Revue dramatique - 14 avril 1909

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Revue dramatique - 14 avril 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 935-946).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Connais-toi, pièce en trois actes, par M. Paul Hervieu. — RENAISSANCE : Le Scandale, pièce en quatre actes, par M. Henry Bataille.


La nouvelle pièce de M. Paul Hervieu a obtenu un franc succès. Elle a plu par un caractère qui est au surplus celui où on reconnaît les œuvres bien venues : la simplicité. Point de dissertations, point de thèse plus ou moins paradoxale, point de proposition tendante à la réforme des lois, mais des personnages qui agissent, en agissant se font connaître et, par l’exemple de leurs erreurs, nous instruisent des misères de la pauvre nature humaine. Parmi les écrivains de théâtre, aucun autre aujourd’hui ne possède cette manière directe, précise, vigoureuse, et à laquelle convient si exactement la qualification de classique.

L’œuvre dramatique de M. Paul Hervieu, déjà très abondante, est d’une variété qu’on n’a pas assez remarquée. Sa première pièce, Les Paroles restent, n’avait été que l’essai d’un ironiste professionnel, la reconnaissance opérée par le romancier sur un terrain nouveau pour lui. C’est avec les Tenailles et la Loi de l’homme qu’il prend vraiment possession de la scène. Inspirées par le désir de mettre en relief certaines injustices de la législation, ces comédies appartiennent au genre du théâtre de polémique. Si par-là elles font songera certaines œuvres retentissantes de Dumas fils et d’Augier, elles s’en distinguent d’ailleurs si profondément, que l’écrivain semble moins continuer ses prédécesseurs que prendre le contre-pied de leur système dramatique. Plus de « personnage sympathique, » plus de raisonneur, plus de couplets, plus de « mots, » aucun des artifices destinés à amuser le spectateur ou à l’attendrir et qui retardaient la marche de la pièce. L’Énigme, était surtout le triomphe de l’agencement scénique. Le Réveil introduisait dans ce théâtre des élémens que j’appellerai romanesques, me souvenant que Brunetière se fâchait quand on parlait à ce propos de mélodrame. Et je mets à part la Course du Flambeau, qui reste jusqu’ici comme la pièce la plus achevée du répertoire moderne.

Cette œuvre multiple et variée n’en a pas moins une forte unité. Elle la doit en partie aux idées qui y circulent, et à cette impression d’amertume que nous, laisse chacune de ces transcriptions de la vie. Elle la doit surtout à la façon dont l’auteur conçoit l’objet et les procédés de l’art dramatique. M. Paul Hervieu, en publiant son théâtre, n’y a pas mis de préfaces. Il est avare de commentaires sur son œuvre et de considérations théoriques sur son art. Toutefois on peut, sans trop de peine, imaginer quelle est son intime conviction : c’est que, depuis les maîtres du XVIIe siècle, on n’a pas fait de pièces de théâtre en France. S’il est, par bien des côtés, l’un des plus modernes entre nos auteurs dramatiques, M. Hervieu, par sa conception même de l’art du théâtre est le plus traditionnel. Cette conception consiste à considérer que le lieu de la scène est dans l’âme des personnages et que tout le drame réside dans une crise de la vie intérieure. Sous l’action de certaines circonstances, non pas fortuites, mais découlant elles-mêmes de la logique d’une situation, comment se comportera notre être moral ? De nos idées conscientes ou de nos aspirations instinctives, lesquelles l’emporteront ? Est-ce la volonté qui triomphera de la passion, est-ce la passion qui mettra la volonté en déroute ? D’avance nous n’en pouvons rien dire, car il nous manque d’avoir fait l’épreuve de nos forces, et nous sommes pareils au conscrit avant le baptême du feu. Seul le péril, réellement affronté, permet d’établir le départ entre les couards et les braves. A l’instant décisif, quel être allons-nous voir surgir, de qui nous ne soupçonnions pas en nous l’existence ? C’était déjà une découverte de ce genre que faisaient en eux les personnages de la Course du Flambeau. C’en est une analogue que feront ceux de Connais-toi. Dans les deux cas, la pièce de théâtre est une même chose : c’est une expérience de psychologie.

