Revue dramatique - 14 avril 1910

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Revue dramatique - 14 avril 1910
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 926-931).
REVUE DRAMATIQUE


:Théâtre Sarah-Bernhardt : La Beffa, drame en quatre actes en vers, de M. Sem Benelli, transposition en vers français de M. Jean Richepin. 


Qu’on dise après cela que le drame en vers est un genre suranné ! Presque au lendemain de Chantecler, nous entendions La Beffa au Théâtre Sarah-Bernhardt. Cependant, au Théâtre-Antoine un jeune poète de talent faisait représenter sous ce titre : 1812, une sorte de roman d’Erckmann-Chatrian mis en vers. L’inspiration de cette pièce peu belliqueuse eût déchaîné, voilà seulement quelques années, des enthousiasmes. Aujourd’hui nous ne pensons plus que cet étalage des horreurs de la guerre soit de circonstance. Ce n’est pas le rôle de la poésie de débiliter les courages, c’est même le contraire de son rôle historique. Et la guerre pouvant toujours, dans la vie d’une nation, être la réalité de demain, il importe quelle nous trouve prêts à l’accueillir sans tristesse ; car ce qu’on fait tristement, on le fait mal. Après 1812, qui est comme le roman en vers au théâtre, il n’est pas jusqu’à la tragédie qui, avec la Sophonisbe de M. Poizat, n’ait reparu. Et nous ne sommes pas au bout de l’énumération. On répète une pièce en vers à la Comédie-Française ; on va jouer au théâtre Sarah-Bernhardt le Bois Sacré d’Edmond Rostand. C’est toute la lyre, ou du moins ce sont toutes les yres. Nous n’avons signifié son congé au vers que pour la comédie de mœurs ; je ne suis pas sûr que ce fût nécessaire, mais c’est un fait. Ce n’est pas assez de Ure que nous admettons encore la forme versifiée au théâtre ; elle nous est restée particulièrement chère ; elle remue en nous toutes sortes de souvenirs, elle nous réjouit dans une habitude héritée de toutes les générations qui nous ont précédés et qui, pendant des siècles, n’ont pas toléré qu’un drame non plus qu’une comédie fût écrit en prose ; or, on sait pour combien entre l’habitude dans le plaisir littéraire et comme le goût a besoin d’une longue éducation. Ne doutons pas qu’il n’y ait encore de beaux soirs et tout un avenir pour la poésie au théâtre.

Entre tant de productions poétiques, et puisque nous n’avons que le choix, nous choisirons le drame italien de M. Sem Benelli que M. Richepin a adapté à notre scène, parce que la pièce est des plus curieuses, et parce que le somptueux vêtement, dont M. Richepin l’a habillé, suffirait à nous la recommander. Le succès même que La Beffa a obtenu en Italie contribue à en rendre l’étude intéressante. Non certes que le succès soit toujours signe de valeur littéraire ; il est même quelquefois signe du contraire. Mais il paraît que M. Sem Benelli est vraiment un poète, et que La Beffa est écrite dans une très belle langue. Or la pièce a eu quatre cents représentations consécutives ; on la joue dans toutes les villes ; le public italien ne s’en lasse pas. Il faut, pour cela, qu’elle réponde à quelque chose de profond, à un caractère de la race, à un instinct national. Et il pourra donc être instructif d’en marquer l’opposition avec le sentiment français, puisque l’accueil chez nous a été moins frénétique.

La Beffa est un drame historique, ou plutôt placé dans un décor d’histoire, ou mieux encore dans un cadre ancien, un précieux cadre florentin du temps de Laurent le Magnifique. Le héros en est le jeune seigneur Giannetto Malespini. Il est en lutte avec deux frères : Neri et Gabriel Chiaramantesi. La lutte dure depuis toujours. C’est une de ces hostilités spontanées et irréductibles qui résultent du contraste entre les natures et traduisent l’antagonisme des tempéramens. Giannetto est de complexion débile, remarquablement doué des dons de l’esprit qu’il a subtil, inventif et orné, mais rachetant cette supériorité intellectuelle par une déplorable faiblesse physique. Au contraire, ses ennemis sont, dans toute la force du terme, de belles bêtes. Superbes et brutaux, ils ont pris l’habitude de faire de Giannetto leur souffre-douleur.

