Revue dramatique - 14 décembre 1902

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REVUE DRAMATIQUE



VAUDEVILLE : Le Joug, comédie en trois actes par M. A. Guinon et Mme J. Marni. — GYMNASE : Joujou, comédie en trois actes, par M. Henry Bernstein. — ODEON : Résurrection, drame en six tableaux, tiré du roman de Tolstoï par M. Henry Bataille.


La pièce que M. Guinon et Mme Marni viennent de donner au Vaudeville, Le Joug, est brillante, habilement conduite et traitée avec une certaine légèreté de main. C’est un spécimen fort bien venu de la comédie de vie parisienne. L’occasion est donc excellente pour apprécier ce genre aujourd’hui si fort à la mode et qui ne tend à rien de moins qu’à absorber tout le théâtre contemporain, et nous tenir lieu de la comédie de mœurs et de celle de caractères, et des pièces d’observation comme des pièces de fantaisie. C’est vers lui que se sent irrésistiblement attiré tout écrivain qui se découvre un peu d’esprit, et ne se soucie d’ailleurs ni de mettre à la scène les questions sociales ou la vulgarisation scientifique, ni de combiner les quiproquos du vaudeville. De M. Capus à M. Donnay ou à M. Wolff, ce ne sont qu’auteurs parisiens, et de la Renaissance au Vaudeville, en passant par le Gymnase, par les Variétés, par les Nouveautés, ce ne sont sur toutes les scènes que comédies parisiennes. Il y a donc quelque intérêt à rechercher quelles sont les ressources que ce genre met à la disposition des écrivains, ou plutôt à montrer comment les procédés qui lui sont essentiels contribuent efficacement à empêcher les écrivains les mieux doués de nous donner les comédies qu’ils seraient peut-être capables d’écrire.

Il est difficile d’imaginer un personnel plus restreint que celui dont l’auteur dispose dans ce genre : mais surtout il est impossible d’en concevoir un qui soit plus désobligeant. De toute nécessité, et puisque le monde de la vie parisienne est le monde où l’on fait la vie, le personnage principal sera le viveur. Celui qu’on nous présente dans Le Joug est un quadragénaire fatigué, du nom de Courtial. Des signes certains, brûlures à l’estomac, douleurs de reins, erreurs de direction, l’avertissent que vingt années de fête ont produit leur résultat normal et que son organisme usé demande grâce. Comme il est d’ailleurs parfaitement incapable de mettre dans sa vie d’autres occupations que celles auxquelles il a consacré jusqu’alors toute son activité, il cherche un moyen de concilier avec la satisfaction de ses vices les soins de son hygiène. Comment continuer de sacrifier à l’éternel féminin sans hâter la venue de la paralysie qui menace ? Ainsi se pose à cet intéressant personnage le problème de l’existence. Tout héros de tragédie a son confident, tout Oreste a son Pylade ; dans le monde où nous sommes, l’ami, c’est le parasite. Depuis les années de collège, Jacques Arrive ! s’est fait l’inséparable de son camarade riche. Paresseux, débauché, auteur de vagues inventions, mêlé à de louches tripotages, ce raté risquerait plus souvent qu’à son tour de dîner par cœur et de coucher sous les ponts, s’il n’était assuré de trouver chez Courtial la pitance quotidienne et l’aumône. D’ailleurs, envieux, à la manière de tous les ratés, et sourdement hostile à celui qui dépose la pièce de vingt francs dans sa main toujours tendue. Tel est le côté des hommes. Voici le côté des dames. La mère Gambier a fait ses premières armes dans les brasseries du quartier Latin, à l’époque où elle s’appelait Armandine, a depuis roulé le long d’aventures sans nombre, passé de mains en mains sans jamais parvenir à trouver une position sérieuse, est aujourd’hui loueuse de chaises à Saint-Sulpice. On pensera sans-doute que la fille de cette affreuse matrone a de qui tenir. Cette Juliette, l’héroïne du Joug, a vingt ans ; elle a été élève du Conservatoire, n’y a pas appris la déclamation mais y a fauté avec un de ses camarades, un ténor nommé Sunson ; afin de la changer de milieu, on l’a mise chez des religieuses qui tiennent un ouvroir ; n’ayant décidément de vocation ni pour l’art dramatique ni pour la couture, elle cherche à sa jeunesse un emploi plus lucratif. Ajoutez quelques silhouettes de filles et celle d’une femme de la meilleure société dont le divertissement préféré est de souper dans un bouge tenu par un cabaretier hermaphrodite. Quel monde ! Et quel soulagement on éprouverait à se retrouver dans l’honnête atmosphère des crimes de l’Ambigu !