On s’est étonné que M. Paul Hervieu affectionnât, pour en décorer ses pièces, les titres empruntés à l’antiquité. Naguère c’était un souvenir de ces fêtes où les coureurs, de main en main, se repassaient le flambeau. Cette fois, au fronton de son nouveau drame, nous Usons la même inscription que déchiffraient les pèlerins au fronton du temple de Delphes. Apparemment il veut donner à entendre que, si beaucoup de choses changent dans la forme des sociétés et dans le décor de la vie, le fond de la nature ne change pas et la comédie humaine, dans son essence, reste identique à elle-même. Aux temps légendaires, quand le ciel était tout voisin de la terre et que les hommes allaient enveloppés de merveilleux, à ceux qui venaient des cités lointaines chercher dans la ville sainte la révélation d’une parole inspirée, l’oracle se bornait à répondre ces simples mots : « Connais-toi ! » Et le pèlerin, sachant que les dieux aiment à parler en termes obscurs, revenait méditant sur la formule énigmatique chargée de trop de sens au gré de son âme ingénue. Le jour où Socrate développa le contenu de la formule et la prit pour base de son enseignement, ce ne fut rien de moins qu’une révolution. Il faisait redescendre la philosophie du ciel sur la terre ; il rejetait au néant les vaines spéculations de ceux qui cherchaient dans la combinaison des quatre élémens le dernier mot des choses ; il annonçait au monde cette vérité que rien n’est intéressant pour l’homme, sinon ce qui est humain. C’était le dernier mot de la sagesse antique : c’est le premier de la pensée moderne. Car cette étude de soi-même, c’est celle à laquelle le christianisme ne cesse de nous ramener. De là ce grand travail de réflexion et de méditation, ce grand effort de reploiement, cette perpétuelle interrogation de soi par soi. Cette vaste enquête sur l’âme humaine est le moyen par lequel le christianisme a créé notre conscience. Aujourd’hui, ceux-là mêmes qui rejettent les dogmes de son Credo demeurent façonnés par lui. Ils ne peuvent admettre qu’une règle de vie : s’analyser soi-même en vue de réaliser l’accord entre les sentimens de l’individu et l’idéal qu’il s’est forgé. Ainsi un même précepte pénètre l’étroite philosophie antique et l’accueillante morale chrétienne, et se perpétue de l’enthousiasme des époques inspirées à la prudence positive de nos temps désabusés. Car il s’adresse aux hommes dont les erreurs, à travers les siècles, n’ont pas cessé de procéder des mêmes causes. — Ne dites pas que voilà, à propos d’une œuvre de théâtre, de bien vastes perspectives ! C’est la définition même de l’art classique qu’il envisage dans la nature humaine l’élément qui est de tous les temps. Notre vieille tragédie évoquait les âges où la conscience humaine s’essayait aux premiers balbutiemens, pour donner aux esprits raffinés du XVIIe siècle des enseignemens dont peut encore profiter l’âme inquiète de nos contemporains.