Ce qui les encourage, et les excite, et en partie les justifie, c’est que Giannetto n’est pas seulement faible, il est lâche. C’est cela même qui est chez lui le trait caractéristique. Il est essentiellement lâche. C’est un lâche ; c’est le lâche. Aussi, pas de mauvaise farce qui ne soit contre lui de bonne guerre. Cela a commencé à l’école, cela a continué depuis. On martyrisait l’enfant, on persécute l’homme. Lui, il subit, faute d’avoir le courage de résister et de se défendre. Mais en subissant, il ne se résigne pas. Au contraire ; l’humiliation, chaque fois, ajoute à la colère, à la rage, à la rancune qui s’accumulent en lui. Une méchante plaisanterie, cela s’appelle en Italie, ou cela s’appelait, du temps du Magnifique, une « beffa. » Voici la dernière beffa dont Giannetto a été victime. On l’a enfermé dans un sac, jeté à l’eau et lardé de coups de dague. Nous sommes entièrement de son avis pour déclarer que cette gentillesse est du goût le plus fâcheux. Depuis cette dernière mésaventure, une pensée unique habite l’esprit du malheureux bafoué, un seul sentiment surfit dans son cœur ulcéré. Il s’est donné tout entier à une idée dont il a fait sa maîtresse :


<poem>C’est la Vengeance I Elle a de grands yeux verts ardens, Elle est gaie. Elle rit de ses trente-deux dents. Sa robe s’ouvre ; on voit sur sa gorge qui bouge, Blanche, luire un éclair de cicatrice rouge. Elle danse, et vous dit avec un geste fou : « Veux-tu me suivre ? Viens ; mais en sachant jusqu’où « Peut te mener la danse étrange que je mène. « Celui qui m’aime aura toute la joie humaine. « Toutes les femmes, s’il les aime, l’aimeront. « Toutes les grâces sont en couronne à mon front. « Mais pour m’avoir, avec tout ce qui me décore, « Il faut rire. Ris donc ! Ris toujours ! Ris encore ! « Sinon, tu ne peux pas m’avoir ; je te tuerai. « Et pas même me voir ! Mon regard acéré « Suffit pour aveugler soudain les yeux qu’il crève. « Car mon rire a l’horreur des larmes, fût-ce en rêve. « Et si tu veux revivre à mes baisers fleuris, « Ris toujours ! Ris sans fin ! Ris ! Ris encore ! Ris ! »


Il se vengera. Il opposera plaisanterie à plaisanterie. Il fera, lui aussi, sa bella, et telle qu’il lapent faire. Celle des Chiaramantesi n’a été pétrie que de force et de brutalité. La sienne sera une œuvre d’art, préparée de loin, ourdie savamment, tissue d’une trame délicate et décevante. Aussi bien la sottise de l’aîné des deux frères, Neri, lui fait la partie belle. Giannetto, feignant une réconciliation, a invité à souper les deux frères, et aussi la maîtresse de Neri, la belle Ginevra, pour qui il soupire en secret, cela va sans dire : deux hommes qui aiment la même femme se haïssent ; mais aussi, quand deux hommes se haïssent, c’est qu’ils sont destinés à aimer la même femme ; ainsi le veut une saine psychologie de théâtre. A la fin du souper, Neri, qui a bu comme une éponge, est complètement ivre. Il revêt une armure complète : casque, cuirasse, gantelet, épée nue ; c’est une idée d’ivrogne. Giannetto, qui le guette, conçoit aussitôt le parti qu’il peut tirer de la fantaisie de cette brute. Nous le voyons imaginer sous nos yeux sa beffa, la combiner, lui faire prendre forme. Il persuade à Neri de s’en aller par les rues dans cet attirail et de s’introduire chez les bourgeois paisibles. Ce qui suivra, nous le devinons, et c’est la farce dont Giannetto va se régaler et distraire aussi Laurent de Médicis qui, paraît-il, dans la lutte entre l’artiste rusé et les deux hercules idiots, est pour le premier.

