Revue dramatique - 14 janvier 1911

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REVUE DRAMATIQUE.




GYMNASE : La Fugitive, comédie en quatre actes par M. André Picard. — THEATRE SARAH-BERNHARDT : Les noces de Panurge, cinq actes par MM. Adenis. — VAUDEVILLE : Montmartre, quatre actes, par M. Pierre Frondaie. — Reprise de la Famille Benoiton, de Victorien Sardou. — ODEON : Les Affranchis, pièce en trois actes de Mlle Marie Lenéru.


Les théâtres ont coutume, dès que se font sentir les premières approches du Jour de l’an, de monter des pièces destinées à doubler le cap des fêtes. Ces pièces ont comme les autres de longs entr’actes coupés de petits actes courts ; elles mêlent le rire aux larmes ; et les places y coûtent très cher. La seule particularité qui les distingue est qu’elles doivent quitter l’affiche aux environs du 15 janvier. Mais le théâtre est le domaine de l’imprévu. Et il arrive que les pièces de Jour de l’an, parties pour une heureuse carrière, dépassent sensiblement la date fatidique.

La Fugitive de M. André Picard est une pièce très agréable qui n’eût pas manqué jadis de s’appeler l’École des mères. Une mère n’est jamais au bout de son devoir, et quand elle a commencé de se sacrifier pour ses enfans, elle n’a qu’une chose à faire, c’est de continuer. Telle est l’idée très simple et, je crois, indiscutable que l’auteur a portée à la scène. Son mérite est d’avoir donné une forme brillante, vivante et souvent gaie à ce précepte d’une morale austère. Mme Journand a quarante-deux ans ; elle est veuve ; elle n’a pas eu à se plaindre de son mari, mais plutôt de la vie ; elle a mené une de ces existences laborieuses, encombrées de soucis positifs, où tout est pour le souci des affaires, rien pour la joie de vivre. Maintenant que ses filles sont mariées, et qu’elle est libre, elle veut se rattraper, prendre sa revanche. Elle a trouvé pour partenaire un archéologue sentimental, Georges Mariaud, qui, lui, est marié, et mal marié, avec une méchante femme qui refuse le divorce, en sorte qu’il est réduit aux consolations illégitimes. C’est le roman de la femme de quarante ans. Les deux tourtereaux vont s’offrir un petit voyage en Égypte : ils feront partie d’une croisière. Ce projet de voyage fait jaser. Le gendre de Mme Journand, Léon, un notaire, s’il vous plaît, a été délégué auprès de la bonne dame pour lui faire entendre quelques représentations. Dans le théâtre de nos pères, elle eût probablement invoqué les circonstances atténuantes et essayé d’apitoyer son juge. Mais les temps sont passés de l’adultère honteux et larmoyant. La morale nouvelle est fondée sur le droit au bonheur. Ce droit est généralement réclamé par de jeunes femmes avides de se mal conduire ou par des demoiselles pressées de connaître les réalités de l’amour. L’idée de mettre la théorie dans la bouche d’une matrone est des plus ingénieuses. Cette presque grand’mère tient exactement les mêmes bonimens individualistes et norvégiens que débitent les petites détraquées qui ont lu de mauvais livres. Le contraste entre la maturité de la dame et la jeunesse de ses propos est, par lui-même, d’un effet de comique excellent. C’est une dérision des doctrines à la mode, et dont l’auteur a trouvé précisément la traduction scénique. C’est de bonne critique et de bon théâtre. Vertu, réputation, famille, la grosse Journand jette tout et le reste par-dessus les moulins, et elle s’embarque pour Cythère en Égypte.

Elle en revient au bout de six mois, toute frissonnante encore de plaisir, avec des étiremens de chatte amoureuse : la réalité a passé ses espérances. Hélas ! Va-t-il falloir s’éveiller de cette torpeur voluptueuse ? Mme Journand apprend que le ménage de sa fille Antoinette et de son gendre Léon, le notaire, ne va pas. Antoinette s’ennuie auprès du parfait notaire. Elle a beaucoup plus de plaisir dans la conversation du jeune Denver. Il est grand temps de mettre le holà ! Mme Journand, à la requête de son gendre, promet d’intervenir ; elle promet mollement et comme à regret. Dans l’état de sensibilité, disons mieux, de sensualité qui est présentement le sien, toute sa sympathie va vers les amoureux, vers les jeunes. Et puis, de s’occuper du ménage de sa fille, cela va lui prendre bien du temps, gêner ses rendez-vous, contrarier ses affaires de cœur. Elle est encore presque uniquement amante, et mère si peu que rien.