C’est un fait d’observation simple et coutumière qui sert de point de départ à la pièce de M. Hervieu. Combien de fois nous est-il arrivé de constater, avec une espèce de stupeur, l’extraordinaire démenti qu’une action imprévue vient donner à toute une vie ? Non seulement nos plus intimes amis nous sont apparus très différens de l’image où nous avions cru fixer leur ressemblance, mais nous-mêmes nous nous surprenons dans un rôle que nous ne croyions pas devoir jamais jouer. Et, s’il faut le dire, la surprise est le plus souvent désagréable. C’est rarement un héros insoupçonné, c’est la plupart du temps un pauvre être qui sommeillait au fond de nous et n’attendait qu’une occasion de s’éveiller. Quand la vérité se découvre, il est rare que nous reconnaissions en elle une amie. Nous nous étions, de bonne foi, composé un rôle et fabriqué une attitude. Nous répétions des phrases dont la sonorité nous plaisait. Des mots ! Des mots ! Tant que la vie se continue sans secousses, nous pouvons demeurer dans cette illusion dont nous-mêmes nous sommes les dupes. Vienne un choc un peu violent ! le masque tombe, l’homme reste. C’est le cas pour presque tous les personnages de Connais-toi, mais pour un surtout ; car il y a ici une figure qui domine toutes les autres et que toute la pièce est destinée à mettre en relief. Il y a un personnage central, autour duquel toute l’action gravite, en sorte que tous les autres n’existent que par rapport à lui. Sa psychologie tient en quelques mots : il est le représentant de l’absolu en morale. Supposez un homme qui a pris au pied de la lettre les formules où se résume l’enseignement religieux, moral, philosophique, depuis celles du catéchisme jusqu’à celles de la théorie militaire. Il croit au Bien, au Devoir, à la Vertu, à l’Honneur. Il accepte ces idées dans leur intégralité, sans atténuations et sans nuances. Il est persuadé que la vie doit se modeler exactement sur elles. Il s’imagine pour sa part y avoir de tout temps conformé sa conduite et ne doute pas que jusqu’au bout il n’ait la force de rester fidèle aux mêmes principes, sans une défaillance. Il apprécie les autres à la même règle rigide qu’il s’applique à lui-même. Quel sera, dans ce domaine de l’a peu près qui est celui de la réalité, dans ce monde de compromissions où nous évoluons, le sort d’un tel homme ? Quels sentimens fera-t-il naître autour de lui ? Combien de temps tiendra-t-il sa hautaine gageure ? Telle est, en quelques mots, toute la donnée de la pièce. C’est la grandeur et la décadence d’un idéaliste.

Chez un tel homme l’absolutisme doit être le résultat de facteurs nombreux dont le premier est le tempérament. C’est lui, assure-t-on, qui nous met sur la voie de nos idées et qui désigne nos doctrines au choix de notre intelligence. Le général de Sibéran a dû grandir dans un milieu de vieille aristocratie où les idées d’autorité n’étaient pas même discutées, où n’a jamais pénétré ce souffle d’universelle anarchie caractéristique de l’esprit moderne. Enfin le métier militaire a achevé l’œuvre, en mettant sur lui son empreinte. Comme la discipline est la force des armées, il en infère sans hésitation qu’elle est toute la sauvegarde des sociétés, toute la dignité des caractères individuels. M. Heryieu a négligé de nous donner sur la formation d’un caractère si exceptionnel tous les renseignemens que nous aurions souhaités ; mais il est vrai de dire que le portrait ira sans cesse en se précisant dans la pièce. C’est déjà du général de Sibéran qu’il est question dans le long entretien, qui remplit la première scène, entre le lieutenant Pavail et Clarisse de Sibéran. Nous y apprenons que ce Pavail est le fils d’un révolutionnaire, tué sur une barricade. La première Mme de Sibéran s’est intéressée à lui, l’a recueilli, l’a fait quasiment adopter par son mari, qui l’a attaché à sa personne en qualité d’officier d’ordonnance. Pavail, autant qu’il nous est donné de démêler sa psychologie ténébreuse, je veux dire sa mentalité de beau ténébreux, a trouvé tout naturellement et sans effort un ingénieux compromis de conscience qui lui permet [de profiter du bienfait sans toutefois en concevoir pour son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Le cas est fréquent et nous n’éprouvons aucune surprise à constater, chez Pavail, cette indépendance du cœur. Quant à Clarisse de Sibéran, c’est la jeune fille pauvre qui a fait un mariage de raison. Elle a épousé un homme beaucoup plus âgé qu’elle, veuf, avec un grand garçon tout poussé. Elle a pour le général infiniment d’estime ; mais le moyen qu’elle ait trouvé auprès de lui le bonheur dont elle rêvait au couvent ? Non, ce1 n’est pas vers lui qu’allaient ses longs soupirs de petite pensionnaire. C’est un vieil aigle qui est venu, quand elle attendait l’oiseau bleu. Elle se résigne, étant foncièrement honnête, et, dans la plus stricte acception du terme, femme de devoir. Mais cette résignation a été plus d’une fois chèrement achetée. Que de sanglots refoulés, que de larmes dévorées en silence ! Cette résignation plaintive ne nous dit rien qui vaille : nous la devinons en secrète harmonie avec l’obéissance révoltée du jeune officier. « Voilà une honnête femme qui n’aime pas son mari, » disait une précieuse en entendant Pauline protester de son attachement à Polyeucte. Et nous songeons à part nous : « Voilà d’honnêtes jeunes gens qui sont en train déjouer avec le danger. » Au surplus, dans leur conversation ce qui nous a le plus intéressé, c’est ce qu’elle nous a appris sur leur commun bienfaiteur. Nous avons en effet, à travers leurs propos, aperçu une première silhouette du général. Nous ne pouvons douter que ce ne soit un homme excellent. Mais il est de ceux qui peuvent rendre toute sorte de services sans qu’on leur en sache jamais de gré. Leur manière autoritaire, tyrannique et cassante, leur aliène ceux de qui ils devraient attendre un juste retour d’affection et de tendresse. Ils n’obligent que des ingrats.

