Revue dramatique - 14 avril 1915

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Revue dramatique - 14 avril 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 924-935).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : l’Ami Fritz. — Faits ce que dois. — PORTE-SAINT-.MARTIN : Les Oberlé. — THEATRE SARAH-BERNHARDT : l’Aiglon. — NOUVEL-AMBIGU : Marceau ou les Enfans de la République.


On nous avait annoncé, pour le mois qui vient de s’écouler, une grande activité dans les théâtres. On devait faire d’importantes reprises et même monter des pièces nouvelles. Subitement les interprètes se sont trouvés indisposés, ou atteints d’empêchemens imprévus. Ces coïncidences opportunes et ces maladies diplomatiques n’ont surpris personne : elles sont dans la logique de la situation où nous nous trouvons. Le moment n’est guère à renouer des relations que depuis longtemps nous avions laissées tomber, et nous ne sommes pas d’humeur à faire accueil à de nouveaux visages. Nous nous replions sur nous-mêmes : dans l’intimité jalouse où nous nous enfermons, nous n’admettons que de vieux amis.

Un ami de quarante ans, c’est l’Ami Fritz. La Comédie-Française l’a trouvé tout prêt, quand il s’est agi de reparaître devant le public. Il est des pièces heureuses, d’un effet sûr et dont l’attrait ne vieillit pas, auxquelles on s’empresse de recourir dans les momens de pénurie : le Monde où l’on s’ennuie, l’Arlésienne et quelques autres, en petit nombre. La pièce d’Erckmann-Chatrian est l’une d’elles. Représentée en 1876, et tout de suite avec un éclatant succès, elle n’a plus cessé de tenir l’affiche ; et c’est encore à elle qu’est allée la plus forte recette, en l’année I1M4 ! Il s’en faut d’ailleurs que ce succès ait été sans soulever à l’origine d’assez vives réclamations. J’ai le souvenir très net des polémiques qui accueillirent la pièce dans sa nouveauté. On lui reprochait son réalisme. La scène est occupée pendant tout le premier acte par une table copieusement servie. M. Kobus et les amis de M. Kobus sont attablés devant de savoureuses victuailles auxquelles ils font largement honneur. Nous montrer des gens à table, est-ce bien pour cela que le théâtre a été inventé ? On mange et on boit dans cette nièce, et on n’y fait que manger et boire : c’est une pièce où il ne se passe rien. Les cerises du second acte sont de vraies cerises : le beau mérite, et le puissant intérêt pour remplacer cette ingénieuse combinaison d’événemens qui, servant de support à une curieuse étude de mœurs, constitue la pièce bien faite à la manière des maîtres de la scène qui sont Dumas fils, Emile Augier et Victorien Sardou !… Ainsi raisonnait-on entre habiles : on estimait généralement que la pièce n’était pas à sa place à la Comédie-Française et ne convenait pas à la dignité de notre première scène.