Toutefois l’évolution est commencée. Nous allons la voir, au troisième acte, s’accentuer et s’accélérer devant l’imminence du péril. Car le désaccord est profond dans le ménage de ses enfans ; et une mère s’en serait aussitôt aperçue, si elle n’avait eu elle-même sur les yeux le bandeau de l’amour. Léon souffre cruellement ; c’est un timide, à qui la gravité professionnelle prête en outre des airs de raideur et de froideur. Mais c’est un passionné. Mme Journand, avec cette divination qu’elle a maintenant des choses de l’amour, ne peut s’y tromper. Cette découverte va contribuer à son revirement. Notez qu’Antoinette est sur le point de fuir, — une « fugitive » elle aussi, — avec le petit Denver, tout en sachant que ce drôle est un vulgaire escroc et que ce voleur de femme est un voleur d’argent. La situation est des plus graves ; et sur qui en retombe une forte part de responsabilité, sinon sur Mme Journand elle-même, sur la mère oublieuse de son devoir et donneuse de mauvais exemple ? Devant son gendre, elle essaie de se défendre : « Une vie ne peut pas être tout entière de sacrifices. On peut être à la fois femme et mère… » Mais que répondre quand c’est sa fille elle-même qui l’accuse : « Antoinette : Quand je t’ai vue arriver ici il y a dix jours, sais-tu que mon cœur s’est serré et oppressé, comme de… comme d’envie… oui, je l’avoue, comme d’une jalousie ? En t’embrassant, j’ai goûté sur ta peau l’odeur des pays d’où tu venais. Je t’ai trouvée ravissante et riante avec un visage clair. Et je me suis sentie vieille auprès de toi. — Mme Journand : Oh ! Antoinette… Ma petite fille ! — Antoinette : Car la jeunesse, c’est d’être heureux, c’est d’aimer… Je ne veux pas être vieille encore ! Je veux connaître le bonheur que tu as connu, que tu connais, qui te transfigure, qui te rend jolie et bonne, qui t’a fait ouvrir si largement à ta petite fille un cœur qu’elle s’était cru fermé ; Mère, c’est parce que je t’ai vue ainsi, que je n’ai plus su me résigner. » C’est ici toute l’idée de la pièce, c’en est la morale et la leçon ; c’est le point culminant du drame, le tournant de cette histoire de famille.

Au quatrième acte, nous apprenons avec plaisir que tout s’est heureusement terminé. Antoinette est réconciliée avec son mari. De cette réconciliation va naître un enfant, ce qui est encore la meilleure thérapeutique qu’on ait trouvée contre le vague à l’âme. Mme Journand a renvoyé le Don Juan de l’archéologie à ses momies. Elle renonce à des distractions qui ne sont plus de saison ; elle cesse d’être amante pour se consacrer exclusivement à ses devoirs de mère et bientôt de grand’mère.

M. André Picard a dessiné avec une réelle sûreté de main cette évolution psychologique dont chaque acte nous présente une phase. Le cas, tel qu’il l’a choisi, ne laisse guère de place à l’hésitation. Mais on pourrait imaginer d’autres « espèces. » Ce seraient autant d’épisodes de la lutte engagée par l’individu contre la famille et qui est un des plus puissans agens de notre démoralisation. L’auteur de la Fugitive ne pouvait et ne devait qu’effleurer la question dans cette comédie légère qui côtoie sans cesse le vaudeville, comme il convenait, l’héroïne en étant une quadragénaire romanesque. Cette pièce est un excellent spécimen du théâtre de genre.

La Fugitive est jouée à ravir par Mme J. Cheirel, parfaite de rondeur, de bonne humeur et de finesse dans le rôle de la grosse dame amoureuse. Mme Yvonne de Bray qui lui donne la réplique dans le rôle d’Antoinette, dessine, en contraste et très spirituellement, une silhouette de petite femme nerveuse et sèche. M. Claude Garry a eu des passages de réelle émotion dans le rôle de l’officier ministériel qui a un cœur et qui souffre. M. Gaston Dubosc, l’archéologue, est la cordialité même, tout le long de la pièce, et M. C. Dechamps, le petit Dériver, a été charmant au second acte.