Le voici lui-même, et précisément dans un état d’exaspération bien fait pour révéler le fond de sa nature. Un hasard vient de le rendre témoin d’un scandale qui le touche de tout près. Comme il se promenait avec son parent et ami, Doncières, il a vu la femme de celui-ci, Anna Doncières, sortir de la maison de Pavail. Le doute n’est pas permis, et il y a des preuves : la délinquante a, dans sa précipitation, perdu un gant. Tel est le crime ; le châtiment ne se fera pas attendre. A Doncières de prendre les justes résolutions pour sauver son honneur de mari ; quant à lui, il expédiera Pavail au Tonkin.

Une conversation va mettre en présence le général et Doncières. L’objet en est d’opposer deux caractères d’homme, le personnage de Doncières n’ayant été inventé que pour faire contraste avec celui du général et par-là mettre celui-ci en un relief plus saisissant. Doncières est un faible, disposé à l’indulgence, avide de trouver des motifs de pardonner, et prêt à s’aveugler lui-même pour n’être pas obligé de sévir. Le général, à qui il est venu demander conseil, ne lui cache pas que sa mollesse lui inspire quelque mépris. Il lui souffle un peu de son âme, et tâche de le convertir à son intransigeance. Pas de miséricorde au péché ! Pas de pitié pour la pécheresse ! Il faut congédier l’épouse coupable. Le pardon, en pareil cas, n’est pas le louable effort d’une grande âme ; c’est une lâcheté procédant de mobiles inavouables, c’est le honteux triomphe des sens qui se souviennent sur la volonté qui abdique. Le caractère s’accuse et se complète dans cette scène où le général, avec une si belle assurance, se fait juge dans une cause qui n’est pas la sienne. Grave responsabilité que celle d’un conseil à donner, dans des matières aussi délicates et dans une circonstance aussi décisive ! La plupart hésiteraient. Mais c’est le propre de ces natures entières et qui possèdent « l’horrible certitude, » de disposer d’autrui aussi allègrement que d’elles-mêmes. Le devoir est pareil pour tous ; il n’est pas relatif aux individus ou dépendant des circonstances ; il est d’ailleurs simple et clair : il s’impose par son évidence et ne souffre pas la discussion.

Comme on a mis Doncières en opposition avec Sibéran, de même Anna devait être l’antithèse de Clarisse. C’est une petite âme sans consistance et telle qu’on en trouve à la douzaine dans notre époque falote. Elle regrette énormément sa faute, depuis qu’elle s’est laissé surprendre. Elle n’avait jamais imaginé que l’adultère pût avoir l’ombre d’une importance. Elle s’est donnée comme on se prête. Son inconscience est sa seule excuse, mais, vaille que vaille, c’en est une. Sans doute, en un autre temps, Clarisse n’eût pas refusé à l’aimable étourdie une indulgence qu’elle pouvait lui décerner du haut de sa propre vertu ; mais elle se montre cette fois un peu plus sévère, soit qu’elle ait été gagnée aux raisonnemens farouches de son intransigeant de mari, soit que son inclination secrète pour Pavail lui rende plus inexcusable une faute dont celui-ci a bénéficié.