Notez que ces tristes personnages nous ont été déjà présentés ailleurs un nombre de fois incalculable. Car il en est dans le monde de la fête comme partout : et ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Combien de fois n’avons-nous pas déjà vu le type du noceur éreinté, et combien de fois ne l’avons-nous pas entendu se lamenter sur ses misères physiologiques ? Combien de parasites, depuis le Tournas de la Dame aux Camélias, ont servi de modèle pour le portrait du parasite Jacques ? Quel assortiment d’anciennes gourgandines devenues entremetteuses ! Que d’élèves du Conservatoire flanquées de leurs respectables mères ! Et, comme les types sont toujours les mêmes, les épisodes où ils figurent sont pareillement dépourvus de variété. Au premier acte du Joug, Courtial lâche une grue dont il est excédé, après quoi il rompt avec une femme du monde qui l’horripile ; et nous nous apercevons que rien ne ressemble plus à un lâchage qu’une rupture : ce sont les mêmes mots qui servent. Maintenant qu’il est libre, rien n’empêche plus Courtial de prendre une autre chaîne. Ainsi va la vie, de collage en collage ; mais elle ne va pas sans quelque monotonie. Et ces épisodes, désespérément identiques, nous laissent si indifférens ! Etes-vous curieux de savoir comment Courtial remplira l’espace qui le sépare encore de la petite voiture où languira sa précoce vieillesse ? Faites-vous des vœux pour que la mère Gambier procure à sa fille cette position sérieuse que les destins envieux lui ont refusée à elle-même ? Éprouvez-vous quelque anxiété à la pensée que le pique-assiette Jacques pourrait cesser de vivre grassement de l’opulence d’autrui ? Ces gens sont tout à fait dignes les uns des autres, et, quoi qu’il arrive entre eux, rien ne s’y passera qu’en famille. Nous ne sommes pas assez naïfs pour nous retourner parce qu’on nous crie : « Attention ! Voici une fille qui gruge un imbécile. »

Un principe de l’intérêt au théâtre, c’est que nous puissions comprendre quelque chose à la conduite des personnages avec qui on nous fait lier connaissance. Que ceux-ci soient déraisonnables et absurdes autant qu’il leur plaira ; mais que cette absurdité même et cette déraison tombent encore sous les lois de l’entendement ; que les mobiles qui leur font commettre une sottise nous restent intelligibles ! Courtial aspire à la retraite. Pour se ménager cette retraite bien gagnée, pour se faire une petite vie voluptueusement calme, pour mettre son égoïsme dans de la ouate, à quelle combinaison va-t-il s’ingénier ? Puisqu’il lui faut une maîtresse, où trouvera-t-il cette maîtresse de tout repos ? Justement on vient de lui conter l’histoire peu édifiante, mais très significative, d’un joli petit animal à frimousse de femme. A travers les confidences maternelles, il a pu apprécier à ses mérites la fille d’Armandine. Elle débute dans la vie ; elle en a tout à attendre et elle compte bien tout lui demander. Sensuelle et pervertie dès l’âge le plus tendre, elle a une fringale de toutes les jouissances : elle voudra du plaisir, du luxe, du bruit, et un tas de satisfactions auxquelles Courtial est dans l’incapacité de suffire. Voilà justement celle dont il fera choix pour être la compagne de ses années d’automne ! Cela nous dépasse et cela nous renverse. Nous ne comprenons plus. Les auteurs ont-ils voulu nous montrer précisément à quel degré de sottise peut tomber un malheureux chez qui se déclare déjà un peu de ramollissement ? Ont-ils voulu nous le montrer, par une espèce de châtiment, se mettant lui-même la corde au cou ? Mais alors ce à quoi on nous fait assister, c’est aux premiers balbutiemens du gâtisme ! Ce n’est pas gai.