Le public, lui, ne raffine pas. Il est simpliste et les pièces assurées de lui plaire le plus longtemps sont justement les plus simples. Pièces ou romans, il ne leur demande que de lui redire, sous une forme à peine différente, une histoire toujours la même, puisqu’elle est l’éternelle histoire. Deux êtres attirés l’un vers l’autre et qui finissent par tomber dans les bras l’un de l’autre, ne cherchez pas plus loin : il suffit d’adapter des paroles à peu près nouvelles à cet air le plus vieux qui soit au monde. Il faut croire d’ailleurs que ce n’est pas très facile, puisque si peu y réussissent. L’Ami Fritz est une idylle. C’est son charme et, puisque nous le reconnaissons, convenons aussi que cette idylle n’est pas des plus éthérées. M. Kobus est gourmand et, quand on a constaté qu’il est gourmand, on a fait le tour de sa psychologie. Il est bon, de cette bonté qui vient d’un bon estomac, et sujet à ces attendrissemens qu’engendre la digestion après un bon repas. C’est un vieux célibataire que guettent les infirmités, un épicurien que menace la goutte, rançon de la gourmandise. A quarante ans, pour peu qu’on sache son métier d’égoïste, on prend ses arrangemens en vue de la vieillesse qui s’annonce. On rêve de l’éternel féminin sous les espèces de la ménagère qui tiendra votre maison, et de l’infirmière qui soignera vos rhumatismes. M. Kobus, bourgeois cossu, rentier plus qu’à son aise, voit passer la fille de son fermier. Suzel, et la trouve gentille, car il ne faut pour cela que la voir passer et qu’avoir des yeux. Cette Suzel lui cuisine de petits plats qui lui font trouver bien du plaisir en sa compagnie : ainsi chez un gourmand l’amour lui-même doit naître de la gourmandise. Loin de Suzel, M. Kobus perd l’appétit : ainsi s’affirme cette étroite liaison qui existe chez lui entre le cœur et l’estomac. Ce qui jusqu’ici l’a détourné du mariage, c’est la crainte d’avoir à changer ses habitudes, et à réformer son laisser aller de célibataire. Avec la fille de son fermier, il est évident qu’il n’aura pas à se gêner. Je vous le répète : tout cela est un peu vulgaire. Molière n’eût pas approuvé ce mariage. Eût-il reproché à l’ami Fritz de déchoir ? Peut-être. Il était d’avis qu’on doit se marier dans sa classe et dans son monde, et cela est d’un grand sens. Un gendre doit pouvoir dire « Mettez-vous là, beau-père, et soupez avec moi, » sans pour cela faire asseoir son fermier à sa table. Ce qui est encore plus grave, c’est que Fritz à presque l’âge d’Arnolphe, si Suzel a tout à fait celui d’Agnès. Oui, Molière eût préféré un amoureux plus jeune : le fils du père Jacob par exemple. Mais, comme on sait, nous avons beaucoup prolongé le temps d’aimer, et c’est un des moins discutables effets du progrès : le théâtre moderne est plein de complaisance pour les quadragénaires. Et puis, M. Kobus a du bien : il en a assez pour faire passer sur quelques années qu’il a de trop. Ce mariage sera pour Suzel un mariage magnifique, inespéré. Nous ne voyons pas autre chose et nous nous réjouissons d’être invités à la cérémonie des fiançailles, — qui tout à l’heure vont être célébrées sous nos yeux, suivant la coutume locale et très ancienne, reconstituée à la Comédie-Française en un défilé des plus pittoresques.

Suzel aime M. Kobus : elle l’aime ingénument et sans s’être jamais demandé pourquoi. Plus curieux qu’elle, demandons-nous ce qui, chez cet homme mûr, a pu séduire cette imagination de jeune fille. Ce n’est pas la sveltesse de sa tournure et ce n’est pas la galanterie de ses propos. Mais chaque fois que la fille du père Christel a entendu prononcer le nom de Fritz, c’est avec déférence et considération. Les autres, on les appelle le fils Jacob ou le gars Un tel. Lui, c’est « monsieur Kobus.. » Quand elle le voit passer, c’est vêtu d’une redingote de fin drap comme n’en a jamais porté le père Christel. Quand elle va chez lui pour s’acquitter de quelque commission, elle admire ces vieux meubles, ce luxe solide dont on sent bien qu’il ne s’improvise pas en un jour, et qu’il y faut l’effort continu de plusieurs générations. Elle sait, pour avoir causé avec la gouvernante, que ces armoires sont pleines de linge, ces bahuts pleins de provisions, la cave bien garnie des meilleurs crus. Il lui semble qu’on doit être aisément heureuse parmi toutes ces choses qui aident si puissamment à l’agrément de l’existence. Etre Mme Kobus, elle n’y a jamais songé, cela va sans dire ; mais avec quelle ivresse elle le deviendra ! Agnès, qui sacrifie la fortune d’Arnolphe, ses biens meubles et immeubles, sa maison de ville et sa maison des champs, pour la jolie mine d’Horace qui n’a pas le sou, est follement romanesque : on ne l’a pas assez remarqué. Suzel est romanesque, elle aussi, parce que toute jeune fille a son coin de romanesque : elle a son rêve, mais c’est un rêve raisonnable, sérieux, confortable. Elle sera « Madame Kobus » éperdument. A dix lieues à la ronde, elle aura la maison la mieux tenue, et y fera régner une discipline dont le besoin se fait sentir. Une à une elle fera perdre à son mari ses habitudes de vieux garçon ; elle évincera en sourdine les amis les moins comme il faut ; elle diminuera insensiblement l’ordinaire trop copieux. Et ce sera très bien ainsi. L’Ami Fritz est un modèle de l’idylle selon l’esprit d’une société bourgeoise et pratique.