Tel est le premier acte qui pose les personnages dans leur attitude habituelle et les montre dans le caractère où ils semblent installés une fois pour toutes. Les voilà tels que les aperçoivent ceux qui vivent dans leur familiarité, et qui les reconnaissent au langage, au son de voix, à l’air de la physionomie, à ces mille détails imperceptibles dont se compose l’individualité de chacun de nous. L’événement ne s’est pas encore produit qui va tout bouleverser. Ou plutôt ils ne s’en sont pas encore avisés. Car nous sommes, pour notre part, assez peu disposés à accepter l’exactitude de faits auxquels ils ont si légèrement ajouté foi. Notre perspicacité, ou, pour mieux dire, l’habileté de l’auteur nous avertit que tous ces gens sont dans l’erreur. Nous allons, au second acte, l’apprendre de la bouche de Pavail. Celui-ci, aux rudes admonestations du général n’a rien répondu, et il a, sans protester, accepté de demander lui-même son renvoi dans un régiment colonial. Mais il dira tout à Clarisse, ne pouvant se résoudre à être calomnié auprès d’elle. Ce n’est pas lui qui est le coupable ; ce n’est pas lui qui est l’amant d’Anna Doncières : c’est Jean de Sibéran, le fils du général, né d’un premier mariage. Pavail s’est borné à prêter son appartement aux amoureux. C’est un service qui, paraît-il, ne se refuse pas ; d’ailleurs il a pour Jean de Sibéran une amitié aveugle, et qui ne discute pas. Mais lui, comment aurait-il courtisé Anna, puisque son cœur est tout rempli par l’amour d’une autre femme, ou plutôt puisqu’il n’y a pour lui qu’une femme au monde, et c’est Clarisse. Elle pourtant, Clarisse, le laisse parler ; elle ne se défend pas d’avouer qu’elle-même n’est pas insensible à son amour ; [c’est la découverte qu’elle vient de faire ; et, en tout autre temps, elle aurait su garder le silence ; mais puisque le jeune homme est à la veille de s’éloigner, le moyen de cacher entièrement ce tendre secret à celui qui va partir ?

C’est ici le tournant de la comédie. Elle va maintenant changer de direction. Le général que nous avons vu jusqu’à présent si tranquille, ou si imperturbable, va recevoir un premier choc. Il apprendra la vérité et que tous les anathèmes, qu’il a si libéralement fulminés à l’adresse de Pavail, retombent en fait sur son fils. Ce sera pour cet homme tout d’une pièce le commencement de la fin, et nous allons voir, une à une, tomber les pièces de son armure. Brutus envoya ses fils au supplice : cela lui a valu un chapitre dans Plutarque. Mais l’héroïsme à la Plutarque n’a plus cours, si tant est qu’on l’ait jamais rencontré ailleurs que dans les livres de cet honnête rhéteur. Depuis qu’il s’agit de son fils, le général de Sibéran n’est plus d’avis que, pour une fredaine, il convienne d’expédier les officiers aux colonies. Il sera beaucoup pardonné au jeune officier, à la condition qu’il promette de ne pas revoir sa complice. Car le général ne va pas cesser de se désavouer lui-même. Si Anna est répudiée par son mari, il semble indiqué que Jean de Sibéran doive l’épouser. Mais voilà ce que le général ne saurait admettre ! Son fils épouser une femme perdue, une débauchée ! Tels sont en effet les termes dont il se sert pour flétrir l’adultère. La violence de ce langage a fait sourire, et la critique n’a pas manqué d’en souligner l’outrance prudhommesque. Savourons-en au contraire l’admirable naïveté ! Au point de vue de l’absolu, où se place le général, toutes les fautes s’équivalent. C’est nous qui, à force de distinctions, énervons et anémions la doctrine morale ; c’est cet homme de rude bon sens qui a raison. Aussi bien, s’il nous fallait encore une preuve de la noblesse d’âme où se hausse sans effort M. de Sibéran, nous la trouverions dans ce mouvement qui le porte à s’aller excuser auprès de Pavail pour l’injustice de ses reproches.

