Revue dramatique - 14 décembre 1919

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 décembre 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 930-934).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie Française : l’Hérodienne, pièce en trois actes en vers, par M. Albert du Bois. — Requête à Mme Bartet.


Le besoin se faisait-il sentir d’une autre Bérénice ? Nous avons celle de Racine : on pouvait s’y tenir. Je sais très bien que tous les sujets peuvent se reprendre et toutes les pièces se refaire, parce que tout change, les idées et les procédés d’art. Encore faut-il que l’œuvre nouvelle soit conçue de manière assez différente pour parer à toute possibilité de rapprochement. Peut-être, en effet, y avait-il moyen de mettre à la scène une autre Bérénice. La Bérénice de Racine ne ressemble guère à la Bérénice de l’histoire, et on sait à quel point nous sommes férus d’exactitude historique et de documentation rigoureuse ! On aurait pu reconstituer la figure de la Bérénice réelle et l’opposer à l’image idéalisée que nous en ont donnée les poètes. Je lis dans la grande édition de Corneille par Marty-Laveaux, cette note savoureuse : « L’histoire nous montre Bérénice, fille d’Agrippa, roi de Judée, née l’an 28 de Jésus-Christ, comme une femme corrompue qui, après avoir épousé d’abord son oncle Hérode, roi de Chalcis, puis Polémon, roi de Cilicie, lequel s’était fait juif pour elle, fut répudiée par lui à cause des débordements auxquels elle se livrait. Titus, parvenu à l’empire à trente-neuf ans, jugea indispensable de s’en séparer : elle était alors âgée de cinquante-et-un ans. » C’est la dernière aventure d’une femme galante, le banal abandon de la vieille maîtresse par l’amant plus jeune et qui, à la veille de s’établir, juge le moment venu de faire situation nette. Mais cette version n’est pas celle qui a été adoptée dans l’Hérodienne et, au surplus, je ne le regrette pas.

Dans l’Hérodienne comme dans Bérénice, il s’agit de deux parfaits amants, ornés de toutes les vertus et dignes de toutes les sympathies, et obligés de sacrifier leur bel amour à la raison d’État. Alors, nous avons beau faire, les vers de l’ancienne Bérénice, — quelques-uns des plus passionnés qui soient dans notre langue,


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée...

Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice...


— chantent dans notre mémoire. Et cela nous gêne pour goûter les vers de la Bérénice, nouvelle manière.

Déjà notre grand Corneille avait éprouvé le danger d’un tel ressouvenir. On conteste aujourd’hui qu’Henriette d’Angleterre ait suggéré aux deux plus grands poètes tragiques de son temps un sujet où elle retrouvait quelques traits de l’histoire de son propre cœur, et qu’elle ait ainsi mis aux prises les deux illustres rivaux. Les légendes ont la vie dure et j’espère bien que celle-ci, qui est charmante, survivra à tous les efforts des érudits. Toujours est-il qu’une semaine après Bérénice, Corneille faisait représenter Tite et Bérénice. La pièce était encore très digne de « notre vieux Corneille, » et tels vers qu’on y relève, ceux par exemple de Domitie protestant qu’elle ne se pique pas


Du ridicule honneur de savoir bien aimer ;


ou ceux de Bérénice elle-même :


C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre,
Et je serais à vous si j’aimais comme une autre,


sont parmi les plus cornéliens qu’ait écrits Corneille. Mais pendant ces huit jours, l’opinion avait eu le temps de s’établir. Le succès d’estime fut pour Tite et Bérénice et le succès pour Bérénice. Quant à la postérité, elle a relégué Tite et Bérénice parmi les œuvres mortes, tant il est vrai que c’est toujours un jeu dangereux d’entrer en lutte avec un chef-d’œuvre ! Tite et Bérénice est une pièce ingénieuse et bien faite, quoique les rôles de Domitian et de Domitie y tiennent trop de place ; elle enferme de beaux vers et des morceaux charmants : tel ce couplet sur l’amour-propre et l’amour qui semble un écho poétique des Maximes de La Rochefoucauld... et il n’en est resté qu’une définition des deux galimatias, ! simple et le double, que Boileau appuyait d’un exemple emprunté précisément à cette tragédie !