Je ne sais d’ailleurs quel succès la pièce aurait eu, si elle nous eût été présentée dans un autre cadre, et ce qu’elle eût gardé de son charme, si elle eût été une idylle picarde ou normande. Mais elle nous arrivait en costume alsacien, sous la coiffe aux grandes ailes noires. Elle nous apportait une image de cette Alsace qui venait de nous être enlevée. Comment ne nous eùt-elle pas remués jusqu’au fond de nos cœurs ? Et comment cette émotion n’eût-elle pas duré autant que durait en nous le regret de la province perdue, à laquelle nous ne pouvions renoncer ? L’Ami Fritz appartenait à cette littérature du Souvenir où chaque visite qu’on fait semble un pèlerinage. L’Alsace qu’il évoque est celle d’autrefois, celle du temps passé qui était le bon temps, l’Alsace d’avant la germanisation. Pays de braves gens, de mœurs saines et probes, de bon sens et de bonhomie. On vivait comme ont vécu les anciens, suivant des traditions qui font partie du patrimoine reçu en naissant. On était libre et chacun s’arrangeait à sa guise. On ne craignait rien des autorités, qui n’avaient pas à intervenir dans vos affaires et à se mêler de vos conversations. On ne se méfiait pas de ses voisins, qui étaient des compatriotes, nés et grandis sur le sol. On se connaissait entre gens du pays depuis toujours. Et l’existence s’écoulait, régulière, calme, sans heurts et sans histoires, comme celle des peuples heureux…

Le rôle de Suzel avait été jadis un des triomphes de Mme Reichemberg. Autour d’elle la Comédie groupait, dans une de ces merveilles d’interprétation qui sont restées célèbres, la sèche Jouassain, Febvre au jeu soigneusement étudié, Got à la lourdeur puissante, et Barré et Coquelin cadet. L’interprétation actuelle est encore des plus honorables. Mlle Leconte et M. de Féraudy y sont tout à fait dignes de leurs illustres prédécesseurs.


A ce tableau d’une Alsace heureuse où s’encadre l’Ami Fritz s’oppose celui d’une Alsace déchirée, torturée, suppliciée par l’oppression allemande, que nous présentent les Oberlé. J’ai revu à la Porte-Saint-Martin la pièce très ingénieusement découpée par M. Edmond Haraucourt dans le romande M. René Bazin. Un acte surtout est du plus grand effet, celui du pèlerinage à Sainte-Odile. Il est très bien mis en scène. On devine, dans la perspective qui se découvre du haut de la montagne sacrée, toute la plaine d’Alsace. On entend les bruits de cloches auxquels répond dans le lointain la voix d’autres cloches qu’apporte la brise venue de France. Les paroles que prononce alors l’oncle Ulrich, l’Alsacien protestataire, pour dire la fidélité sans défaillance et l’espoir irréductible, ont l’accent mystique d’une prière. M. Jean Coquelin, qui est aujourd’hui l’un de nos acteurs les plus populaires, tire au premier plan ce rôle éminemment sympathique : sa rondeur et sa bonhomie narquoise y font merveille.