Si encore, sous la poussée du désir, Courtial était brutalement devenu l’amant de Juliette ! Mais pas du tout. Il ne cède pas à la chaleur du sang, il se détermine par le raisonnement. Sa conduite est réfléchie. Il a son plan ; il l’exécute, de point en point, avec froideur et machiavélisme. Il s’est promis qu’il « respecterait » Juliette jusqu’au jour où il aurait parfait son éducation. Il prétend façonner comme une écolière cette jeune rouée et la plier à n’être que l’esclave docile de ses caprices et de ses manies. Il compte sur elle pour être une niaise de couvent. L’idée ne lui vient pas un instant qu’avec ses airs soumis et ses yeux baissés, l’ex-élève de la classe de comédie joue peut-être la comédie : il ne soupçonne pas que cette Agnès puisse être une fausse Agnès. Il est d’une insondable bêtise. Comme le lui dit son ami Jacques, il est idiot. Il l’est au sens littéral du mot. Le spectacle de l’idiotie n’a, par lui-même, rien de plaisant.

Une autre condition de l’intérêt, c’est qu’il y ait, ou dans la suite des événemens, ou dans l’analyse des caractères, un peu d’imprévu. Mais c’est ce qui est bien impossible dans un monde où règne la plus plate uniformité, et dans lequel le tempérament tient lieu de caractère. Depuis la première minute où Courtial se trouve en présence de Juliette, nous savons parfaitement qu’il l’épousera. Et notre conviction est sur ce point si arrêtée que nous prêtons une médiocre attention aux circonstances qui amèneront cet événement. Du jour où Juliette se sera fait épouser, nous savons à n’en pas douter ce qui arrivera. Chacun suivra sa pente et les destins s’accompliront. Réduit dans sa propre maison à une espèce de domesticité, Courtial s’apercevra, un peu tard, qu’il est devenu la proie d’une coquine ; chaque jour il sentira un peu plus lourdement le poids du joug, et chaque jour il s’y courbera davantage. La mère, les camarades, l’amant, les amans de sa femme, il subira toute cette dégradante compagnie. Juliette s’épanouira tout de suite dans sa nature de fille ingrate, avide, impudente et méchante. Jacques se rangera d’instinct du côté du plus fort. Armandine sera complètement heureuse, buvant à sa soif et pariant tout son saoul. Les seules choses qui nous étonneraient, ce serait que Courtial se montrât énergique, Armandine respectable, Juliette fidèle, Jacques délicat. Mais cela n’est guère à redouter. Nous sommes dans les régions de l’instinct et dans le domaine de la nécessité. Et c’est pourquoi tout l’intérêt psychologique, c’est-à-dire l’intérêt de curiosité sous sa forme supérieure, disparaît.

Reste l’agrément du dialogue. Mais, dans ce monde du convenu, la fantaisie, la drôlerie, la plaisanterie sont, elles aussi, soumises à des règles immuables, obtenues par des procédés toujours les mêmes. L’un de ceux dont l’effet est infaillible, et que, pour ma part, j’ai infiniment de peine à goûter, c’est l’emploi de l’argot des barrières. Que peut-il y avoir de spirituel à appeler une tête, une « fiole ? » Qu’y a-t-il de drôle à dire d’un chèque qu’il « ne sent pas la marée ? » Je crains que ces basses facéties ne soient un moyen tel quel pour se dispenser de mettre de l’esprit dans les pièces.

Voilà donc deux écrivains qui ont l’entente de la scène, l’art du dialogue, un certain don de l’observation. Leur pièce est un peu lente dans le début, mais, depuis le moment où l’action s’engage, elle va droit à son but. Quelques scènes sont menées avec une réelle dextérité : celle, par exemple, où Juliette, flairant de la part du pique-assiette Jacques une opposition à ses projets matrimoniaux, fonce sur l’obstacle, et tour à four calmant les craintes du parasite qui craint de recevoir son congé, éveillant chez le raté les rancunes et les désirs de vengeance, retourne son médiocre interlocuteur et change l’adversaire en allié. Les auteurs du Joug savent encore dessiner d’un trait assez net une silhouette, et lui donner même les apparences d’un portrait : chacun des personnages de la pièce est conforme à sa définition. Le dénouement est logique : c’est le seul d’ailleurs qui fût acceptable et la pièce finissant en berquinade eût été un défi jeté au bon sens. Et pourtant l’ouvrage ne nous semble que la réédition de dix autres qui ne valaient guère moins, s’ils ne valaient pas davantage. Tout y semble artificiel et commandé par une tradition ayant force de loi. Nulle variété. Nulle nouveauté. Des fantoches sur lesquels nous n’avons rien à apprendre et dont nous ne souhaitons rien savoir. Tout cela se passe loin de nous, dans une sphère spéciale, où rien ne parvient de ce qui est humain. Étrange aberration du théâtre contemporain qui revient sans cesse à l’étude de ces sujets parisiens les plus pauvres de tous, qui choisit pour thème de la comédie élégante les pires malpropretés, qui s’attarde à une formule usée et figée, quand il y a dans la réalité tant de spectacles curieux, dans la vie tant de sujets encore intacts, dans le cœur tant de problèmes !

