fut acclamé, après la représentation à Paris, comme un bienfaiteur du genre humain.

C’est que le gros du public, lui non plus, ne s’y était pas trompé : il applaudissait non-seulement cette satire de l’intolérance par un écrivain persuadé « qu’on ne fait jamais de bien à Dieu en faisant du mal aux hommes, » mais encore et surtout cette satire des religions par un polémiste qui plaisantait sur toutes en les haïssant. Une jeune Turque, scandalisée par ce Mahomet, assurait que Voltaire lui avait dit naguère beaucoup de bien du grand homme : « Cela peut être, fit-il ; comment ne pas louer Mahomet devant les femmes, qui sont notre récompense dans son paradis ? » Plus tard, à une Française qui défendait Jésus-Christ, il devait répondre : « Oh ! oui, vous autres femmes, il vous a si bien traitées qu’on lui doit de prendre sa défense ! » On reconnaît le même esprit, appliqué à se moquer des deux religions ; c’est l’expression tragique, ou prétendue tragique, de cet esprit que devaient goûter, dans cet ouvrage, les spectateurs contemporains.

C’est aussi, n’en doutons pas, ce qui peut faire le mérite particulier de cette pièce dans l’opinion de MM. nos édiles : la reprise solennelle qu’on avait annoncée n’était qu’un exercice vraisemblable de leur irréligion pratiquante, lisse seraient réunis pour écouter ces alexandrins comme certains étudians berlinois pour chanter des psaumes athées : « Dieu — n’existe pas ! .. » Cependant, à l’heure qu’il est, en France, le fanatisme catholique ne tracasse personne ; la majorité du public ne s’en soucie guère. Et c’est pourquoi Mahomet ne lui paraîtrait plus que ce qu’il est en effet : une piteuse tragédie. M. Porcl a bien fait de ne pas la jouer avec pompe. Aurait-il mieux fait encore de ne pas la jouer du tout ? C’est une autre question. Mlle Caristie Martel, MM. Paul Mounet, Rebel, Albert Lambert fils, Hattier, Duparc ont-ils pu impunément se fourrer cette méchante poésie dans la tête et ne pas contracter par là une pernicieuse idée du genre tragique ? Même en le supposant, doit-on excuser Mahomet d’occuper cette place par la raison que celle des chefs-d’œuvre est assez grande ? Faut-il, au contraire, s’étonner de le voir sur cette affiche où, dans le cours de l’année dernière, pas une seule tragédie de Corneille n’a paru ; où, cette année, trois seulement, le Cil, Horace et Polyeucte, ont commencé de poindre ; où Phèdre, Andromaque et Bérénice, pour l’année dernière, Andromaque et Athalie, pour celle-ci, figurent toute l’œuvre de Racine ? Pour répondre à ces questions, il faut examiner, avec un loisir que nous aurons bientôt, l’état du répertoire classique à l’Odéon ; il parait s’améliorer ; souhaitons de le trouver parfait.


Louis GANDERAX.