Puis j’ai repris le roman de M. René Bazin, paru ici même il y a quatorze ans. C’est un de ses meilleurs livres ; et d’avoir écrit un tel livre, cela honore grandement une carrière d’écrivain. En relisant aujourd’hui ce roman, il est impossible de ne pas être frappé de tout ce qu’il contenait de prophétique. Vous vous souvenez de la vision qui nous accueille aux premières pages et que l’auteur y a placée intentionnellement, pour indiquer tout de suite le sens et la portée de son œuvre. C’est la nuit, sur les pentes des Vosges, dans la forêt, que M. René Bazin, en admirable paysagiste, évoque plus qu’il ne la décrit. Dans le silence nocturne, des bruits de pas montent et s’exagèrent ; parfois un éclair s’allume dans l’ombre : c’est lorsqu’un rayon de lune a frappé un objet métallique, pointe d’un casque, lame d’un sabre. Des cavaliers allemands exécutent une manœuvre de nuit. « Redoutable, dit à demi-voix M. Ulrich, redoutable adversaire qui s’exerce jour et nuit. » Telle est la première impression, — la première leçon, — que nous recevons : pour notre vainqueur, à qui sa victoire n’a pas suffi, la paix n’est que la préparation de la guerre, préparation dans l’ombre, sournoise et mystérieuse.

La question des « deux cultures » a, depuis huit mois, fait couler des flots d’encre, et elle fournira, longtemps encore, le thème de dissertations innombrables. Elle est le sujet même de ce livre. Jean Oberlé a vingt ans. Il n’a pas connu, lui, l’Alsace d’avant la guerre. Il n’est pas engagé par le passé, il n’est pas lié par le souvenir. Né après l’annexion, il a été formé par la pédagogie allemande. Qu’est-ce donc qui se réveille en lui, depuis qu’il a repris pied dans son village d’Alsheim ? Quels conseils montent jusqu’à lui de cette terre où dorment ses morts ? Dans les centres allemands où il a été transplanté, il s’est, lui l’héritier de toute une race française, senti un étranger ; il a comparé ce qu’il voyait autour de lui avec le modèle intérieur qu’il portait en lui. Décidément, il est réfractaire à cette manière allemande, à cette compression qui, sous prétexte de discipline et d’organisation, anéantit toute initiative, toute indépendance, toute liberté d’esprit. L’Allemagne a élevé la prétention de détenir le monopole de la science, et ce qui est stupéfiant, c’est que nous l’ayons cru, nous les compatriotes de Claude Bernard et de Pasteur. La guerre une fois déchaînée on a reconnu que cette science s’accommode parfaitement d’une « régression à l’état sauvage ; » et on a flétri, comme il convenait, la « barbarie scientifique. » Mais déjà dans les Oberlé un Allemand revendique avec fierté pour son pays le privilège de cette scandaleuse association : « Nous sommes, dit-il, des barbares civilisés. »

L’un des types les plus fouillés du roman est celui de l’officier prussien, le lieutenant von Farnow. Avec cette largeur de touche et cette recherche d’impartialité qui caractérisent le vrai romancier, et qu’on admire chez un Bazin comme chez un Bourget, l’auteur des Oberlé a évité de pousser le portrait à la caricature. Il n’a pas rendu le personnage odieux : il ne l’en a montré que plus effrayant. Celui-ci est l’officier riche, élégant, fier de son origine nobiliaire, homme du monde, propriétaire terrien, un de ces hobereaux qui occupent tous les degrés de la hiérarchie militaire en pays teuton. Brutal avec le soldat, sans pitié pour les inférieurs, il est aveuglément soumis aux chefs, ou plutôt à la discipline dont ils personnifient la rigidité inflexible. Ce qui le caractérise, c’est l’orgueil, exalté par cette conviction d’appartenir à une race faite pour la domination. « Je m’étonne que vous n’ayez pas encore aperçu, vous qui avez séjourné dans toutes les provinces de l’Allemagne, que nous sommes nés pour la conquête du monde et que les conquérans ne sont pas des hommes doux, jamais, ni même des hommes parfaitement justes. » Ainsi la dureté se trouve érigée en théorie et le principe est posé que la force prime le droit. L’amour même chez ce conquérant du monde procède de l’esprit de conquête. Car s’il aime Lucienne Oberlé, et il l’aime réellement, c’est sans limite pour ces obscures raisons du cœur que la raison ne connaît pas ; mais c’est aussi par un sentiment réfléchi, parce que le mariage de la jeune fille avec un officier allemand est une étape dans la germanisation d’une famille française, et partant un progrès de la conquête. Ainsi il représente bien sa nation qui est une nation de proie. Vienne la guerre, l’élégant von Farnow, monté en grade, sera de ceux qui, sans scrupule et sans remords, feront incendier les villes, massacrer les innocens, achever les blessés, et organiseront la « cruauté disciplinée. » Tout cela est écrit en caractères nettement lisibles dans ce livre d’un bon Français que sa tristesse patriotique rendait clairvoyant. Mais nous ne savions, ou nous ne voulions pas comprendre. Nous nous étions habitués à ne chercher dans la littérature qu’un divertissement. Quand elle nous avait procuré une heure de plaisir, fût-ce du plaisir mélancolique qui consiste à remuer les douleurs anciennes, nous la tenions quitte et nous n’étions guère disposés à y chercher en outre un enseignement qui nous eût gâté ce plaisir.