Le Joug est merveilleusement joué par Mmes Réjane et Daynes-Grassot. Il est impossible de mieux composer le rôle de Juliette et de le nuancer avec plus de finesse que ne l’a fait Mme Réjane. C’est d’abord une impression de gaité, de jeunesse, de hardiesse. Puis, dans le maintien modeste et dans les airs dociles qu’affecte la future Mme Courtial, nous devinons la rouerie de la comédienne. Enfin au dernier acte, c’est fini de l’enveloppement, des séductions et des grâces : le fond de la nature se révèle, dur, despotique, entêté. Création des plus remarquables, où l’artiste, avec sa souplesse et son adresse coutumières, a fait preuve en outre d’une sorte de simplicité et de sûreté de jeu qu’elle n’avait pas encore montrée à ce degré.

Mme Daynes-Grassot incarne de la façon qu’on peut deviner le type de l’ancienne noceuse devenue loueuse de chaises, de la mère d’actrice faisant métier d’entremetteuse. C’est un mélange d’impudence et de bassesse, de bonhomie et d’infamie, une familiarité, un ton geignard, des retours de dignité, le tout parfaitement impayable.

Les rôles d’hommes, qui d’ailleurs offraient beaucoup moins de ressources, sont tenus suffisamment, sans plus. M. Dubosc, qui joue le rôle de Courtial, a de la tenue, il dit juste, mais sans fantaisie aucune. M. Grand est lourd dans le rôle de Jacques, auquel il ne donne aucun relief.


Nous avions vu l’an dernier de M. Henry Hernstein une comédie fort agréable. Sa nouvelle œuvre est manquée ; je le regrette d’autant plus qu’il est tout à fait nécessaire, dans le théâtre d’aujourd’hui, de conserver sa place à un genre de comédie aimable, légèrement sentimentale, et d’allure distinguée. Joujou est l’histoire d’une femme qui, pour avoir sacrifié à un mouvement de générosité un amour dont elle fût devenue la victime, connaîtra finalement le bonheur calme et solide. Gaie, spirituelle, sans pruderie, Joujou est la femme bon garçon, qu’on prend pour camarade, non pour maîtresse. Elle fait un séjour à la campagne chez ses amis Royère. La femme, maladive et abominablement trompée. Le mari, un don Juan bourgeois a pris Joujou pour confidente, et la tient au courant de ses amours changeantes. Elle s’amuse à ce genre de conversation sans réfléchir que parler d’amour c’est le commencement de faire l’amour. Royère s’en avise le premier, et comme, depuis longtemps, Joujou l’aime sans le savoir, il est infiniment probable qu’il sera demain son amant. Ce sera une conquête de plus, un adultère sans complications. Car Joujou est libre et pour ce qui est de Mme Royère, confiante jusqu’à l’aveuglement, elle a toujours tout ignoré de la conduite de son mari, et il n’y a pas d’apparence qu’elle soupçonne sa meilleure amie. Erreur ! Mme Royère sait, depuis toujours, que son mari la trompe. Une à une elle a appris toutes ses perfidies. Un mystérieux instinct lui a fait depuis quelques jours surprendre le secret de son mari et de Joujou ; et celle-ci, rappelée brusquement à elle-même, fait serment de ne pas ajouter une souffrance de plus aux souffrances de la femme abandonnée. Pourtant ce libertin, elle l’aimait. Elle aussi, elle avait éprouvé, et plus profondément qu’elle ne pouvait croire le charme du séducteur. Elle essaie d’oublier et elle y parvient mal. Elle voyage : elle traîne pendant quatre années à travers les villes d’eaux, les plages, les plaines et les montagnes, une vie désemparée. Mais son bonheur la poursuit, s’acharne après elle, la rattrape. Entendez par là qu’un brave garçon, Le Certier, qui n’est pas du tout un conquérant, à preuve que les femmes l’appellent « mon oncle », vient la rejoindre dans quelque Monte-Carlo, lui demande en grâce de l’épouser, et qu’elle y consent, parce qu’elle a souffert et qu’elle a du bon sens. Tout est bien qui finit bien. Et cette donnée en vaut une autre. Ce qui importe est de savoir ce que l’auteur en a tiré.