Ne craignez pas, d’ailleurs, que la passade du jeune Sibéran et d’Anna Doncières finisse par un mariage ! Ils ne veulent, ni l’un ni l’autre, de cette solution radicale. La scène, par laquelle s’ouvre le dernier acte, remet les choses au point, chacun des amans évitant, par-dessus tout, de laisser à l’autre aucun doute sur la fragilité d’une fantaisie sans lendemain. Le dialogue est charmant d’ironie légère. C’est un moment de détente dans une pièce où on ne les prodigue pas. Mais revenons à l’essentiel du drame, qui est en train de se corser terriblement. La vertueuse Clarisse ne vient-elle pas d’accorder un baiser à Pavail ? Il n’y a que les innocens pour se faire prendre. C’est pourquoi le général arrive juste à point pour être témoin de l’unique faiblesse de sa vertueuse épouse. Voilà l’épreuve. Le moment est venu pour l’impitoyable justicier de faire justice, alors que lui-même est l’offensé. Qu’il s’applique sa propre théorie ! Qu’il tienne pour faute l’intention de la faute ! Qu’il chasse l’épouse qui a été coupable fût-ce en pensée ! Ah ! le pauvre justicier qui, au lieu de condamner, pardonne, au lieu de chasser, supplie qu’on ne l’abandonne pas ! Il s’agenouille, lui, l’orgueilleux, devant celle à qui nous imaginions qu’il allait refuser toute clémence. Il vient de découvrir que principes, raisonnemens et tous ces vains échafaudages ne tiennent pas contre un mouvement de la passion. Un être, dont il ne soupçonnait pas l’existence, vient de lui apparaître. Il ne se reconnaît pas lui-même, parce qu’il ne se connaissait pas…

Elle non plus, Clarisse, n’avait pas prévu ce désir qui s’éveille en elle de secouer le joug, de reconquérir sa liberté, d’aller où l’appelle une promesse de bonheur. Va-t-elle donc augmenter le nombre de ces révoltées qui, sorties des pièces actuelles, feraient non pas un quadrille mais un régiment ? Non. Elle ne cédera pas, et, après une courte velléité de s’échapper, elle saura se reprendre. Elle ne cédera pas, parce qu’elle ne pouvait pas céder ; il y avait à cela impossibilité esthétique autant que morale. Clarisse divorçant d’avec son vieux mari pour s’en aller filer le parfait amour avec un lieutenant, eût mis dans l’ensemble de cette pièce une fausse note. La vulgarité de cette conclusion eût été en désaccord avec la tonalité générale de l’œuvre.