Les Noces de Panurge, qui attirent beaucoup de monde au théâtre Sarah-Bernhardt, tiennent à la littérature par ce nom de Panurge, le plus vivant, le plus humain, et le plus populaire des héros de Rabelais. Nous protons aujourd’hui, avec une libéralité sans limites, à l’auteur de Pantagruel, toutes sortes d’intentions dont nous sommes bien assurés qu’il ne les a jamais eues. C’est le privilège des grands écrivains : leur œuvre, à traverser les siècles, se charge d’élémens et comme d’alluvions que lui apportent à mesure les milieux successifs par où elle passe. Nous aimons surtout à voir dans chaque personnage un symbole. Si donc Gargantua ne pouvait manquer d’être un mythe solaire, Panurge devait symboliser le peuple de Paris, — quoique Tourangeau, — ou peut-être l’humanité tout entière. Plus simplement, c’est un de ces drôles, comme on en trouve tout le long de notre littérature, de la même lignée à laquelle appartiendront les Scapin du XVIIe siècle, les Gil Blas et les Figaro du XVIIIe. Fertile en expédiens, léger de scrupules, besogneux, bavard, hâbleur, lâche devant le danger et fanfaron une fois le danger passé, quelles que soient ses ressources d’ingéniosité, il ne s’élèvera jamais bien haut parce qu’il a des vices : il lui manque ce minimum d’honnêteté, ou de tenue, qui est nécessaire à qui veut faire carrière. Et pourtant, voleur, menteur, jouisseur, il plaît quand même, parce qu’il a de l’esprit et qu’il est gai.

Dans la pièce de MM. Adenis, nous assistons d’abord à la fameuse consultation : Panurge doit-il se marier ou ne pas se marier ? La rencontre qu’il fait d’une petite camarade d’enfance, devenue une belle jeune fille, Bachelette, nous donne à penser que tôt ou tard, et en dépit de tous les oracles, Panurge convolera. Cette Bachelette a pour parrain le seigneur de Basché qui, pareil à beaucoup de seigneurs de ce temps-là, ne s’entend pas à merveille avec la justice et les gens de loi que personnifie Chicanous. Le métier de Chicanous, huissier à verge, comme en plein théâtre de Molière, serait un mauvais métier et du plus piteux rendement, s’il n’y avait pas les coups, les coups que le débiteur traqué fait pleuvoir sur l’échine du pauvre diable, mais qu’il lui faut ensuite payer suivant un tarif minutieusement réglé. L’addition se monte parfois très haut. Pour complaire au seigneur de Basché, il faudrait donc trouver un moyen qui lui permît de passer sa mauvaise humeur sur Chicanous sans qu’il en coûtât rien à sa bourse. Or c’est la coutume, dans les noces tourangelles, qu’on s’y bourre de coups par manière de plaisanterie. Il n’est que de simuler une noce, où Panurge et Bachelette jouant le rôle de mariés recevront un semblant de bénédiction. Le hasard, ou plutôt une complication qu’il serait un peu long d’exposer, fait qu’on les bénit pour tout de bon, en sorte que les voilà bel et bien mariés. Panurge de désespoir se réfugie au couvent, où Bachelette trouve moyen de le rejoindre. Le sort en est jeté : Panurge entre en ménage. Et des deux époux ce n’est pas lui que je plains.

Ce scénario éminemment fantaisiste nous apporte, par instans, un écho du roman de Rabelais, un écho lointain, affaibli, vague et. à peine distinct. Quelques-uns dans la salle souhaiteraient peut-être à cette dilution un peu plus de saveur et de couleur. Mais c’est une infime minorité. Pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des Français, Rabelais est un nom et Panurge est une ombre. Le Panurge du théâtre Sarah-Bernhardt a en commun avec celui du XVIe siècle la gaieté. On ne lui en demande pas davantage. Ajoutez qu’il a trouvé en la personne de M. Galipaux un excellent interprète pétillant, gambadant, grimaçant et qui fait du personnage un ambigu de Panurge et de Polichinelle. La pièce est bien présentée dans de frais décors, avec une figuration nombreuse et des costumes pimpans. Il n’y manque qu’un peu de musique qui eût bien accompagné ce livret d’opéra-comique.