Il en a tiré une scène très poignante ; c’est celle qui termine le second acte, la scène des deux femmes. Au moment où Joujou va partir ayant promis pour le lendemain un rendez-vous à Royère, Mme Royère descend de sa chambre de malade pour dire adieu à son amie. Sans propos délibéré, mais par énervement et subit besoin de confidence, elle laisse monter de son cœur à ses lèvres l’aveu de ses souffrances de femme délaissée. Un tel aveu, dans un tel moment, se tourne si directement en reproche que Joujou s’agenouille et demande pardon pour une trahison qu’elle n’a pas effectivement commise, et dont son amie ne l’accusait pas. Entre ces deux femmes il n’y a pas eu, à proprement parler, d’explication ; rien n’a été dit, tout a été deviné. Cela est d’un art très délicat et puissant par sa délicatesse même. Ce qui ajoute encore à l’effet de cette scène, et lui donne toute sa valeur, c’est qu’au moment où l’auteur l’a placée, elle résume toute la substance du drame et nous fait apercevoir dans un vigoureux raccourci la situation des différens acteurs. Nous l’attendions. Elle précise ce que depuis longtemps nous soupçonnions. Nous nous doutions bien que Mme Royère était avertie de l’infidélité de son mari ; nous sommes trop habitués aux procédés du théâtre pour ne l’avoir pas deviné : au théâtre, quand nous voyons une femme mourir de consomption lente, nous n’admettons jamais que la cause puisse en être uniquement un mal physique, et nous voulons à toute force qu’il y ait à ce mal une cause morale : d’autre part, au théâtre, et même ailleurs, quand un mari nous répète à satiété que sa femme ignore ses incartades, nous savons ce que parler veut dire, et c’est exactement comme s’il nous prévenait qu’elle sait tout.

Il est fâcheux que le drame, qui se resserre et se résume heureusement dans ces quelques minutes, soit, le reste du temps, d’un dessin si flottant. L’auteur n’a pas su donner de centre à sa pièce. Il n’a pas su faire venir au premier plan ce personnage de Joujou, qui devait sans doute être le principal, et qui reste de facture indécise, de qualité banale. Le troisième acte, qui sert à récompenser Joujou par un mariage de raison, est sommaire, presque inexistant. Dans les deux premiers actes, beaucoup plus poussés, l’intérêt se concentre sur le ménage Royère. Il semble qu’on ait voulu nous intéresser au supplice d’une femme, et d’ailleurs sans y réussir. Car nous voyons bien que Mme Royère est malheureuse et nous ne refusons pas de la plaindre ; mais la pitié qu’elle nous inspire n’est pas sans quelque mélange d’un autre sentiment. Elle est mariée à un vulgaire don Juan : elle ne se fait aucune espèce d’illusions sur le compte de cet incorrigible coureur, convaincu d’égoïsme forcené et d’une espèce de manie érotique. Mais elle s’est fait un devoir de ne pas troubler la quiétude de ce pleutre et de ce libertin. Elle se fait une loi de n’attrister ni par un reproche ni par une plainte sa belle humeur et son inconscience. Pourquoi ? D’où vient qu’elle se tienne obligée de respecter les gaietés de son volage époux ? Nous sommes choqués pour notre part qu’elle fasse si bon marché de sa propre dignité. Et puisqu’elle continue d’aimer, tel qu’il est, ce bellâtre, c’est donc qu’elle l’a, elle aussi, dans le sang : le problème moral se résout par une explication physiologique. C’est un cas. Il est médiocrement attachant et d’ordre peu relevé.