« En ce temps aussi, le renom et bruict de Bérénice estait grand : elle s’en alla à Rome en la compagnie de son frère Agrippa, et elle eut pour sa maison et demeure le Palais, où Titus l’entretenait, et cuidait-on qu’il la dût épouser, car déjà elle se comportait comme son épouse et femme légitime ; mais Titus ayant senti le vent que les Romains étaient malcontens de telles choses, la renvoya en son pays : aussi murmurait-on fort à Rome de leur accointance. » Cet extrait de l’abrégé de Dion Cassius par Xiphilin, dont Corneille cite le texte latin en tête de Tite et Bérénice, est encore, semble-t-il, le thème qui a servi pour l’Hérodienne. Nous voyons, au premier acte de la pièce nouvelle, Bérénice paraissant en public aux côtés de Titus et installée par son impérial amant dans une dignité déjà presque souveraine. Cela fait scandale. Les Romains sont « malcontents. » Et je trouve qu’ils ont joliment raison ! Mais M. Albert du Bois leur donne tort. C’est là le sens et la portée de sa pièce.

L’Hérodienne pourrait s’appeler l’Etrangère : ce serait son vrai titre. La fille du roi de Judée, la ci-devant reine de Chalcis et de Cilicie, représente l’Orient et sa civilisation, le cosmopolitisme et sa déliquescence, tout ce qui, — comme M. G. Ferrero le montre dans ses belles études sur la Ruine de la Civilisation antique, — était en train de miner l’édifice séculaire de la grandeur romaine. En voulant chasser l’étrangère, Rome ne fait que se défendre et cherche à éliminer le poison dont elle est déjà infectée. Nos écrivains du dix-septième siècle, qui ne nous avaient pas attendus pour comprendre l’antiquité, l’avaient nettement vu. Leur Titus et même leur Bérénice ne songeaient pas à contester le droit de Rome et ne niaient pas qu’il fût supérieur au droit de leur passion. Ces amants fameux mettaient leur noblesse à sacrifier leur intérêt individuel à l’intérêt collectif d’une nationalité qui lutte et qui veut durer. lien est autrement dans l’Hérodienne, et c’en est la principale nouveauté. Chaque fois qu’un personnage, homme ou femme, soldat, tribun ou simple littérateur, plaide la cause romaine, il le fait en des termes tels, avec tant de raideur, tant de dureté et d’intransigeance, qu’on a l’impression d’un incurable et aveugle entêtement, d’une brutalité rétrograde et farouche. L’auteur ne pardonne pas au peuple romain, ce peuple méchant qui se défend quand on l’attaque. Et il salue en Bérénice l’Annonciatrice de la fraternité des peuples, en Titus le Seigneur de la paix.

Alors, l’histoire ramenant, comme on sait, à des siècles de distance, d’étranges analogies de situation, il s’est produit, l’autre soir, à la représentation, un phénomène assez singulier. M. Albert du Bois n’avait certes pas cherché cet effet et même n’avait pu le prévoir, puisque sa pièce était, paraît-il, écrite et reçue avant la guerre ; il ne pouvait deviner comment certaines tirades sonneraient dans l’atmosphère d’aujourd’hui. Elles y ont pris une sonorité déplorable. La pièce, qui met en présence l’idée de paix universelle et celle de guerre nationale, semble faite pour maudire celle-ci et exalter celle-là. Or, nous venons de les voir l’une et l’autre à l’œuvre. Aussi n’est-ce pas sans un certain malaise que nous avons entendu de violentes tirades contre la guerre, — qui nous a sauvés, et de douces hymnes en faveur de l’humanitarisme, — qui a failli nous faire passer sous le joug allemand. Je ne saurais dire à quel point cela m’a paru fâcheux.