Il y a eu de tout temps une littérature de filles et de cabaret. Jadis la forme en était ignoble comme le fond, et nos grands-parens, qui aimaient à mettre en accord le mot et la chose, faisaient parler aux piliers de taverne et aux fleurs de bouge un langage assorti à leur condition. Nous avons changé tout cela, enseigné les bonnes manières aux personnes de mauvaises mœurs et mis le récit de leurs aventures à la portée des gens du monde. On n’a pas oublié le Ruisseau de M. Pierre Wolff, qui fut certainement en ce genre un chef-d’œuvre. Il y était proclamé que, pour faire un joli mariage et trouver une compagne vertueuse, mieux encore que dans les agences, il convient de l’aller chercher dans les restaurans de nuit. La pièce de M. Frondaie est une sorte de réponse attristée à ce plaidoyer ému. Émile Augier, dans le Mariage d’Olympe, avait trouvé cette forte expression : la nostalgie de la boue. Je dirais, si je ne craignais que cela eût l’air d’un jeu de mots, que M. Frondaie, dans Montmartre, a mis à la scène la « nostalgie de la butte. »

Cela se passe au Moulin-Rouge. Dans l’imagination un peu visionnaire de l’auteur, cet établissement prend les proportions et les allures de je ne sais quel monstre apocalyptique. Il s’en explique par la bouche d’un dessinateur génial, habitué de l’endroit et qui tient l’emploi du raisonneur. Cet artiste doublé d’un penseur a maintes fois rêvé d’une composition où l’on verrait les bras rouges du moulin entraîner dans leur mouvement giratoire des hommes tous brillans de jeunesse, de talent et même de génie, et les broyer comme une meule. C’est du symbolisme à la manière des Préfaces de Dumas fils ou des romans naturalistes de Zola. Il nous fait aujourd’hui l’effet de sonner un peu creux, et nous avons cessé d’être épouvantés par ce genre de catastrophes. Nous serions plutôt tentés de dire : tant pis pour les malheureux qui laissent leur santé dans la fête ! et nous ne croyons guère que l’art ni la littérature s’en soient jamais plus mal portés.

Un petit musicien, — qui deviendra grand, — Pierre Maréchal, a rencontré dans le personnel du cabaret montmartrois une fille, Marie-Claire, dont il s’est toqué et qui, de son côté, a pris un béguin pour lui. La jugeant tout à fait différente de ses compagnes, il projette de la tirer de ce déplorable milieu et de se mettre en ménage avec elle, en attendant que l’état de ses finances et les progrès de sa notoriété lui permettent de l’épouser par-devant le maire et le curé.

Maréchal s’est empressé de mettre à exécution ce beau projet : il n’est jamais trop tôt pour faire une sottise. Nous le retrouvons dans un modeste appartement de la rue de Lille où il poursuit ce double rêve : devenir un fameux compositeur et faire de Marie-Claire le modèle des épouses. Y a-t-il entre les deux termes de cette proposition une sorte d’incompatibilité ? À l’instant où Maréchal apprend que son opéra vient d’être reçu, et précisément pour fêter la bonne nouvelle, Marie-Claire est prise d’une folle envie d’aller faire un tour à Montmartre. Elle l’a dans le sang, ce Montmartre, et s’en exprime dans un style qui n’est pas sans prétention : « Moi ! je suis une sauvage. Mes vieux, pas ceux qui m’ont mis au monde, mais les autres, dans le temps qu’il n’y avait pas encore des chemins de fer, ils se baladaient sur la grande route dans une roulotte. Ils mangeaient des lieues tous les jours. Et puis, ils ont rencontré la Butte, tu sais bien, la vraie, la seule. Ça leur a plu. Ils sont restés. Depuis, la famille a habité dans des maisons, mais moi ça rêve toujours dans mes veines ce goût de la liberté, ce goût de Montmartre. Je suis la bohémienne de la place Blanche, mon pauvre petit, et, rien que d’en reparler, ça me rend folle. » Voilà un couplet joliment bien tourné, et nous ne nous serions jamais doutés que Marie-Claire fût une personne si littéraire. Ce lyrisme nous paraît d’ailleurs terriblement vieillot. Et il est pris ici à contresens. Car nous connaissons de longue date le boniment sur la Butte, la vraie, la seule. Il était fort plaisant, débité par le gentilhomme-cabaretier Salis. Mais retrouver sous forme sérieuse et même dramatique ce boniment « à la blague, » voilà ce qui nous confond.