Car nous n’avons affaire ici qu’à des âmes élevées. Par le temps qui court, ce n’est pas un mince mérite. Je laisse de côté Doncières, qui est vaguement pleutre, et sa petite évaporée de femme : ce ne sont que des comparses. Le drame se joue entre trois personnages. Clarisse est, sans aucun doute, le plus noble caractère de femme qu’il y ait dans tout le théâtre de M. Paul Hervieu. Lui-même, Pavail, se tire suffisamment à son honneur de son personnage d’amoureux brûlant et transi. Quant au général de Sibéran, c’est une des figures les plus originales qu’on ait mises depuis longtemps à la scène ; je n’ai vu nulle part qu’on ait rendu entière justice à son caractère et qu’on en ait apprécié, comme il convenait, la conception. Homme d’un autre âge, attaché à des principes où nous ne voyons plus que des préjugés, dévot de saints que nous ne chômons plus, il traverse notre époque sans rien soupçonner du continuel démenti que donne la vie contemporaine à ses antiques chimères. Ce désaccord entre lui et son temps le condamnait à une catastrophe inévitable. Pour être prévue elle n’en est pas moins pénible. Aussi bien, lorsque s’effondre ce héros présomptueux, nous ne songeons aucunement à le trouver ridicule ; nous le plaignons, au contraire. Une grande mélancolie s’empare du drame. C’est cette tristesse particulière qui monte en nous chaque fois que nous assistons à une défaite de l’idéal. Don Quichotte était parti gaiement de sa gentilhommière pour s’en aller redresser les torts et hâter le règne de la justice par le monde : il rentre meurtri et confus, n’ayant pourfendu que des moulins à vent, vaincu dans sa lutte inégale contre le réel. Nous avions commencé par nous égayer à ses dépens et nous ne songions qu’à nous amuser de son aventure héroï-comique ; à la fin, elle nous laisse une saveur d’amertume. Lui aussi, don Quichotte de la morale, le héros de Connais-toi voit, au dénouement, se dissiper les plus précieuses de ses illusions : celles qu’il se faisait sur lui-même. Il constate l’inanité de l’effort par lequel il avait cru s’élever au-dessus des faiblesses communes. Il s’aperçoit pareil aux autres, à ces autres dont il se croyait si différent et qu’il méprisait. Comment sa déception n’éveillerait-elle pas dans nos âmes un écho douloureux ? Hélas ! se peut-il qu’il en soit ainsi, et que ceux-là aient raison qui tiennent notre nature pour infirme et son infirmité pour incurable ?…

L’analyse que nous venons de donner de Connais-toi, ou, tout au moins, le portrait que nous avons essayé de tracer du principal personnage, ne laissera pas de surprendre ceux qui, ayant vu la pièce, ont présente à l’esprit l’interprétation que M. Le Bargy a donnée de ce rôle. Ah ça ! diront-ils, le général de Sibéran n’est-il donc pas un grotesque ? Non certes. C’est l’interprète qui a résolument tourné le rôle au comique. Il a fait du général de Sibéran la vieille culotte de peau, le Ramollot, le général d’opérette. On n’imagine pas un contresens plus complet ni plus fâcheux. Car ce n’est pas seulement un rôle qui est faussé, c’est toute la pièce qui perd sa signification et devient à peu près inintelligible. M. Le Bargy fait rire et peut-être se réjouit-il de ce succès facile. Quelle erreur est la sienne ! Et combien elle surprend, venant d’un artiste de sa valeur, si bien désigné pour dresser dans sa hautaine intransigeance cette silhouette de vieil aristocrate de la morale ! Mme Bartet, exquise de grâce et d’émotion, a fait du rôle de Clarisse une de ses plus merveilleuses créations. Mlle Lecomte a montré beaucoup de finesse dans le rôle parfois ironique d’Anna Doncières. Je n’en vois point d’autres à louer.


Dans un de ses romans les plus connus, l’Aventure, M. Pierre Veber signalait naguère le danger qu’il y a pour une femme à se laisser suivre dans les rues de Paris par un monsieur qu’elle ne connaît pas. Il mettait en scène une Parisienne bien d’aujourd’hui, curieuse de sensations plutôt qu’embarrassée de scrupules, que tentait une intrigue commencée, au salon de lecture du Bon Marché, avec un Roumain du plus beau noir. De rencontre en rendez-vous et de faveur en complaisance, l’honnête dame s’achemine peu à peu vers les concessions suprêmes, lorsqu’elle apprend que son galant est un abominable escroc sur qui la police vient de poser lourdement la main. Il était temps. Tout de même, elle en éprouve un frisson rétrospectif. Et je n’affirme pas qu’à l’avenir elle ne s’égarera jamais hors des sentiers de la vertu ; du moins elle ne s’égarera plus qu’en bonne compagnie, et exigera de ses complices de sérieuses références. Cette histoire cocasse était contée sans gravité sur un ton d’ironie légère. Cela faisait un roman parisien des plus agréables.