Il faut pourtant être justes, je veux dire qu’il faut rendre justice à ceux de nos écrivains qui ont été pour nous de bons guides. Les savans qui avaient mission de nous renseigner sur la science allemande, sur l’histoire allemande, sur la philosophie allemande, n’ont pas tous rempli leur tâche avec toute la vigilance souhaitable. Beaucoup d’entre eux ont attendu que le danger eût éclaté pour le découvrir. Il est vrai que, depuis, ils le découvrent sans relâche. Celui-ci n’est pas un homme de science, c’est un romancier et d’aucuns diront : ce n’est qu’un romancier. C’est lui pourtant qui nous a apporté sur la mentalité de nos irréconciliables ennemis l’un des témoignages les plus pénétrans. Et ce n’est pas le seul service que son œuvre ait rendu à la cause française. Trop souvent nos romans, nos pièces de théâtre nous ont desservi auprès de l’étranger. A la façon dont nos mœurs y étaient décrites, — ou travesties, — cette idée se répandait que la France était un pays fini, une société en décadence et en décomposition, prête à s’effondrer à la première secousse. Vainement nous efforcions-nous de protester que ces tableaux étaient mensongers et propageaient de la France une fausse image. Le critique était seul à réclamer : les lecteurs insoucians pardonnaient à l’auteur de les calomnier, pourvu qu’il les amusât. M. René Bazin n’a consenti à peindre qu’une France saine, honnête, généreuse, éprise d’idéal, parce qu’il croyait fermement que telle était réellement la France. Il mettait en scène de modestes héros, gens du peuple ou de la campagne : il contait des vertus provinciales ou paysannes. On l’accusait d’optimisme, et peut-être soupçonnait-on son art d’être conventionnel, Or c’était lui qui avait raison, qui voyait juste et qui « faisait vrai : » nous en avons sous les yeux la preuve la plus irréfutable. Une France corrompue ou malade n’aurait pas donné le spectacle magnifique auquel nous assistons depuis le début de la guerre. L’épreuve a révélé qu’elle avait conservé toute son énergie intacte, le même esprit de sacrifice, les mêmes vertus et la même foi qui ont fait sa grandeur à travers les siècles.


Dans cette revue de leur répertoire patriotique, que semblent faire actuellement les théâtres, était-il possible que François Coppée n’eût pas sa place ? La Comédie-Française, en s’annexant un petit acte de circonstance écrit en 1871, Fais ce que dois, nous permet d’évoquer au moins le souvenir du bon poète, qui, aux heures douloureuses, trouva des accens si poignans et, depuis lors, se donna pour mission de célébrer l’héroïsme national et d’entretenir le feu sacré. Comme un autre poète, Paul Déroulède, il est mort trop tôt et n’a pu saluer l’aube même de la revanche. Il suffit qu’il n’ait jamais cessé ni d’y penser, — ni d’en parler.