Le second acte se passe chez Ginevra. Ayant endossé les habits de Neri, Giannetto s’est introduit chez la courtisane, qui l’a pris pour Neri. Il a passé la nuit auprès d’elle. Ç’a été du reste en tout bien tout honneur. Giannetto n’a pas profité de l’erreur : c’est un homme tout esprit. Les plaisirs de la vengeance sont les seuls auxquels il aspire. Il est venu tout uniment pour raconter le scandale de l’équipée à laquelle Neri s’est livré. On l’a arrêté, comme frappé subitement d’aliénation mentale ; on l’a conduit au poste... Mais quoi ! Du bruit ! Neri s’est échappé. Décidément, ce fou est dangereux. A l’acte suivant, nous le verrons enfermé dans les souterrains d’un palais, où on le lie à une chaise scellée au mur. Giannetto nargue sa rage impuissante. Et il imagine de le faire narguer par des femmes, Laldomine, Fiammette, Lisabetta, introduites à cet effet auprès de lui. Les deux premières sont des femmes qu’il a trahies ; elles l’injurient abondamment. La troisième l’a aimé en secret, et n’éprouve pour lui que de la pitié.


Cher grand vaincu ! Que n’est-ce, hélas ! l’ardente fête
De notre amour joyeux en folle floraison
Qui t’a sous mes baisers fait perdre la raison ?
Nous serions fous tous deux de la même folie,
Car c’en est une, va, dont mon âme est remplie,
Oh ! quel amour profond autant qu’il fut secret !
Tout le monde, excepté grand’mère, l’ignorait.
Et tu ne pouvais pas le soupçonner toi-même.
Le torrent ne sait pas combien la rive l’aime,
Tout le long d’elle il passe en flots indifférens
Aux violettes dont ses bords sont odorans.
Il passe avec un bruit de fuite au joyeux rire,
Et l’eau ne connaît point la rive qui s’y mire...


Ce langage nous surprend un peu. Nous ne nous attendions pas à cette expansion d’un sentiment si délicat et qui semble ici un peu dépaysé. Mais cette note idyllique est quand même la bienvenue. C’est une détente au milieu de toutes ces horreurs. Lisabetta conseille à Neri, au lieu de se débattre comme il l’a fait jusqu’ici, de feindre la folie, mais une folie douce ; elle le réclamera ; on le mettra en liberté. Neri suit ce conseil. Sa vengeance va-t-elle donc échapper à Giannetto ? Non pas. Celui-ci en sera quitte pour modifier son plan au gré des circonstances, et l’y adapter en l’aggravant. Notez-le bien : c’est cela même qui donne à l’œuvre sa valeur de théâtre. C’est que cette vengeance n’est pas combinée une fois pour toutes. Elle est en continuel travail de combinaison, en perpétuel rebondissement, en mouvement et en acte. Cette création sans cesse renouvelée est en soi quelque chose d’intéressant et que nous arrivons à suivre avec curiosité, — je ne vais pas jusqu’à dire avec sympathie.

Le hasard qui délivre Neri va devenir le meilleur collaborateur pour la vengeance de Giannetto. Déjà celui-ci entrevoit le suprême triomphe, et il le savoure dans une crise de joie hystérique. En effet, le premier usage que fait Neri de sa liberté est de courir chez Ginevra. C’est la nuit. Un homme est auprès de la courtisane. Neri ne doute pas que ce ne soit Giannetto, et, quitte à vérifier ensuite, il commence toujours par le poignarder. A peine le sang est-il versé, une porte s’ouvre et le meurtrier voit paraître sain et sauf, ironique et insultant... Giannetto lui-même. Qui donc vient-il de tuer ? Sil propre frère, Gabriel, le second des Chiaramantesi, l’autre brute ; Giannetto a tout mené sûrement, froidement. Bien joué, Marguerite ! comme on dit dans La Tour de Nesle. Et voilà une beffa de derrière les fagots.