Au troisième acte, nous voyons que Marie-Claire est richement entretenue par un financier qui lui a donné une villa à Ostende et un collier de perles de quatre cent mille francs. Mais Marie-Claire n’a pas plus de goût pour les somptuosités de la haute galanterie que pour les médiocrités d’une vie bourgeoise et honnête. Elle ne se plaît décidément que dans la basse noce. Telle est sa psychologie. Aussi a-t-elle, au quatrième acte, réintégré le Moulin-Rouge. Elle est plus usée, plus hideuse qu’au premier acte… Cela fait beaucoup de peine au célèbre compositeur Maréchal, et aussi à son ami, le dessinateur génial. Mais on ne dira jamais assez à quel point cela nous laisse indifférens. Je crois que le public est saturé de ce genre de littérature, et qu’il commence à en soupçonner la niaiserie.

Mlle Polaire, d’une remarquable nervosité à la fin du second acte, a été la principale attraction de cette pièce.


C’est une reprise de la Famille Benoiton qui, sur l’affiche du Vaudeville, succède à Montmartre. Je me réjouis qu’on ait choisi dans le répertoire de Sardou cette pièce qui m’a toujours paru en être le chef-d’œuvre. Je sais tout ce qu’on peut lui objecter : elle est un peu conçue à la manière d’une Revue dont Clotilde et Champrosé seraient la commère et le compère ; l’intrigue en est assez artificielle ; et l’optimisme du dénouement y est une concession au goût du public, où la logique ne trouve guère son compte. Mais ce que nous demandons surtout à une comédie de mœurs c’est une peinture des mœurs et de la société à une certaine date. Les deux premiers actes de la Famille Benoiton sont en ce sens une merveille. La touche est légère, mais l’observation est juste et pénétrante. Nous sommes particulièrement bien placés pour en juger aujourd’hui, après quarante-cinq ans, et alors que les filles des demoiselles Benoiton sont elles-mêmes grand’mères. C’est là, à mon avis, l’intérêt et le très vif attrait de cette reprise.

On ne manquera pas de dire : « cette satire des mœurs de nos grand’mamans fait sourire aujourd’hui. Cela a un air démodé et désuet comme les crinolines de la scène devant une salle d’entravées. Ces Benoiton et ces Formichel, c’était la société de l’âge d’or, comparée à la nôtre. Quelle n’était pas l’innocence de ce temps-là ! Sardou n’avait pas prévu le Paris du XXe siècle, etc., etc. » On ne manquera pas de le dire, parce que c’est le développement usité et de « style, » en pareil cas. Mais je le crois inexact. Entre les mœurs de 1865 et les nôtres, la différence est de degré, non de nature : celles-ci étaient en germe dans celles-là. Entre l’une et l’autre société le rapport est de parenté et de filiation. Le mouvement qui, depuis, s’est accéléré et précipité, était dès lors commencé. Et c’est le mérite de l’observateur d’en avoir discerné les signes et indiqué le sens. C’étaient des promesses : l’avenir les a tenues.