C’est à l’Odéon que fut joué pour la première fois Fais ce que dois. Le principal rôle était tenu par une actrice qui commençait à percer : Mlle Sarah Bernhardt. C’est celui d’une femme, dont le mari a été tué à l’ennemi et qui ne veut pas qu’un jour la France lui prenne encore son fils. Alors elle va émigrer avec l’enfant. Elle l’emmènera dans un pays où l’on ne se bat pas : elle le fera Américain, afin qu’il ne soit pas soldat. Pensée impie, mais affolement d’une heure. Il suffira d’une parole énergique pour faire rentrer le sentiment du devoir dans ce cœur de Française. Un maître d’école, Daniel, survient à temps pour qualifier ce départ comme il le mérite : une désertion. Touchés par sa mâle éloquence, la veuve et l’orphelin resteront en France : ils feront ce qu’ils doivent.

… D’ailleurs, les craintes de Marthe étaient vaines. Quarante-quatre ans ont passé, la guerre a éclaté de nouveau : son fils ne s’est pas battu. En 1870, il avait quatorze ans : en 1914 il en a cinquante-huit. La première fois, il était trop jeune : cette fois-ci, il est trop âgé. Lors de la défaite, il y a assisté en témoin débile, assez grand pour comprendre et pour souffrir. Au jour de la victoire, il aura ce chagrin de n’y avoir pas contribué. Les autres sont au péril et il est à l’abri. Eux sont dans les tranchées ; il est, lui, confortablement, dans sa chambre, à sa table de travail, dans un bureau de rédaction ; il écrit des articles de journaux, il célèbre des actes de courage qui lui font honte ; aux mille tortures de l’heure présente, aux inquiétudes, aux soucis se mêle pour lui la tristesse humiliante de son impuissance… Mais qui sait ? Il a son père à venger. Il a reçu l’enseignement d’un instituteur patriote. Il a été l’ami de François Coppée. Il se peut bien que, dès les premiers bruits de guerre, il ait couru au bureau de recrutement. Alors, gloire à cet engagé de cinquante-huit ans qui a voulu montrer aux jeunes le chemin de l’héroïsme !


Pour sa réouverture, le théâtre Sarah-Bernhardt ne pouvait mieux choisir que l’Aiglon. Le beau drame de M. Edmond Rostand appartient à ce cycle napoléonien dont l’apparition dans notre littérature fut un des signes les moins contestables de notre relèvement. Meurtrie par la défaite, humiliée par le présent, l’âme française se tourna vers le passé le plus proche, pour y trouver des motifs de fierté et des raisons d’espérer. Elle se complut à évoquer les souvenirs de la grande époque où nos armées victorieuses avaient l’Europe pour champ de bataille. Les Mémoires sortaient des archives de famille, et toute la France tressaillait aux prouesses d’un Marbot. Les historiens dégageaient des erreurs et des fables la réalité plus belle que la légende. Albert Vandal disait l’avènement de Bonaparte et Henry Houssaye la fin de Napoléon. Frédéric Masson nous faisait entrer dans l’intimité du grand homme. Le théâtre s’en mêlait, depuis Sardou qui lui devait un de ses plus brillans succès, Madame Sans-Gêne, jusqu’aux fantaisistes du Chat Noir où Caran d’Ache profilait sur un écran d’ombres chinoises, baptisées françaises pour la circonstance, les silhouettes minuscules et grandioses de l’Epopée. Un courant si général est autre chose qu’une mode : il répond à un besoin de l’imagination. Nous nous reportions vers les souvenirs de gloire militaire, parce que nous ne pouvions rester sous l’impression déprimante de nos désastres. Après tout, ces temps n’étaient pas si anciens ; les soldats d’Austerlitz et d’Iéna étaient nos grands-parens : quelle apparence que les qualités de la race se fussent si vite et à jamais perdues ?