La pièce de M. Henry Bernstein a été défendue par une interprétation de tout premier ordre. A force de naturel, de bonhomie, de rondeur, l’excellent Huguenot a sauvé le personnage par trop conventionnel de Le Certier, l’amoureux timide, l’oncle de toutes les femmes. M. Calmettes, avec la sécheresse de jeu qu’on lui connaît, a dessiné très justement le rôle du mari don Juan. Mme Granier a prêté quelque consistance au rôle mal venu de Joujou. Mlle Suzanne Desprès a été touchante flans le rôle de l’infortunée Mme Royère. Toutefois elle l’a joué avec trop de monotonie. Elle a dit toute la grande scène du second acte sur un ton de mélopée continu, moins comme une confession que comme une complainte.


Il était inévitable qu’on découpât en tableaux le roman de Tolstoï, Résurrection. Dès qu’un roman s’est imposé à la faveur publique, nous pouvons affirmer sans crainte d’erreur qu’il reparaîtra sous forme de drame. C’est une nécessité. Sachons nous y résigner. M. Henry Bataille, qui s’est chargé de la besogne, s’en est acquitté sans maladresse. Le résultat a été tel qu’on pouvait le prévoir. La pièce que représente actuellement l’Odéon est une série de tableaux sans lien et dont le choix est tout à fait arbitraire : on aurait pu en supprimer, en ajouter, les remplacer par d’autres : mais peu importe et nous n’avons pas de préférences.

L’inconvénient est que, dans ce passage du livre à la scène, tout ce qui faisait le mérite même de l’œuvre, tout ce qui lui donnait son originalité et sa valeur de pensée se perd forcément : il ne reste que l’armature. Vous avez lu un roman de philosophie humanitaire : vous retrouvez un vulgaire mélodrame. Supprimez en effet le travail de conscience qui s’accomplit dans l’âme de Nekludow et qu’il est bien difficile de nous montrer au théâtre, il ne reste qu’une aventure violemment romanesque et une situation dont l’extravagance éclate à tous les yeux.

Un grand seigneur, un prince a séduit une pauvre fille. Celle-ci, de déchéance en déchéance, est tombée dans la pire abjection. Elle est devenue la Maslowa, fille publique. Elle passe en cour d’assises sous l’inculpation d’assassinat. Le hasard fait que parmi les jurés se trouve précisément son séducteur. Voilà une étrange rencontre ! Subitement touché de la grâce, et converti par le spectacle du mal dont il est la cause première, Nekludow forme le projet d’épouser cette malheureuse. Ce projet est tout bonnement insensé. Que jadis Nekludow eût le devoir de réparer sa faute, en faisant de sa maîtresse sa femme, c’est une thèse qu’on pouvait soutenir avec force et qui, au surplus, l’a été maintes fois. Mais depuis cette aventure initiale, trop de choses se sont passées, trop de hontes se sont accumulées. Ce mariage serait non pas sublime, mais ignoble. L’idée n’en a pu germer que dans un cerveau mal équilibré, dans une conscience dont le mysticisme confine à la folie. Du cas d’un détraqué aux prises avec des circonstances exceptionnelles, il n’y a aucune conclusion générale à tirer.

Ce qui achève de faire de Résurrection un mélodrame, pareil à vingt autres, c’est le parti pris simpliste avec lequel on y représente la société telle qu’elle est. D’un côté les bons, d’autre côté les méchans. Les méchans ce sont ceux qui, à quelque degré que ce soit, personnifient l’organisation sociale. Aristocrates ou bourgeoisie sont que pharisiens sans entrailles. Les magistrats, se tenant à la lettre et incapables de pénétrer jusqu’à l’esprit, jugent suivant une justice qui est en contradiction avec l’équité. Les jurés, insoucians et sots, au moment même où une existence humaine est remise entre leurs mains, ne peuvent se détacher de leurs préjugés, de leurs manies et de leurs médiocres intérêts. Les officiers sont d’une brutalité révoltante et les fonctionnaires d’une vénalité éhontée. Les bagnes seraient vides si on n’y enfermait les innocens, à moins pourtant qu’on ne mit, a la place des forçats, leurs gardiens et leurs juges.