En notre année 1911 j’entends dire qu’un des problèmes les plus inquiétans, et d’autant plus inquiétant qu’on n’y aperçoit aucune solution, est celui de la « vie chère. » Non que les prix des diverses denrées, objets de consommation, pièces d’habillement, moyens de transport, aient augmenté. Le prix en aurait plutôt diminué. Ce qui s’est développé dans des proportions considérables, c’est le besoin de bien-être, c’est le goût du luxe ou de sa parodie. Écoutez Clotilde dire à Champrosé, en 1865 : « Il n’y a plus d’hommes assez riches pour prendre femme. — Parce que ? — Parce que l’aisance d’autrefois est la gêne d’aujourd’hui. Exemple : un employé de trois mille francs s’estimait jadis très heureux d’épouser trente mille francs de dol ; mais au prix croissant de toutes choses, et devant ce désir furieux de bien-être qui a gagné toutes les classes, qu’une fille lui apporte soixante mille francs de dot, il vous dira sagement que six mille francs de revenu sont la pauvreté, et, viennent les enfans, c’est la misère. » Clotilde n’aurait rien à changer aujourd’hui à ces déclarations pessimistes, sauf que les placemens de père de famille ne sont plus guère au taux de cinq pour cent. Si le problème de la vie chère inquiète les économistes, les moralistes, eux, s’alarment d’un autre phénomène qui semble de beaucoup plus de conséquence encore : c’est la disparition du foyer. Rappelez-vous la tirade fameuse : « Autrefois une femme se mariait pour avoir son chez elle, et gouverner ce petit royaume baptisé d’un nom charmant, presque ridicule aujourd’hui : le ménage. Elle ne sortait guère. D’abord, c’était moins facile ; mais en l’an de grâce 1865 où nous sommes, quelle est la fonction la plus ordinaire d’une maîtresse de maison ? C’est d’en être sortie. « Madame est sortie ! » Une Parisienne aujourd’hui va, vient, trotte de Trouville à Ems, de Bade à Étretat, aussi prestement que son aïeule de l’armoire au linge à l’armoire aux confitures. » Et ils n’avaient, en ce temps-là, ni l’automobile, ni le divorce…

L’éducation utilitaire, l’instruction de la bourgeoisie française ravalée au niveau des primaires, l’esprit de la nouvelle Sorbonne, toutes ces désastreuses marottes de l’heure présente, nous les trouvons déjà dans ces exhortations pratiques de Formichel père à Formichel fils : « Ce n’est pas tout ça, mon bonhomme : nous sommes sur terre pour faire fortune. Retrousse-moi ces manches-là et ne barbotons pas dans le latin et le grec qui ne se parlent plus… mais du calcul ! du calcul à mort ! Avec ça, un peu de géographie commerciale, quelques élémens de chimie, de géométrie, de mécanique… et même un peu d’histoire dans tes momens perdus… » Ce n’est pas si mal, pour un homme qui n’en faisait pas son métier, d’avoir en 1865 annoncé les programmes de 1902 !

Au surplus, le jeune Formichel a profité de cet utile enseignement et il applique, même en voyage, les principes qui lui ont été inculqués de bonne heure. C’est, lui qui, à cette question : « Et cette fameuse Venise ? » répond : « Oh ! une infection. De l’eau partout ! Pas d’habitans ! Aucun commerce !… Ils sont tellement en retard ! c’est à peine s’il y a du gaz ! Tant qu’on n’aura pas comblé le Grand Canal et flanqué deux rangées de trottoirs… avec des becs ! » Il fait déjà partie de cette « horde » que, chaque semaine, M. André Hallays nous montre enragée à détruire tout ce qu’il y a de vestiges du passé dans le monde, tout ce qui fait la noblesse et la beauté des villes d’histoire et des villes d’art. Et le mélange du demi-monde avec le monde, et les allures émancipées des petites bourgeoises parlant argot : « C’est la princesse des contes de fées : dès qu’elle ouvre la bouche, il tombe des grenouilles ; » tout cela est indiqué d’un trait qui, à l’époque, passa pour caricatural, mais dont nous constatons aujourd’hui l’exactitude, — cette exactitude qui est éminemment celle du peintre de mœurs, l’exactitude de demain. Ainsi le temps aura été, pour cette œuvre de Victorien Sardou un précieux collaborateur. De la comédie satirique et fantaisiste il a dégagé la comédie de mœurs.


Un jour Catulle Mendès rencontrant M. Fernand Gregh lui annonça d’un verbe ému : « Je viens de découvrir une femme de génie ! » « Ah ! » fit M. Fernand Gregh, sans s’étonner pour si peu, car il appartient à une génération où les femmes de génie sont devenues presque moins rares que les femmes. La pièce qui valut à Mlle Marie Lenéru l’enthousiasme de Catulle Mendès, les Affranchis, rappelle, sans en avoir les grands mérites de forme, le théâtre de M. François de Curel. Elle est bien conduite, assez touchante, et fort claire.