À son tour, M. Edmond Rostand allait être gagné à l’enchantement de cet héroïsme, lui qui déjà dans Cyrano avait jeté une note si claire et si vibrante, et déchiré les brumes septentrionales dont notre littérature était en train de s’enténébrer. C’est, je crois bien, sous la forme d’une étude psychologique que l’idée première de son drame lui apparut. Le duc de Reichstadt était pour lui un autre Hamlet, victime, comme le héros shakspearien, d’une destinée à laquelle la nature l’a fait inégal. Avoir en soi l’âme du plus grand conquérant et nôtre qu’un enfant souffreteux ! Si encore le contraste n’était qu’entre les aspirations de cette âme et l’insigne faiblesse de ce corps ! Mais au fond de lui-même, le fils de Napoléon et de Marie-Louise retrouve ce désaccord, ce déchirement, qui résulte de sa double origine. Son hérédité autrichienne a fait de lui le descendant de toute une lignée où se succèdent les maniaques et les dégénérés. La scène devant la glace où Metternich montre à l’enfant désolé les stigmates qui attestent en lui la fin d’une race, est au centre de l’œuvre… Ai-je besoin de dire qu’à l’heure actuelle et dans les dispositions où nous sommes, ce drame intime et généalogique passe tout à fait au second plan ?

Ce qui émerge, c’est la partie d’épopée. On acclame les vers, — et ils sont nombreux et il y en a de très beaux — où frémit le battement d’ailes de la victoire. Une scène entre toutes nous fait chaud au cœur : c’est la scène de la leçon d’histoire. Le Loriquet viennois chargé d’enseigner au fils de Napoléon l’histoire contemporaine en a délibérément rayé les victoires napoléoniennes. 1805, rien à signaler. 1806, rien, 1807, toujours rien. On dirait des communiqués. Mais dans ces années où il ne se passait rien, nos armées bousculaient Allemands et Autrichiens, forçaient leurs capitales et leur prenaient des tas de drapeaux. Si sévère que soit la censure, ces choses-là finissent toujours par se savoir… Je songe à une caricature de Hansi qui nous donne de cette scène éloquente une transcription ironique. C’est un dessin où l’artiste alsacien donne une « leçon d’histoire » à un jeune baron qui a déjà de petites hottes, de petites basques et une énorme casquette d’officier prussien : on ne doit que de dos l’affreux petit Boche, et pourtant on suit la grimace qu’il est en train de faire, cependant qu’Hansi avec un bon sourire lui présente, alignés au mur, les portraits de Kléber, de Kellermann, de Rapp, de Lefebvre et d’autres « Wakes » d’Alsace qui sabrèrent si allègrement dans les lignes allemandes…

Et est-il besoin de dire l’accueil qui a été fait à Flambeau ? De tous les rôles de la pièce c’est le mieux venu : c’est celui qui tout de suite est allé au cœur de la foule, c’est à lui que l’œuvre doit son succès populaire. Or il se trouve qu’il bénéficie encore des circonstances actuelles ; car on ne prête qu’aux riches et l’eau va à la rivière. Vous vous rappelez la réplique foudroyante sur laquelle Flambeau fait son entrée, au moment où Marmont vient d’invoquer, pour excuse à sa défection, la fatigue :


… Et nous les petits, les obscurs, les sans grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations…

Nous qui, par tous les temps, n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler…
Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués ?


C’est cela que personnifie Flambeau : l’indéfectible attachement des petits à celui qui incarnait la fortune de la France. Les généraux se querellaient, les gens d’affaires s’impatientaient, les politiciens complotaient, mais eux, les simples, ils grognaient toujours et suivaient quand même. Tant il est vrai que l’histoire se recommence ! Car un des enseignemens les moins contestables qui dès maintenant se dégagent de la guerre actuelle, c’est qu’elle aura été, une fois de plus, la glorification de la France moyenne et de l’humble France. Petits bourgeois, ouvriers, paysans, ce sont eux qui, dès le premier jour, ont été sublimes de courage, d’abnégation, d’entrain, et qui méritent aujourd’hui plus que jamais d’être admirés pour leur patience et leur endurance. La même énergie que montrent les combattans dans les tranchées, on la retrouve chez ceux, vieillards et femmes, qui sont restés au foyer et que ne lassent ni les difficultés de la vie ni l’angoisse. Il est hors de doute que tous, dans ce pays grandi par l’épreuve et uni devant le danger, sauront faire jusqu’au bout tout leur devoir. Mais si quelque défaillance était à redouter, on peut être assuré qu’elle ne viendrait pas de la classe moyenne et de la France des petits…C’est pourquoi nous avons fait fête encore une fois à Flambeau. Aussi bien que les grognards de l’Empire, nous avons salué en lui leurs cadets, dignes des aînés, les jeunes grognards qui, au neuvième mois d’une guerre sans précédent, auraient le droit d’être « fatigués, » — et qui, eux non plus, ne se plaignent pas.