Il est impossible de ne pas évoquer ce souvenir en abordant la pièce de M. Henry Bataille, le Scandale. Même point de départ, même sujet, traité, à vrai dire, d’une manière toute différente. Nous sommes ici lancés en plein drame. Mme Ferioul est venue faire une saison à Luchon avec son mari et ses enfans. C’est une provinciale, habituellement domiciliée à Grasse. Épouse vertueuse, bonne mère de famille, bourgeoise timorée, comment est-elle tout à coup devenue la maîtresse d’un rastaquouère, rencontré dans les couloirs de l’hôtel, el dans la chambre duquel elle passe des nuits frénétiques ? On ne nous l’explique pas et pour cause. C’est un mystère. On ne discute pas le mystère : on y croit. Donc admettons, sans objections, que Mme Ferioul est devenue subitement la maîtresse du brun Artanezzo. Entendons-la décrire les délices inouïes qu’elle goûte dans les bras de ce virtuose de l’amour. Notons seulement que le lyrisme de cette matrone énamourée d’un passant est ce qu’on imagine au monde de plus déplaisant. A la fin de l’acte, elle découvre que cet incomparable amant est un vulgaire escroc.

Mme Ferioul rentre à Grasse, dans son intérieur, retrouve sa paisible vie de famille et peut croire que sa déplorable aventure n’a été qu’un cauchemar. Mais Artanezzo écrit. Sans doute est-ce le chantage qui commence. Artanezzo arrive en personne. Et Mme Ferioul le reçoit. Quelle n’est pas son émotion à découvrir que, pour être un escroc, le rasta n’en est pas moins plein de délicatesse. Il lui rend ses lettres, les menus souvenirs qu’il a gardés de leur amour. C’est le filou chevaleresque. Toutefois notre époque est rude aux belles âmes : Artanezzo, pour avoir extorqué je ne sais plus quelle somme à un bijoutier, est traduit devant les tribunaux, et Mme Ferioul est citée comme témoin. Elle pourrait à la rigueur se dispenser de répondre à la citation. Mais quoi ! laisser condamner un si galant homme ! Elle ira. Tout de même pour une bourgeoise notable de Grasse, venir à Paris témoigner en audience publique, sans que personne s’en aperçoive, c’est un peu compliqué. Mme Ferioul se perd en combinaisons…

Jusqu’ici tout le drame n’a été que celui de la détresse où se débat la victime d’une imprudence un peu forte. C’est maintenant sur le mari que va se reporter tout l’intérêt. M. Ferioul arrache à un certain Parizot, greffier, confident de sa femme, l’horrible vérité. C’est un homme violent, comme tous ceux dont le rôle a été écrit pour M. Guitry. Emporté par la colère, il va faire un éclat. Il appelle à grands cris sa mère, ses enfans, ses domestiques. Il va leur révéler la honte de sa femme, lorsqu’il se ravise, invente une histoire à dormir debout pour expliquer la soudaine convocation de ce conseil de famille. Il feindra d’ignorer.

Au dernier acte, Mme Ferioul étant revenue de Paris, il tente de prolonger la comédie de l’ignorance. Mais il la joue mal. La femme coupable comprend que son mari est instruit de tout. Elle profère des prières incohérentes. Lui commence un long discours où il est parlé de souffrance, de colère, d’arrangemens, de pardon possible dans un avenir éloigné… Pendant ce discours, Mme Ferioul s’est endormie. — Il s’en faut que cette pièce soit au nombre des meilleures de M. Henry Bataille. Comme M. Bernstein, M. Bataille est fort bien doué pour le théâtre. Comme M. Bernstein, il affecte de gâcher ses qualités. Nous nous évertuons vainement à rappeler ces jeunes auteurs à une observation plus soucieuse de la réalité moyenne. Mais ils n’entendent qu’aux sujets d’exception. Ils se condamnent eux-mêmes à une espèce de surenchère. Le Scandale n’est que la mise à la scène d’une situation violente et violemment invraisemblable, où l’auteur a péniblement tiré un fait divers en mélodrame.

M. Guitry et Mme Bady se donnent beaucoup de mal pour nous émouvoir. Il faut leur en savoir gré. Mais pourquoi Mme Bady prononce-t-elle le mot « ignoble » comme s’il s’orthographiait : « innioble ? »


RENE DOUMIC.