Voulez-vous trouver au contraire la résignation, l’esprit de sacrifice, les sentimens de dignité et toute sorte d’exquises délicatesses ? Nul doute que toutes ces vertus ne doivent fleurir dans le cœur d’une fille publique. La Maslowa, si elle n’est pas vierge, est martyre, et elle est héroïne. Un des pires supplices qui lui soient imposés est de se sentir convoitée par le personnel masculin de la prison : elle souffre cruellement dans ses habitudes de réserve et de décence. L’unique joie qui lui reste dans sa détresse présente est de se reporter par le souvenir au temps où elle était une petite fille très sage et très pure : chaque jour, elle se ménage quelques instans pour la méditation. Hélas ! elle nous fait honte à nous tous qui, dans le tourbillon de notre vie, oublions de nous faire ce coin de fraîcheur et de calme, cette oasis pour les pensées graves. Alors elle tire d’un petit sac un portrait qu’on a fait d’elle dans les temps, et elle se demande avec angoisse ce qui peut bien être cause qu’elle n’y ressemble plus. Elle connaîtra encore une autre jouissance plus âpre, celle de se crucifier soi-même. Car elle ne peut s’empêcher d’aimer ce prince qui veut l’épouser : ce n’est pas pour les raisons que vous pourriez croire, et elle ne se soucie guère de devenir princesse. Ces sottises vaniteuses sont bonnes pour nos petites bourgeoises. Ne faisons pas à la Maslowa l’injure de la comparer à d’aussi méprisables modèles. N’expliquons pas davantage par la mémoire des sens l’attrait qui la ramène vers son premier amant. Cette casuistique de la chair est à sa place dans les romans où l’on peint les mœurs de nos femmes du monde : il est évident qu’elle ne saurait s’appliquer au cas de la Maslowa. Non ; l’amour qu’elle éprouve pour Nekludow, et qui va grandissant à mesure que ce dernier s’engage plus avant dans sa mission évangélique, n’est souillé d’aucune préoccupation vulgaire. C’est un amour de cœur et de tête, né de l’admiration et qui ne s’adresse qu’aux perfections morales de celui qui en est l’objet ; quelque chose comme l’amour de Pauline pour Polyeucte. Pourtant elle refusera de suivre Nekludow. Afin d’expier, à son tour, elle refoulera au fond d’elle-même cette tendresse. Elle se résignera à devenir la compagne d’un brave homme de nihiliste, qu’elle estime, cela va sans dire, mais qu’elle n’aime pas. Elle fera un mariage de raison… A vrai dire, dans toute la pièce, elle est seule à avoir un peu de bon sens.

La fille sublime, le forçat généreux, le sympathique assassin, combien tous ces types sont vieillots, surannés ; comme ils datent ! Depuis que le romantisme les a inventés, ils ont traîné à travers tous les romans-feuilletons et tous les mélodrames. Leurs déclamations ne nous donnent pas le change. Le fait est que le public odéonien les écoute sans s’émouvoir, comme on fait d’un air connu. De temps en temps, éclate quelque grosse bourde, bien subversive : trois ou quatre loustics claquent des mains ; on se retourne ; on rit. Rien qui ressemble à cette espèce de fièvre d’anarchie qui, des pages du roman, se communiquait au lecteur et dont la contagion se répandait dans un public de dilettantes, de mondains et d’élégantes ; mais plutôt le scepticisme amusé avec lequel nous écouterions aujourd’hui les Mystères de Paris ou toute autre vieillerie.

La mise en scène de Résurrection est d’une pauvreté respectable, comme l’interprétation en est d’une honorable médiocrité. Mme Bady est assez dramatique dans le rôle de la Maslowa. M. Dumény joue le rôle de Nekludow avec beaucoup d’élégance et encore plus de détachement. Il se promène à travers l’action comme un homme que ces choses ne toucheraient pas personnellement. On surprend l’imperceptible haussement d’épaules, on devine le sourire dédaigneux et poli de l’homme de sang-froid et de bonne éducation, obligé d’assister à des spectacles qui le choquent, de se mêler à des événemens qu’il juge absurdes, et, par-dessus tout, soucieux de tirer son épingle du jeu.


RENE DOUMIC.