« Le style est maudit en mille endroits : de grandes périodes de roman, de méchans mots, je sens tout cela… et je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu. La beauté des sentimens, la violence des passions, la grandeur des événemens et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m’entraîne comme une petite fille. » Ce que Mme de Sévigné disait des romans-feuilletons de son temps, nous serions prêts à le redire des mélodrames du nôtre, ou plutôt du temps qui nous a précédés, car nos auteurs dramatiques n’ont plus le tour de main qu’exigeait le vieux mélo ; Et c’est dommage. L’Ambigu s’est avisé d’exhumer une antique production due à la verve combinée d’Anicet Bourgeois et Michel Masson : Marceau ou les enfans de la République. J’y suis allé, un dimanche, en matinée. Vous vous tromperiez si vous croyiez que la représentation n’avait attiré qu’un public de quartier. L’assistance était fort distinguée. J’y ai reconnu plus d’un spectateur que je tiens pour un fin lettré et dont je sais par ailleurs les intimes angoisses. Ils étaient venus chercher à ce spectacle, d’un art sommaire et savant, une diversion naïve et violente.

Dès le début on est intéressé, empoigné, conquis. Chaque personnage qui entre en scène se nomme, et chacun porte un nom, inconnu alors, mais qui depuis… Ce sergent, c’est Marceau ; cet architecte, c’est Kléber ; ce poète, c’est Marie-Joseph Chénier ; cet acteur, c’est Talma. Voici Robespierre et voici Bonaparte. Le moyen de s’ennuyer en si belle compagnie ? Et tout de suite l’action s’engage, romanesque, pathétique et vous entraine, quoi que vous en ayez. On est dupe. On ne réfléchit plus. On ne pense plus… A certaines heures, c’est le plus grand bien.


L’histoire du cinématographe vient de s’enrichir d’un chapitre qui manquait à sa gloire. Déjà les films avaient été utilisés pour enregistrer les phases d’un naufrage. Mais suivre sur l’écran l’agonie d’un navire torpillé, c’est un surcroit de plaisir et un régal de haut goût. Les journaux allemands nous ont appris que la nouveauté sensationnelle dans les cinémas berlinois était le torpillage du Falaba. A l’instant où l’équipage et les passagers, — qui ne seront pas secourus, — tombent A la mer, c’est dans la salle un enthousiasme indescriptible. J’imagine qu’on reproduit dans la coulisse le ricanement dont les marins allemands ont accompagné l’agonie de leurs victimes… Si hideuse que soit une telle scène, qui fait honte à l’humanité, ne la regrettons pas. Elle est un document incomparable sur la mentalité d’un peuple. D’incorrigibles utopistes ont essayé d’établir une distinction entre les sentimens de l’empereur allemand et ceux de la nation allemande. Le Kaiser seul, d’après eux, devait porter la responsabilité de la guerre et des atrocités qui y ont été commises. Mais, à Berlin comme ailleurs, c’est bien le peuple, ce sont les classes moyennes qui forment la clientèle habituelle des cinémas. C’est la nation allemande qui, réunie dans les endroits où elle se divertit, insulte et ricane à la mort de ceux qu’elle assassine. Réponse décisive à l’adresse de ceux qui, en bas, seraient impatiens de tendre aux Allemands une main fraternelle et de ceux qui, en haut, rêveraient, — déjà ! — d’un rapprochement intellectuel.


RENE DOUMIC