Philippe Alquier est le professeur de philosophie à la mode. On a fait du bruit à son cours : il a toutes les chances. À quarante-cinq ans, il a encore l’air très jeune et il l’est en effet : c’est qu’il a beaucoup travaillé et ne s’est pas du tout amusé : l’un et l’autre sont d’une excellente hygiène. Marié depuis treize ans, il a été et il continue d’être un mari irréprochable. Non qu’il ne soit très sollicité. Sa dactylographe, qui est une belle fille, s’offre à lui avec une superbe impudeur : il la repousse dédaigneusement. Sur ces entrefaites, la supérieure des Cisterciennes, dont l’ordre vient d’être dispersé, et qui est la belle-sœur de Philippe Alquier, se réfugie chez lui. Elle amène avec elle une novice, Mlle Hélène Schlumberger. Entre le professeur athée et la novice défroquée, s’établit bientôt une intimité, oh ! tout intellectuelle, mais très étroite. Hélène et Philippe travaillent à la même table, lisent les mêmes livres. Il n’y a pas à s’y tromper : c’est l’amour sans la faute, mais quand même l’amour. La femme de Philippe en souffre profondément et s’en plaint en des termes dont il est impossible de ne pas admirer la réserve et l’émouvante simplicité : « Que puis-je te dire ? Jusqu’à ces derniers mois, j’ai connu une telle paix ! Assurée d’avoir mené la vie d’une femme heureuse, je me préparais à vieillir, à mourir doucement. C’était une chose étrange, un peu ridicule, dont je m’enorgueillissais : on ne connaissait pas un écart dans la vie de Philippe Alquier. On disait : C’est un chaste, l’intelligence lui suffit… » Il va sans dire que Philippe répond par de la colère et par de l’ironie aux justes représentations de sa brave femme de femme. Mais, quelques instans après, nous l’entendons avouer à un ami : « Demain je serai l’amant d’une jeune fille et j’aurai quitté femme, enfans et métier. » Il propose d’abord à Hélène de l’épouser après avoir divorcé ; mais il fait la proposition mollement : ce divorce, le bouleversement qu’il amènerait dans son existence paisible et fêtée, tout cela ne l’enchante guère. L’arrangement le plus pratique serait qu’il devînt l’amant de la belle Hélène Schlumberger : mais le pratique de cet arrangement répugne à la jeune fille, qui prend le parti de rentrer au couvent.

Voilà de bonne tragédie bourgeoise. C’est l’histoire, assez subtilement analysée, de la chute chez un intellectuel. L’homme de culture raffinée peut être choqué plutôt que tenté par l’offre trop cynique d’une jouissance vulgaire. C’est ici le corps qui parle au corps ; il faut, pour lui, que la tentation parle à son esprit. Une liaison, pour qu’il s’y engage, devra commencer par être intellectuelle ; après quoi, tout le reste suivra. Donc que les femmes soucieuses de la paix de leur foyer écartent de leur mari ces intimités intellectuelles, irréprochables dans les débuts, mais qui ont coutume de mal finir ! Quant aux religieuses, c’est un crime de les renvoyer au monde : elles n’ont rien à y faire…

On me dira : « Cette pièce ne doit être ni si simple, ni si claire, ni, permettez-moi de vous le faire remarquer, si banale. Elle n’aurait provoqué ni tant d’éloges, ni tant de commentaires. Vous devez en oublier. Vous avez passé sous silence d’importantes tirades. Le héros n’est-il pas un philosophe, dégagé de la vieille morale, « affranchi » des formules traditionnelles, mais qui fait la distinction entre l’ordre de la connaissance et celui de l’action, entre la raison pure et la raison pratique ? Le problème agité dans les Affranchis n’est-il pas celui de savoir si la façon dont on pense n’a aucune influence sur la façon dont on agit ? Problème débattu dans les traités de morale, mais qui n’avait pas encore été porté à la scène. Et si Philippe, ce surhomme, a pour partenaire une religieuse plutôt qu’une mondaine, une femme de lettres ou une mathématicienne, il doit y avoir à ce choix une raison. Ce drame abonde en développemens philosophiques qui ne sont pas tous d’une parfaite limpidité… » L’objection est fondée et je devais la signaler. Je me borne toutefois à répondre qu’il s’agit ici de théâtre et non de philosophie ; on s’est d’ailleurs plu à exagérer l’obscurité de ces morceaux ; ils sentent un peu trop l’école, mais la preuve qu’ils ne doivent pas être si difficiles à comprendre, c’est qu’ils sont les plus goûtés de l’œuvre et par des personnes qui d’ordinaire fréquentent peu dans les livres de philosophie.


RENE DOUMIC.