Le second acte, qui a pour décor le temple de Janus, est rempli par des mouvements de foule. Si Bérénice parvient à traverser la foule sans être inquiétée, la preuve est faite et elle peut, sans danger, devenir impératrice. Si elle est huée et menacée, c’est la preuve contraire. La facilité avec laquelle se font les premiers pas de la reine à travers une foule étonnée de son audace, ravit Titus déjà tout plein d’espoir. Mais bientôt les murmures commencent, d’abord sourds et rasant la terre, et puis s’enflant et grandissant, et, sans cesse rinforzando, se déchaînent en tempête. A partir de ce moment, c’est un va et vient, une galopade, un flux et un reflux de groupes et de masses. La scène est en proie aux figurants... On connaît cette dramaturgie, qui remplace la psychologie par la figuration, hélas !

Le troisième acte est tout entier consacré aux adieux de Titus et de Bérénice. C’est l’acte de Bérénice. Mme Bartet y a été admirable, comme à son habitude, et à sa manière, qui n’appartient qu’à elle. Le public lui a fait une ovation. Je voudrais dire à la grande artiste tout ce que le public a mis dans cette ovation, et l’ardente requête que nous la prions d’y entendre.

On a annoncé que ce rôle était la dernière création de Mme Bartet et que l’inimitable interprète de Sophocle, de Racine et de Victor Hugo quitterait prochainement la Comédie-Française. Or, nous avons pu constater l’autre soir, ce dont au surplus nous ne doutions pas, que son beau talent n’a subi aucune atteinte et qu’il a gardé toute sa pureté intacte, sans défaillance et sans altération d’aucune sorte. C’est la même perfection, la même intelligence et la même pénétration qui va jusqu’à l’âme d’un rôle, la même harmonie de la voix, de l’attitude, de la physionomie et du geste. Et puis cette diction merveilleuse, ce sentiment du rythme et de la cadence, des valeurs et des nuances, cet art de dire le vers, art délicat et profond, art qui s’en va et dont, à peu près seule aujourd’hui, depuis la retraite de Mme Sarah Bernhardt, Mme Bartet maintient la tradition !

Le départ de Mme Bartet créerait à la Comédie-Française un vide que, dans l’état actuel de la troupe, il serait impossible de combler. On y jouerait encore, sans trop de peine, les pièces modernes. Mais Antigone et Andromaque, Bérénice et Dona Sol y seraient sans voix. Pourquoi donc la grande artiste s’obstinerait-elle à quitter, en pleine possession de son talent, une scène qui a besoin d’elle ? Certes nous comprenons ses scrupules, et ils lui font le plus grand honneur. Elle ne veut pas risquer d’être de celles qui se survivent à elles-mêmes. D’autres se sont attardées ; elle, au contraire, devance l’heure... A nous de ne pas la laisser faire. Il y a, à la Comédie-Française, un administrateur, mieux placé que personne pour apprécier les services que rend l’exquise doyenne : avec une autorité toute particulière, il fera valoir les droits de la grande maison. Il y a les sociétaires pour qui c’est un honneur de jouer aux côtés d’une telle protagoniste : ils l’arrêteront au passage. Il y a la critique, soucieuse de conserverie plus longtemps qu’il se pourra, une telle interprète à nos maîtres classiques. Il y a tous les lettrés dont l’unanime suffrage n’a jamais manqué à Mme Bartet et qui lui adressent leur vœu unanime. Ils n’admettront pas, nous n’admettrons pas qu’il puisse être question d’ « adieux » de Mme Bartet. Si elle a donné sa démission, eh bien ! le public la refuse : qu’elle la reprenne !

Voici mon dernier argument : il est, à lui seul, plus fort que tous les autres. Au lendemain de la guerre où nous avons lutté pour notre culture nationale, il importe que tous, — les aînés qui ont combattu pour l’intégrité de notre patrimoine littéraire, les jeunes gens qui veulent s’initier à la beauté de notre poésie, les étrangers qui viennent à Paris et y viendront de plus en plus, — entendent la musique du vers français divinement soupirée. Alors nous serions impardonnables de laisser partir celle qui est toujours la divine.


RENÉ DOUMIC.