On a noté, au cours de notre analyse, tout ce qui dans cette pièce très italienne est fait pour déconcerter le spectateur de chez nous. Ai-je besoin de faire remarquer que sa conception même n’est pas du tout suivant le goût français ? J’ai lu un peu partout que c’est pur romantisme. Pas un de nos romantiques n’eût consenti à prendre Giannetto pour héros. Car il est bien le héros de la pièce, celui qui conduit toute l’action, celui qui l’emporte sans cesse, celui qui triomphe finalement ; et c’est un lâche ! Et il joue devant nous toute la gamme des sentimens qui ressortissent à la lâcheté : ruse, dissimulation, dérision à l’adresse du vaincu ! Ah ! que c’est l’opposé de notre goût ! Rappelez-vous Cyrano ! Un bravache celui-là ; mais dans bravache, il y 9. brave. Il est imprudent, inconsidéré, bavard, c’est-à-dire qu’il est le contraire de dissimulé et de cauteleux. C’est par sa générosité, même absurde, même ridicule, qu’il a tout de suite éveillé un écho dans nos cœurs. Vous me direz que le paladin, Roland ou Rodrigue, n’est pas le seul héros de notre littérature, qu’il ne faut oublier ni le Roman de Renart, ni les Fables de La Fontaine, qui sont aussi bien l’épopée de la ruse, et où la faiblesse avisée triomphe de la force brutale. Quelle différence ! Renart personnifie la classe des petites gens sur qui pèse de tout son poids l’inégalité sociale. Soigneusement dépouillé et désarmé par les grands, par les riches, par les puissans, il a recours à l’unique moyen de défense dont il dispose, et qui est l’adresse. Au surplus, il n’est comte ni baron et ne se pique pas des vertus chevaleresques. Giannetto est un seigneur ; il est l’ami du Magnifique ; le succès de sa beffa va le rehausser dans l’estime de ses compatriotes : il l’eût disqualifié dans notre pays de France. La ruse est une arme qui vaut la bravoure, et le coup porté dans l’ombre, s’il tue l’adversaire, vaut une victoire remportée au grand jour... telle est l’idée que La Beffa traduit avec le grossissement de la scène, mais dont peut-être on trouverait de curieuses applications dans l’histoire des cités italiennes et dans une politique à laquelle Machiavel a attaché son nom. Il y aurait là, si le temps et la place ne nous faisaient défaut, matière à un chapitre instructif de psychologie des races.

Quelle part revient à M. Richepin dans l’adaptation de la pièce italienne à la scène française ? Les élémens me manquent pour en décider. Ce qui est certain, c’est que la pièce est conduite d’une main experte, sans hésitations, sans lenteurs, et qu’elle nous arrive à travers une transposition poétique des plus savoureuses. On ne peut souhaiter une langue à la fois plus souple et plus brillante, une versification plus aisée ; de beaux morceaux, qui ne sont pas des hors-d’œuvre, nous ont ravis au passage.

J’ai déjà dit dans une précédente chronique avec quel art, quelle énergie et quelle jeunesse Mme Sarah Bernhardt joue le rôle de Giannetto. Elle est très bien secondée par Mlle Marie-Louise Derval, qui a beaucoup de grâce et d’allure sous les traits de Ginevra et qui s’est montrée comédienne intelligente et bonne diseuse. Et combien parfaitement M. Decœur donne cette impression d’une force déchaînée que doit produire le personnage de Neri !

On a représenté deux fois, avec un réel succès, au théâtre Femina, la Sophonisbe de M. Alfred Poizat. Nul doute que ce succès ne décide un directeur de théâtre à monter cette pièce pleine de nobles ambitions. Nous aurons alors tous les élémens pour discuter cet essai de retour à la tragédie racinienne.


RENE DOUMIC.